III. LES DIFFICULTÉS JURIDIQUES SOULEVÉES PAR LA CRÉATION D'UN DÉLIT DE CONTESTATION DES GÉNOCIDES RECONNUS PAR LA LOI

Rappelant que la loi n°2001-70 du 29 janvier 2001 a instauré la reconnaissance officielle par la France du génocide arménien de 1915 et la loi n°2001-434 du 21 mai 2001, celle de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité, l'exposé des motifs de la proposition de loi considère que « si cette reconnaissance a une portée symbolique évidente, actuellement seule la contestation du génocide juif perpétré durant la seconde guerre mondiale constitue un délit, de sorte que les victimes rescapées de crimes contre l'humanité se trouvent inégalement protégées ».

Présentée initialement comme une transposition partielle de la décision-cadre 2008/913/JAI du Conseil du 28 novembre 2008 sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal, la proposition de loi a été modifiée par la commission des lois de l'Assemblée nationale.

Son article 1 er propose désormais de punir d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende les personnes qui ont contesté ou minimisé de façon outrancière, par un des moyens énoncés à l'article 23 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse 15 ( * ) , l'existence d'un ou plusieurs crimes de génocide défini à l'article 211-1 du code pénal et reconnus comme tels par la loi française. Le tribunal pourrait, en outre, ordonner l'affichage ou la diffusion de la décision de condamnation.

Son article 2 permettrait à toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits, qui se propose, par ses statuts, de défendre les intérêts moraux et l'honneur des victimes de génocide, de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité ou de crimes ou délits de collaboration avec l'ennemi, d'exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne la nouvelle infraction créée par l'article 1 er .

Sans méconnaître les différentes appréciations qui ont été portées sur cette proposition de loi, votre commission des lois considère, après nouvelle réflexion, que celle-ci encourt un fort risque d'être en contradiction avec plusieurs principes protégés par notre Constitution - en particulier les principes constitutionnels de légalité des délits et des peines, de liberté d'opinion et d'expression et de liberté de la recherche. Ce fort risque ne doit être ni méconnu, ni négligé.

A. UN RISQUE RÉEL D'ATTEINTE À PLUSIEURS PRINCIPES FONDAMENTAUX RECONNUS PAR NOTRE CONSTITUTION

1. Un risque de contrariété au principe de la légalité des délits et des peines

Bien qu'elle s'en inspire, la présente proposition de loi diffère très sensiblement du dispositif retenu à l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 s'agissant de la pénalisation de la contestation de la Shoah.

Cet article dispose que « seront punis [d'un an d'emprisonnement et de 45.000 euros d'amende] ceux qui auront contesté, par un des moyens énoncés à l'article 23 , l'existence d'un ou plusieurs crimes contre l'humanité tels qu'ils sont définis par l'article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d'une organisation déclarée criminelle en application de l'article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale ».

Ainsi le dispositif de la « loi Gayssot » est-il adossé à des faits reconnus par une convention internationale ou par une juridiction nationale ou internationale au terme de débats contradictoires.

Notre ancien collègue Charles Lederman, rapporteur de cette loi pour votre commission, ne s'y était pas trompé : « exiger que soient considérés comme établis des actes qui ont fait l'objet, après poursuites, discussions et examen contradictoire, de condamnations intervenues dans le cadre, les conditions et circonstances prévues par la présente loi, ce n'est pas instituer une vérité officielle, c'est-à-dire décrétée par l'Etat, mais attacher aux décisions rendues l'autorité qui s'attache habituellement aux décisions de justice » 16 ( * ) .

Dans un arrêt du 7 mai 2010, la Cour de cassation a ainsi estimé que la question de la contrariété de l'article 24 bis de la loi de 1881 précitée aux principes constitutionnels de la légalité des délits et des peines et de la liberté d'opinion et d'expression « ne présentait pas un caractère sérieux dans la mesure où l'incrimination critiquée se réfère à des textes régulièrement introduits en droit interne, définissant de façon claire et précise l'infraction [...] dont la répression, dès lors, ne porte pas atteinte aux principes constitutionnels de liberté d'expression et d'opinion ».

La situation est très différente s'agissant du génocide arménien de 1915, perpétré antérieurement à l'adoption de la convention du 9 décembre 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide et dont les auteurs n'ont jamais été jugés, ni par une juridiction internationale, ni par une juridiction française.

De ce fait, sur un plan strictement juridique, il n'existe pas de définition précise, attestée par un texte de droit international ou par des décisions de justice revêtues de l'autorité de la chose jugée, des actes constituant ce génocide et des personnes responsables de son déclenchement.

Cette difficulté pourrait également valoir pour d'autres génocides que le législateur souhaiterait qualifier comme tels par la loi. Lors des débats à l'Assemblée nationale, a notamment été déposé un amendement tendant à la reconnaissance officielle, par la République française, du génocide vendéen de 1793-1794 17 ( * ) . Plusieurs propositions de loi ont par ailleurs été déposées au cours des années récentes au Sénat ou à l'Assemblée nationale tendant à reconnaître, par la loi, l'existence du génocide tzigane pendant la seconde guerre mondiale 18 ( * ) ou encore celle du génocide ukrainien de 1932-1933 19 ( * ) .

Votre commission souligne également l'imprécision des termes retenus par la proposition de loi : le fait de « contester ou de minimiser de façon outrancière » l'existence d'un génocide est plus large que sa seule négation et peut porter sur l'ampleur, les méthodes, les lieux, le champ temporel du génocide, sans forcément nier, au terme de l'analyse et de manière générale, qu'il y en ait eu un 20 ( * ) . Ces termes seraient susceptibles de soulever de réelles difficultés d'appréciation s'agissant de la contestation ou de la minimisation d'évènements historiques sur lesquels les historiens poursuivent leurs travaux.

Au total, le champ de l'infraction créée par l'article 1 er de la proposition de loi paraît présenter, aux yeux de votre commission, un risque sérieux de contrariété au principe de la légalité des délits et des peines . Rappelons que le Conseil constitutionnel considère que ce principe est respecté dès lors que l'infraction est définie « dans des conditions qui permettent au juge, auquel le principe de légalité impose d'interpréter strictement la loi pénale, de se prononcer sans que son appréciation puisse encourir la critique d'arbitraire » 21 ( * ) .

2. Un risque de contrariété au principe de liberté d'opinion et d'expression

Corrélativement, la création d'une incrimination de contestation ou de minimisation de l'existence d'un génocide reconnu par la loi paraît également contraire au principe de liberté d'opinion et d'expression, protégé par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen 22 ( * ) ainsi que par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme 23 ( * ) .

Certes, cette liberté n'est pas absolue et elle admet des restrictions, destinées à protéger des droits et libertés également reconnus par la loi - l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme vise notamment la protection de la sécurité publique, la prévention des infractions, la protection de la santé ou de la morale, ou encore le respect de la vie privée. Encore faut-il que ces restrictions soient proportionnées au regard des objectifs poursuivis.

La Cour européenne des droits de l'homme considère en particulier que « sous réserve du paragraphe 2 de l'article 10 (art. 10-2), [la liberté d'expression] vaut non seulement pour les "informations" ou "idées" accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de "société démocratique". Il en découle notamment que toute "formalité", "condition", "restriction" ou "sanction" imposée en la matière doit être proportionnée au but légitime poursuivi » (CEDH, 7 décembre 1976, affaire Handyside c. Royaume-Uni ).

Ainsi, si la « loi Gayssot » paraît compatible avec le principe de liberté d'opinion et d'expression, c'est notamment parce qu'elle tend à prévenir - aujourd'hui - la résurgence d'un discours antisémite. Dans une décision Garaudy du 24 juin 2003, la Cour européenne des droits de l'homme a ainsi considéré que « la contestation des crimes contre l'humanité apparaît comme l'une des formes les plus aiguës de diffamation raciale envers les Juifs et d'incitation à la haine à leur égard. La négation ou la révision de faits historiques de ce type remettent en cause les valeurs qui fondent la lutte contre le racisme et l'antisémitisme et sont de nature à troubler gravement l'ordre public » 24 ( * ) .

En l'espèce, aucun discours de nature comparable à l'antisémitisme ne paraît viser aujourd'hui, en France et de façon massive, nos compatriotes d'origine arménienne : de ce fait, la création d'une incrimination spécifique de contestation ou de minimisation de l'existence du génocide de 1915 paraît excéder les restrictions communément admises pour justifier une atteinte à la liberté d'expression.

Votre commission observe d'ailleurs que si différents pays ont adopté une législation tendant à réprimer pénalement la négation de la Shoah (Allemagne, Autriche, Belgique), aucun Etat - pas même l'Arménie - n'a à ce jour rendu la contestation de l'existence du génocide arménien de 1915 passible de poursuites pénales.

3. Un risque d'atteinte à la liberté de la recherche

Le principe de liberté de la recherche scientifique découle, d'une part, des principes de liberté d'opinion et d'expression rappelés ci-dessous, et, d'autre part, du principe d'indépendance des professeurs de l'enseignement supérieur, que le Conseil constitutionnel regarde comme un principe fondamental reconnu par les lois de la République depuis sa décision n° 83-165 DC du 20 janvier 1984. Selon les termes de cette dernière, « par leur nature même, les fonctions d'enseignement et de recherche non seulement permettent mais demandent, dans l'intérêt même du service, que la libre expression et l'indépendance des personnels soient garanties par les dispositions qui leur sont applicables ».

Or la création d'un délit de contestation ou de minimisation d'évènements historiques qualifiés de génocide par la loi ferait peser un risque certain sur les travaux scientifiques que des historiens seraient amenés à conduire de bonne foi, dès lors que leurs conclusions, fondées sur l'étude de sources historiques, pourraient être regardées comme contestant ou minimisant ces évènements tragiques.


* 15 C'est-à-dire « par des discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics, [...] par des écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l'écrit, de la parole ou de l'image vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, [...] par des placards ou des affiches exposés au regard du public, [ou] par tout moyen de communication au public par voie électronique ».

* 16 Rapport n°337 (1989-1990) fait au nom de la commission des lois du Sénat par M. Charles Lederman, 31 mai 1990.

* 17 Amendement n°4 présenté par M. Remiller. L'amendement a été retiré en séance. Voir le compte-rendu intégral des débats du 22 décembre 2011 à l'Assemblée nationale.

* 18 Voir notamment la proposition de loi n°337 (2007-2008) de notre ancien collègue Robert Bret.

* 19 Proposition de loi n° 254 déposée à l'Assemblée nationale par M. Christian Vanneste.

* 20 Ce problème avait notamment été relevé par plusieurs membres du Comité des droits de l'homme des Nations Unies dans l'affaire Faurisson c. France.

* 21 CC, décision n°96-377 DC du 16 juillet 1996, rendue à propos de la loi du 22 juillet 1996 sur le terrorisme.

* 22 « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi ».

* 23 L'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme stipule que « toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. [...] L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire ».

* 24 Le Conseil constitutionnel ne s'est pour sa part jamais prononcé, à ce jour, sur la conformité de la « loi Gayssot » à la Constitution, faute pour la Cour de cassation d'avoir accepté en mai 2010 de lui transmettre une question prioritaire de constitutionnalité sur ce sujet.

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