C. UN RISQUE DE REMISE EN CAUSE DE LA LOI DU 29 JANVIER 2001 RELATIVE À LA RECONNAISSANCE DU GÉNOCIDE ARMÉNIEN DE 1915

Si elle est adoptée par le Parlement, la présente proposition de loi sera très probablement soumise à l'examen du Conseil constitutionnel, soit avant sa promulgation dans les conditions prévues à l'article 61 de la Constitution, soit dans le cadre d'une question prioritaire de constitutionnalité.

Comme l'avait rappelé notre ancien collègue Robert Badinter lors de l'examen au Sénat en mai dernier de la proposition de loi de notre ancien collègue Serge Lagauche, le Conseil constitutionnel a la faculté, lorsqu'il examine la constitutionnalité d'une loi, d'examiner la constitutionnalité de la loi dans laquelle elle s'enracine.

Or la constitutionnalité de la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 est douteuse, comme l'a démontré le doyen Georges Vedel dans un article publié en 2005 dans les mélanges consacrés à la mémoire du professeur François Luchaire. Celui-ci y soulignait notamment que « le principe de séparation des pouvoirs législatif et judiciaire consacré tant par la Déclaration de 1789 que comme principe fondamental reconnu par les lois de la République met (outre le bon sens) un obstacle infranchissable à ce que le législateur se prononce sur la vérité ou la fausseté de tels ou tels faits, sur leur qualification dans une espèce concrète et sur une condamnation même limitée à une flétrissure » 25 ( * ) .

Cette question ne manquerait pas d'être évoquée lors de l'examen de la constitutionnalité de l'incrimination pénale créée par la présente proposition de loi : à cet égard, une déclaration d'inconstitutionnalité de la loi du 29 janvier 2001 constituerait sans nul doute un recul douloureux pour les rescapés de 1915 et pourrait être regardée comme une victoire par les négationnistes - ce que votre commission ne saurait accepter.

D. L'EXISTENCE DE VOIES DE DROIT PLUS OPPORTUNES

Si, en l'état du droit, seule la négation de la Shoah est susceptible de donner lieu à des poursuites pénales, sur le fondement de l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, les rescapés d'autres génocides ne sont pas pour autant dépourvus de toute voie de recours contre les propos négationnistes.

Rappelons tout d'abord que la loi du 29 juillet 1881 réprime la diffamation et l'injure raciale ou religieuse, ainsi que la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée (articles 24, 32 et 33 de la loi du 29 juillet 1881).

L'apologie des génocides et autres crimes contre l'humanité est également susceptible d'être réprimée pénalement, sur le fondement de l'article 24, alinéa 5, de la loi du 29 juillet 1881 précitée.

Par ailleurs, si la contestation des génocides autres que la Shoah ne peut donner lieu, en l'état du droit, à une action au pénal, la jurisprudence estime que de tels faits sont par conséquent susceptibles de donner lieu à une action au civil, sur le fondement de la responsabilité de droit commun édictée par l'article 1382 du code civil .

C'est sur ce fondement qu'un historien a été condamné en 1995 par le TGI de Paris à un franc de dommages et intérêts. Dans son jugement, le tribunal énonce que si l'historien « était en droit de contester la valeur et la portée de telles affirmations, [...] il ne pouvait en tout cas passer sous silence des éléments d'appréciation convergents, retenus notamment par des organismes internationaux et révélant que [...] la thèse de l'existence d'un plan visant à l'extermination du peuple arménien n'est pas uniquement défendue par celui-ci. [...] Même s'il n'est nullement établi qu'il ait poursuivi un but étranger à sa mission d'historien, et s'il n'est pas contestable qu'il puisse soutenir sur cette question une opinion différente de celles des associations demanderesses, il demeure que c'est en occultant les éléments contraires à sa thèse, que le défendeur a pu affirmer qu'il n'y avait pas de « preuve sérieuse » du génocide arménien ; qu'il a ainsi manqué à ses devoirs d'objectivité et de prudence, en s'exprimant sans nuance, sur un sujet aussi sensible ; que ses propos, susceptibles de raviver injustement la douleur de la communauté arménienne, sont fautifs et justifient une indemnisation » 26 ( * ) .

Des voies de recours existent ainsi contre les personnes qui contesteraient ou minimiseraient de façon outrancière, d'une manière qui porterait atteinte à la dignité des victimes, l'existence de génocides et autres crimes contre l'humanité.

*

* *

Pour l'ensemble des motifs qui viennent d'être évoqués, votre commission des lois propose, comme l'an passé sur la proposition de loi de notre ancien collègue Serge Lagauche, d'opposer à la présente proposition de loi une motion d'irrecevabilité , conformément aux dispositions de l'article 44 du Règlement du Sénat.


* 25 « François Luchaire : un républicain au service de la République », Publications de la Sorbonne, page 47.

* 26 TGI de Paris, 21 juin 1995.

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