B. UN DÉBAT RÉCURRENT AU SÉNAT SUR LA QUALITÉ ET L'UTILITÉ DES ÉTUDES D'IMPACT

Si l'opportunité de prévoir l'élaboration par le Gouvernement d'études d'impact sur ses propres projets de loi avait suscité des réserves en 2008, la pratique suivie en la matière depuis 2009 donne lieu à de fréquentes critiques. À plusieurs reprises, votre commission a d'ailleurs été saisie de propositions de loi organique visant à réformer le dispositif des études d'impact.

1. Des réserves fondamentales persistantes sur le régime des études d'impact

Selon votre rapporteur, le dispositif des études d'impact soulève une question fondamentale, car il repose implicitement sur l'idée d'une évaluation neutre, technique et objective de l'impact d'une loi, alors que l'initiative d'une loi est d'abord un acte politique par excellence et que l'on peut considérer que l'impact d'un projet de loi est précisément l'objet du débat parlementaire. La nécessité de légiférer ne peut pas être dictée de façon systématique par des arguments techniques, sauf à priver le débat politique et parlementaire de toute utilité, au motif qu'une loi qui présenterait un impact présenté comme étant positif ne pourrait être qu'approuvée.

Le problème théorique posé par l'étude d'impact consiste à savoir s'il est pertinent que puisse exister un discours positif qui surplomberait voire transcenderait toutes les oppositions politiques pour présenter de manière totalement objective des vérités qui s'imposeraient à tous. La réponse est dans la question : un tel discours ne peut pas exister.

Au demeurant, la pratique détourne cette conception théorique des études d'impact, devenues trop souvent une simple obligation quelque peu formelle dans l'élaboration des projets de loi. En outre, il est difficile d'évaluer de façon absolue l'impact d'un projet de loi : selon le point de vue ou les objectifs que l'on privilégiera ou selon ses convictions politiques, on peut considérer que l'impact d'une disposition législative est positif ou non. Le débat politique porte par nature sur l'impact lui-même que l'on peut attendre - ou redouter - d'un projet de loi, dans divers domaines. Le débat politique ne peut être assujetti par principe à un discours technique sur l'évaluation de l'impact d'une loi, quelles que soient la qualité et la fiabilité de cette évaluation.

Par ailleurs, le fait que le Gouvernement établisse lui-même les études d'impact de ses projets de loi - et plus spécialement que les services rédacteurs du projet de loi en préparent aussi l'étude d'impact, quel que soit le contrôle assuré par le secrétariat général du Gouvernement et par le Conseil d'État -alimente une critique structurelle, l'objectivité des études d'impact apparaissant nécessairement altérée. Votre rapporteur constate que l'étude d'impact ne sert trop souvent qu'à justifier techniquement une décision politique déjà prise par le Gouvernement.

Néanmoins, la révision constitutionnelle de 2008 ayant prévu des règles de « présentation des projets de loi », votre rapporteur estime qu'elle a confié implicitement mais nécessairement au Gouvernement la responsabilité d'élaborer les études d'impact sur les textes qu'il présente en vertu de son droit d'initiative législative, en l'état de la rédaction de l'article 39 de la Constitution. Cette difficulté est à prendre en compte, notamment si l'on envisage que les études d'impact devraient être réalisées par des organismes indépendants du Gouvernement, pour garantir la qualité, la fiabilité et l'objectivité des études d'impact : la réalisation d'une contre-expertise ou encore d'une évaluation complémentaire de celle effectuée par le Gouvernement lui-même semble une voie constitutionnellement plus praticable qu'une externalisation des études d'impact, à cadre constitutionnel inchangé.

2. Des critiques régulières sur les études d'impact, accentuées par la jurisprudence du Conseil constitutionnel

Ainsi, l'établissement d'une étude d'impact apparaît souvent comme une obligation formelle nécessaire pour le dépôt d'un projet de loi, réalisée tardivement voire a posteriori , plutôt qu'un outil d'aide à la décision pour le Gouvernement, lui permettant de vérifier la nécessité de légiférer et donnant au Parlement des informations et des évaluations de nature à apprécier la pertinence de la réforme qui lui est soumise. Dans ces conditions, l'utilité de l'étude d'impact dans les travaux parlementaires s'avère réduite.

À cet égard, lors des auditions de la mission commune d'information sur la démocratie, dont notre collègue Philippe Bonnecarrère était rapporteur 6 ( * ) , Mme Maryvonne de Saint Pulgent, présidente de la section du rapport et des études du Conseil d'État, énonça un jugement sévère à l'égard des études d'impact, le 8 mars 2017 :

« Dans une précédente étude, nous avions recommandé de réaliser des études d'impact préalables, ce qui a conduit à la réforme constitutionnelle de 2008. Les résultats sont toutefois peu satisfaisants : ils ne correspondent pas, en tout état de cause, à ceux que nous attendions. La première difficulté tient au moment auquel on procède aux études d'impact : livrées très tardivement au Conseil d'État, elles ne servent la plupart du temps qu'à justifier la réforme déjà décidée. La deuxième difficulté vient de l'absence de contrôle externe sur la qualité de l'étude d'impact, faite par l'administration qui prépare la norme. Troisième motif d'inquiétude : l'absence de confrontation systématique aux destinataires de la norme, à l'exception notable des collectivités territoriales, grâce au conseil national d'évaluation des normes, organe issu d'une initiative parlementaire et non gouvernementale. Enfin, le champ de l'étude d'impact est insuffisant, puisque de nombreux textes y échappent. »

Plus largement, le Conseil d'État déplore fréquemment dans ses avis les lacunes des études d'impact des projets de loi dont il est saisi, sans que l'on puisse savoir dans quelle mesure elles sont ensuite complétées, avant le dépôt du texte sur le bureau de l'une ou l'autre assemblée.

Au demeurant, le guide méthodologique pour l'élaboration des études d'impact des projets de loi, accessible sur le site Legifrance , ne comprend que 11 pages, pour beaucoup descriptives et paraphrasant en les développant les dispositions de la loi organique. Un référentiel chiffré de 7 pages s'y ajoute 7 ( * ) .

Par ailleurs, en janvier 2018, votre rapporteur a relevé que le ministère de la transition écologique et solidaire avait décidé de conclure un marché public pour sous-traiter la rédaction de l'exposé des motifs et de l'étude d'impact du projet de loi sur les mobilités, avec un délai de consultation de dix jours pour la remise des offres et un délai d'exécution du marché de deux semaines 8 ( * ) . Votre rapporteur s'interroge sur la conformité d'une telle pratique aux prescriptions organiques et constitutionnelles ainsi que sur la possibilité de réaliser une étude d'impact de qualité dans un tel délai.

De plus, on peut considérer que la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur les études d'impact n'a pas contribué, à tout le moins, à en renforcer la qualité ni le niveau d'exigence pour le Gouvernement.

Le Conseil constitutionnel a eu à examiner des études d'impact pour la première fois en 2013, à l'occasion des décisions n° 2013-667 DC du 16 mai 2013 sur la loi relative à l'élection des conseillers départementaux, des conseillers municipaux et des conseillers communautaires, et modifiant le calendrier électoral et n° 2013-669 DC du 17 mai 2013 sur la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe. En effet, les requérants mettaient en cause la qualité des études d'impact de ces deux projets de loi. Dans les deux cas, après avoir relevé que la Conférence des présidents de l'assemblée concernée n'avait pas été saisie d'une demande tendant à constater la méconnaissance des règles de présentation des projets de loi, le Conseil a considéré « qu'au regard du contenu de l'étude d'impact, le grief tiré de la méconnaissance de l'article 8 de la loi organique du 15 avril 2009 [devait] être écarté ».

Dans une décision n° 2013-683 DC du 16 janvier 2014 sur la loi garantissant l'avenir et la justice du système de retraites, après avoir cette fois-ci constaté que la Conférence des présidents de la première assemblée saisie avait été saisie d'une demande tendant à constater que les règles relatives aux études d'impact étaient méconnues sans y donner suite, le Conseil constitutionnel a estimé de même que, au regard de son contenu, l'étude d'impact était conforme aux prescriptions organiques.

Par la suite, dans une décision n° 2015-718 DC du 13 août 2015 sur la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte, selon la règle dite du « préalable parlementaire », le Conseil a considéré désormais qu'il ne saurait examiner des griefs tenant à la méconnaissance des exigences relatives au contenu d'une étude d'impact dès lors que la Conférence des présidents de la première assemblée saisie n'en avait pas été préalablement saisie.

En outre, en 2014, pour la première et unique fois depuis la révision constitutionnelle de juillet 2008, la Conférence des présidents de la première assemblée saisie d'un projet de loi a estimé que les règles de présentation des projets de loi fixées par la loi organique n'étaient pas respectées : en l'espèce, la Conférence des présidents du Sénat a estimé, le 26 juin 2014, que l'étude d'impact du projet de loi relatif à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral était déficiente, faisant ainsi obstacle à son inscription à l'ordre du jour du Sénat. Le Gouvernement n'a pas partagé ce point de vue et le Conseil constitutionnel a été saisi par le Premier ministre, conformément à la procédure de l'article 39 de la Constitution.

Statuant au vu des observations du Gouvernement, mais également des groupes UMP et RDSE du Sénat, présentées par leurs présidents respectifs, dans une décision n° 2014-12 FNR du 1 er juillet 2014, le Conseil constitutionnel a considéré, en particulier, que l'étude d'impact comprenait les « développements » nécessaires sur les options possibles et les choix opérés par le Gouvernement et que son contenu répondait aux prescriptions de la loi organique, sans même se prononcer sur la qualité et le sérieux de ce contenu, à l'origine de la contestation de l'étude d'impact par notre assemblée. Le Conseil considéra donc que « les règles fixées par la loi organique du 15 avril 2009 pour la présentation des projets de loi en application du troisième alinéa de l'article 39 de la Constitution [n'avaient] pas été méconnues ».

Cette décision, la seule rendue dans ce cadre à ce jour, a été largement analysée comme ne procédant qu'à un contrôle restreint du contenu de l'étude d'impact au regard de la liste des informations et évaluations devant y figurer en vertu de la loi organique, indépendamment de la qualité de ces évaluations. Selon votre rapporteur, le Conseil s'est borné à constater que le Gouvernement avait rempli l'obligation formelle d'établir une étude d'impact, sans prendre en compte la finalité même des études d'impact, dont l'objet est d'éclairer la décision du Gouvernement puis du Parlement en matière législative - c'est du moins ainsi que cela a été conçu en 2008.

À la suite de cette décision, très contestée au sein de notre assemblée, notre ancien collègue Jacques Mézard, afin de montrer qu'il convenait de tirer les conséquences d'une telle décision par l'absurde, a déposé une proposition de loi organique supprimant l'essentiel du contenu des études d'impact, intitulée proposition de loi organique visant à supprimer les alinéas 8 à 10 de l'article 8 de la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l'application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution pour tenir compte de la décision du Conseil constitutionnel du 1 er juillet 2014 9 ( * ) . Le groupe RDSE a alors demandé que ce texte fût inscrit à l'ordre du jour du Sénat.

Sur le rapport de notre ancien collègue Hugues Portelli, votre commission jugea préférable de compléter l'article 8 de la loi organique plutôt que de le vider de sa substance, notamment pour allonger les délais permettant à la Conférence des présidents de statuer sur les études d'impact des projets de loi. En séance publique, dès lors que l'essentiel des dispositions initiales du texte était supprimé par amendement, notre ancien collègue Jacques Mézard le retira, mettant fin à la discussion.

Dans son rapport, déplorant l'absence d'un « véritable examen » par le Conseil constitutionnel, notre ancien collègue Hugues Portelli dressait ce constat sur la pratique des études d'impact, là encore sévère :

« On peut conclure de ce bilan d'étape après sept ans d'application de ce dispositif d'évaluation que ses effets sont loin d'être concluants. D'une part, il n'a nullement remédié à la crise de la production législative, tant sur le plan de la qualité des textes qui continue à se dégrader, que sur celui de leur inflation, celle-ci étant due principalement au jeu des alternances et au développement des lois de simple réaction aux évènements et aux mouvements d'opinion sans se préoccuper de l'état du droit en vigueur. D'autre part, la désinvolture fréquente avec laquelle les études d'impact de nombreux projets de loi sont élaborées et leur contrôle par le Conseil constitutionnel effectué rend perplexe sur la nécessité de maintenir en l'état ce dispositif. Faut-il le ramener à des dimensions plus réduites pour tirer les conclusions de cet échec partiel ou au contraire durcir les obligations imposées au Gouvernement pour le rendre enfin effectif ? »

Enfin, notre collègue Élisabeth Lamure, présidente de la délégation aux entreprises, a déposé, en septembre 2017, une proposition de loi organique (n° 722, 2016-2017) relative aux études d'impact des projets de loi 10 ( * ) , dans le prolongement d'un rapport d'information de la délégation présenté en février 2017 sur le thème plus large de la simplification des normes 11 ( * ) . Dans l'exposé des motifs de ce texte, notre collègue estime, à juste titre, que « n'ayant pas à craindre de sanction, le Gouvernement peut aisément s'en tenir à des généralités teintées d'optimisme qui ne contribuent guère à la qualité de l'examen parlementaire » et insiste sur la déficience des études d'impact en matière d'évaluation des coûts induits par les projets de loi pour les collectivités territoriales et les entreprises.

Ainsi, les critiques à l'encontre des études d'impact sont récurrentes, d'autant que la jurisprudence du Conseil constitutionnel a abaissé le niveau d'exigence à la charge du Gouvernement par rapport aux intentions du constituant, de sorte que le dispositif actuel, largement insatisfaisant, ne saurait selon votre commission demeurer en l'état.


* 6 Décider en 2017 : le temps d'une démocratie « coopérative » , rapport d'information n° 556 (2016-2017) de M. Philippe Bonnecarrère, fait au nom de la mission commune d'information sur la démocratie. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante :

http://www.senat.fr/commission/missions/democratie/index.html

* 7 Ces documents sont consultables à l'adresse suivante :

https://www.legifrance.gouv.fr/Droit-francais/Evaluation-prealable-des-projets-de-normes/Etudes-d-impact-des-lois/Methodologie

* 8 À ce jour, le dossier de consultation intitulé « DGITM-SAGS-EP3-02-2018 - Prestation d'appui et de rédaction des documents annexes au projet de loi d'orientations des mobilités » n'est plus en ligne sur le site www.marches-publics.gouv.fr, mais il est toujours mentionné sur un site privé d'information sur les marchés publics : https://centraledesmarches.com/marches-publics/Ministere-de-la-Transition-ecologique-et-solidaire-Ministere-de-la-Cohesion-des-Territoires-Prestation-d-appui-et-de-redaction-des-documents-annexes-au-projet-de-loi-d-orientations-des-mobilites/3361658

Le marché comporte également une tranche optionnelle de mise à jour des documents, notamment pour tenir compte des observations éventuelles du Conseil d'État.

* 9 Le dossier législatif de cette proposition de loi organique est consultable à l'adresse suivante :

http://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl13-776.html

* 10 Cette proposition de loi organique est consultable à l'adresse suivante :

http://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl16-722.html

* 11 Simplifier efficacement pour libérer les entreprises , rapport d'information n° 433 (2016-2017) de Mme Élisabeth Lamure et M. Olivier Cadic, fait au nom de la délégation aux entreprises. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/notice-rapport/2016/r16-433-notice.html

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