B. DES PROFESSIONNELS DE SANTE INQUIETS

La persistance des déficits de l'assurance maladie et les mesures de redressement engagées par le Gouvernement s'inscrivent dans un contexte de profonde inquiétude, voire de désarroi des professionnels de santé.

A une crise d'identité des médecins se superposent les craintes de l'inégalité de la répartition de l'effort et de redéploiements pourtant reconnus comme inévitables.

1. En fond de tableau : une crise d'identité des médecins (du demi-dieu au bouc émissaire)

Sans s'aventurer dans des considérations sociologiques ou de psychologie collective, il est patent que les médecins doivent aujourd'hui affronter une véritable crise d'identité collective.

« La médecine a été et reste toujours pour moi une vocation et une sorte de sacerdoce (...). On « naît » médecin. J'en ai la vocation depuis l'enfance (...). On ne doit pas résister à l'appel d'une vocation (...). On entre en médecine comme on entre en religion » 17 ( * ) .

Ces propos de médecins trouvent leur écho dans ceux de Léon Daudet en 1930 2 : « On se représente difficilement aujourd'hui le prestige dont jouissaient la médecine et les médecins dans la société matérialiste d'il y a trente ans. Le « bon docteur » remplaçait le prêtre, disait-on et la haute influence morale et sociale appartenait aux maîtres des corps, aux dispensateurs des traitements et régimes. Il semblait entendu que les savants étaient des hommes à part, échappant aux passions et aux tares habituelles, toujours désintéressés, souvent héroïques, quelquefois sublimes. Piliers de la République, bénéficiant de toutes les déclarations et hautes faveurs du régime ».

A la fois homme d'un art, d'une science et d'un sacerdoce, le médecin a vu son activité se banaliser alors même que la médecine faisait d'immenses progrès.

Dans un contexte d'amélioration du niveau général d'éducation de la population française, le nombre de médecins a crû de 470 % en 40 ans : il est passé de moins de 40.000 en 1955 à 185.000 aujourd'hui.

La crise vécue par les médecins peut être appréhendée à partir de plusieurs indices.

a) Premier indice : la féminisation s'accélère

La très forte augmentation de la densité médicale est allée de pair avec une féminisation croissante, les femmes représentant désormais plus du tiers du nombre des médecins.

Cette évolution est particulièrement visible dans certaines disciplines qui, à l'inverse de la gynécologie ou de la dermatologie, ne se sont féminisées que récemment. Ainsi, si le pourcentage de femmes est inférieur au tiers chez les pédiatres de plus de 55 ans, il représente plus de 75 % chez les pédiatres de moins de 35 ans.

b) Deuxième indice : aux États-Unis, les médecins salariés sont désormais plus nombreux que les médecins libéraux isolés

Une étude du « Journal of the American médical association », réalisée aux États-Unis, pourtant pays de la « libre entreprise », révèle que, depuis 1992-1993, les médecins salariés sont devenus plus nombreux que les libéraux exerçant seuls en cabinet.

Les médecins salariés représentent désormais 42,3 % de l'effectif total (24,2 % en 1983), les libéraux ne représentant plus que 28,4 % (35,3 % en 1983). Le reste de l'effectif médical est, selon le Quotidien du médecin qui rapporte cette étude, employé par de petits cabinets de groupe.

Certains médecins français, qui, depuis des années, protestent contre les « rigidités », le « carcan » de la « sécurité sociale pour tous » et s'abritent derrière le rempart des principes de la médecine libérale inscrits dans le code de la sécurité sociale ( art. L. 162-2 : « Dans l'intérêt des assurés sociaux et de la santé publique, le respect de la liberté d'exercice et de l'indépendance professionnelle des médecins est assuré conformément aux principes déontologiques fondamentaux que sont le libre choix du médecin par le malade, la liberté de prescription du médecin, le secret professionnel, le paiement direct des honoraires par le malade, la liberté d'installation du médecin » ) perçoivent bien que l'évolution étudiée aux États-Unis ne doit pas être appréciée à la seule aune de l'amour du paradoxe.

Elle montre bien que l'activité du médecin s'est banalisée, qu'il devra lui aussi se soumettre, par exemple, à l'évaluation de son activité et à la formation continue et prendre conscience de l'origine socialisée de ses revenus.

c) Troisième indice : l'affichage obligatoire des honoraires et l'incitation à « dévisser les plaques »

Depuis le 18 octobre, un arrêté ministériel oblige les médecins à afficher leurs honoraires. Et le plan Juppé prévoit une incitation à la reconversion des sureffectifs médicaux estimés à 20 ou 30.000 médecins.

Ces deux mesures ne sont pas à proprement parler inquiétantes pour les médecins ; on pourrait même affirmer le contraire, notamment pour la seconde.

Mais certains médecins vivent mal que les pouvoirs publics, soutenus par les associations de consommateurs, accomplissent ce qu'ils estiment, pour la première mesure, comme un acte de dénigrement : les médecins seraient-ils devenus des commerçants comme les autres, contraints à une transparence des prix et de l'exercice qui jetterait le doute sur l'honorabilité spontanée de l'ensemble d'une profession ?

Et, si les médecins perçoivent bien l'intérêt d'un encouragement à la cessation d'activité, que cet intérêt soit individuel (pour les médecins concernés par les mesures) ou collectif (le respect des objectifs d'évolution des dépenses médicales sera d'autant plus aisé à assurer que les médecins seront moins nombreux à « engager » les dépenses), il n'y a pas de restructuration sans crise. Et, en forçant un peu le trait -moins on force souvent le trait dans un climat d'incertitude-, la médecine pourrait succéder, demain, aux professions ou secteurs industriels sinistrés hier.

d) Les médecins : boucs émissaires ?

Descendus de leur piédestal, affrontant une période de crise, certains médecins n'hésitent pas à se considérer comme les boucs émissaires de la société de cette fin de siècle.

Au cours de l'année 1996, les médecins (et non la médecine) ont ainsi fait la « une » éditoriale de nombreux quotidiens ou magazines enquêtant sur les « gaspillages médicaux », les « trucs » employés par les médecins pour dépenser plus, etc. La ligne jaune avait à leurs yeux été franchie une première fois il y a trois ans dans le rapport écrit juste avant de partir en retraite par M. Béraud, médecin-conseil de la Caisse nationale d'assurance maladie, qui avait mis en lumière en des termes choisis les économies susceptibles d'être réalisées par l'assurance maladie grâce à une amélioration des pratiques médicales.

Au déshonneur éditorial s'ajoutent les efforts financiers qui ont été demandés aux médecins en 1996.

Ainsi, les médecins du secteur 1 se sont vus frappés d'une augmentation de leurs cotisations familiales.

Depuis 1990, les médecins conventionnés du secteur 1 bénéficiaient en effet d'une prise en charge partielle de leurs cotisations familiales par l'assurance maladie. Cette prise en charge a été suspendue en 1996, le dossier de presse du plan Juppé annonçant que « si les médecins respectent l'objectif quantifié fixé pour 1996, la prise en charge des cotisations familiales sera rétablie au 1er janvier 1997 ».

Les médecins du secteur 2 n'ont pas été oubliés. L'ordonnance n° 96-51 du 24 janvier 1996 relative aux mesures urgentes tendant au rétablissement de l'équilibre financier de la sécurité sociale a en effet prévu, en son article 6, que les médecins affiliés au régime d'assurance maladie et maternité des travailleurs non salariés des professions non agricoles relèveront, pour la détermination de leurs cotisations et de leurs prestations, de la Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés du 1er avril 1996 au 31 mars 1997.

Devant les protestations des médecins, le Gouvernement a accepté que le produit de ces mesures aille financer, non le déficit de l'assurance maladie, mais des aides à l'informatisation de cabinets médicaux et à la reconversion des médecins.

Les médecins reçoivent actuellement la facture correspondant au surplus qui leur est demandé ; l'application de ces mesures se fait dans la douleur, aggravée par le fait que les médecins ne connaissent toujours pas les mécanismes d'opposabilité de l'objectif d'évolution des dépenses qui seront appliqués pour 1996 et les années suivantes.

* 17 Claudine Herzlich, Cinquante ans d'exercice de la médecine en France, Carrières et pratiques des médecins français 1930-1980, Paris, Inserm-Doin, 1993 2 Cité par Bénédicte Vergez, Le monde des médecins au XXème siècle, Editions complexe, 1996.

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