LE RÔLE DES MAGISTRATS CHARGÉS DE LA JEUNESSE

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Mme Anne-Marie VIGNAUD
Juge des enfants à Bordeaux

Mme VIGNAUD - Monsieur le président, je remercie la commission des Lois de m'avoir invitée pour échanger quelques années d'expérience et toute une réflexion que nous avons menée à Bordeaux sur cette question des mineurs victimes d'abus sexuels.

Après avoir été substitut du procureur pendant quelques années, je suis maintenant juge des enfants à Bordeaux - par conviction dirais-je - depuis plus de dix ans. Je parlerai en mon nom propre et au nom de mon collègue, Christian Cheumiène, qui a partagé ma réflexion et mes propositions d'articles que nous vous avions soumis en mars dernier. Je veux aussi évoquer toute une expérience que nous avons menée au tribunal de Bordeaux depuis 1993, expérience dont la convention a été signée par le président du tribunal de grande instance de Bordeaux, par le procureur de la république, par M. le bâtonnier, les experts et une association spécialisée d'éducateurs.

Après M. Boulay, je suis ici, en tant que juge des enfants, pour demander au législateur qu'il donne enfin un véritable statut à l'enfant victime. Car de qui parlons-nous et de quoi parlons-nous lorsque l'on parle de l'enfant victime dans le cadre de la procédure pénale ? Cet enfant, dans la procédure pénale, n'existe pas, il est " incapable " au sens juridique du terme. Il convient de le rappeler car cela a des conséquences.

Cela signifie que l'enfant ne peut choisir lui même un avocat, que l'enfant ne peut demander un acte d'instruction, que l'enfant ne peut demander une modalité dans l'enquête. Il doit passer par quelqu'un, en l'occurrence ses parents, représentants légaux, titulaires de l'autorité parentale. Ce sont eux qui doivent être aux côtés de l'enfant chaque fois que cela est possible. Nous verrons que, malheureusement, 80 pour cent des affaires judiciaires nous montrent que cela n'est pas possible.

Dès lors, dans toute la mesure du possible, il faut que cet enfant vienne parler. Imaginez quand même ! Ces enfants de 8, 10, 15 ans doivent pouvoir parler de sodomie, de viol, d'agression sexuelle ! Compte tenu du statut de l'enfant, si l'officier de police judiciaire, si le juge d'instruction le décide ainsi, l'enfant sera entendu seul, sans son père, sans sa mère. Rien, dans la loi, ne dit que la présence du parent est obligatoire. J'en appelle donc avec beaucoup de conviction à vous, législateurs. Le corps législatif, le corps social, le corps politique ont à s'honorer si, enfin, la loi accorde à l'enfant un véritable statut. Car ce texte de loi, qui m'intéresse et dont je n'aurai pas le temps de parler article par article, aborde la question, mais par bribes.

Il est question d'enregistrement vidéo, d'accompagnateur, de psychologue. Un psychologue est là pour soigner, pour faire de la thérapie ; il n'est pas là pour assister l'enfant dans tous les actes de la procédure. Reparlons-en donc.

Je vous demande d'inscrire dans la loi le principe selon lequel, désormais, dans notre pays, tout enfant qui sera victime d'agression sexuelle doit être assisté dans tous les actes, dès le début de l'enquête, dès le dépôt de la plainte - c'est très important - par son ou ses parents chaque fois que cela est possible. Cela signifie que ce parent ne doit pas être évacué si on pense que pour les commodités de l'enquête ou de l'instruction, il vaut mieux entendre l'enfant seul.

Nous sommes de bons juges, nous savons parler aux enfants. Ce n'est pas de nous dont il s'agit, c'est des enfants. L'enfant ne sait pas que vous êtes un bon juge ; il ne connaît que son parent. Ce parent n'intervient pas dans la procédure pénale, mais sa présence rassurante, étayante, à ses côtés, doit être assurée du premier au dernier acte. Voilà en tout cas ce qui est souhaité - je ne sais pas ce qui est souhaitable - lorsque les enfants sont victimes d'agression sexuelle extérieure à la famille.

Mais de quoi parlons-nous ? La réalité judiciaire est que plus de 80 pour cent des affaires que nous traitons concernent des enfants victimes d'agressions sexuelles dans leur milieu familial : le père, le concubin, le grand-père, l'oncle, le grand frère ; tous ces agresseurs familiers de l'enfant qui sont traduits devant les tribunaux !

Pourquoi les enfants parlent-ils aujourd'hui ? Pourquoi sommes-nous sortis du monde du silence ? A cet égard, il convient de rappeler la loi du 10 juillet 1989 qui fait obligation à tous les travailleurs sociaux de " dire ". Nous ne sommes plus dans la période du secret. Le secret coûte cher à notre mémoire : à Bordeaux, on peut le dire justement aujourd'hui ! Nous sommes donc sortis du monde du secret, du silence, et les enfants parlent. Mais une fois qu'ils ont parlé, que faisons-nous ?

Ces enfants, victimes d'infractions sexuelles dans leur milieu familial, étaient entendus jusqu'à maintenant dans des conditions " bricolées " : un voisin, un assistant social, des gens qui allaient les accompagner, les soutenir de façon très parcellaire. Si la parole est libératrice, les enfants veulent que cela s'arrête. Arrive donc un moment où ils craquent, où ils parlent. Mais après, que faisons-nous pour les soutenir, lorsque le sentiment de culpabilité et la souffrance entrent également en jeu.

Certes, il faudra des soins, mais avant de pouvoir se faire soigner, encore faut-il comprendre ce qui se passe dans le cadre du procès pénal. Nous disons - certains auteurs l'ont repris - qu'après le traumatisme de l'agression, le traumatisme du procès est un second traumatisme pour l'enfant.

Nous souhaitons donc que vous précisiez fermement dans la loi que chaque fois que les titulaires de l'autorité parentale sont défaillants ou mis en cause, un accompagnateur soit désigné pour l'enfant dès le premier acte de l'enquête, dès cette fameuse plainte. Cet accompagnateur ne peut pas être n'importe qui. Cela ne peut pas être un psychologue, même si pour moi, un psychologue n'est pas n'importe qui. Mais ce n'est pas son travail. Est-ce lui qui, ensuite, va accompagner l'enfant chez le gynécologue, chez l'expert médico-légal lorsque celui-ci voudra l'examiner ? Est-ce lui qui va l'accompagner devant le juge d'instruction lorsque ce dernier voudra l'entendre, etc.

Il faut savoir qu'il y a aussi de nombreux actes, bien que le texte permette d'éviter la multiplication de certains actes. Consacrons donc dans la loi que chaque fois que des mineurs sont victimes d'agresseurs extérieurs à la famille, le parent doit être présent, admis dans les cabinets d'instruction, admis devant les officiers de police judiciaire, sans que cela crée de nullité. En effet, la présence aujourd'hui d'une personne extérieure à la procédure peut entraîner la nullité de la procédure.

Deuxième point : lorsque l'agresseur fait partie de la famille, pour de multiples raisons que l'on peut comprendre aisément, le parent de l'enfant ne pourra pas l'assister dans une neutralité, dans un " étayage ". Il faut donc que quelqu'un soit désigné. Comment le désigner ? C'est ce que nous faisons à Bordeaux.

Nous considérons que ces enfants-là sont en danger. Dans notre société, quel est le juge protecteur du danger de l'enfant ? C'est le juge des enfants. Ainsi que nous le faisons à Bordeaux , chaque fois qu'un enfant dépose plainte, la gendarmerie ou le commissariat de police téléphone au procureur de la République pour signaler : " Il y a cette plainte, ces faits ". Nous avons déjà des éléments pour savoir d'abord que c'est dans le milieu familial. Le parent restant, la mère bien sûr pourrait remplir ce rôle. Mais nous constatons combien c'est difficile, dans quelle ambiguïté elle se trouve très souvent. Donc, elle ne le fait pas ou très mal, en culpabilisant l'enfant.

Il faut donc absolument que quelqu'un de neutre soit désigné. Après la plainte, après la gendarmerie, après l'appel au procureur de la République qui saisit immédiatement le juge des enfants, nous intervenons. Nous sommes organisés pour pouvoir le faire, pour désigner tout de suite un service éducatif spécialisé qui se met lui-même en contact avec les services de gendarmerie pour pouvoir être aux côtés de l'enfant dès qu'il intervient.

A quoi sert cet accompagnement ? Il sert, pour l'enfant, à donner du sens à tout ce qui va se passer. Vous parliez, monsieur Boulay, de la nécessité d'un juge. Je ne suis pas persuadée que cela soit la meilleure approche. Il faut donner à l'enfant un sens à ce qui va se passer. Cet éducateur pourra le faire dans la neutralité, dans la continuité, et surtout aussi dans la supervision. Il se joue tellement de choses dans ces auditions, dans ces contacts avec l'enfant qu'il faut savoir ce qui s'y joue aussi pour le professionnel, aurais-je envie de dire.

Cet éducateur va donc donner sens, va l'accompagner : " Voilà pourquoi le gendarme t'entend, voilà pourquoi le juge d'instruction t'entend ; voilà pourquoi le médecin va examiner ton corps ", ce corps de l'enfant déjà si agressé. Que ne sait-on sur les expertises médico-légales qui sont aussi autant d'intrusions au niveau du corps des enfants ? A Bordeaux, cet éducateur l'accompagne donc du premier acte jusqu'à la fin, jusqu'au procès. Il est présent aux côtés de l'enfant, dans le cabinet du juge d'instruction. Le fait que le Bâtonnier, au nom des avocats bordelais, ait accepté cette présence, a fait qu'aucune nullité n'a été soulevée pour ou à cause de la présence d'un tiers à la procédure. Mais nous sommes dans notre système conventionnel. Il faudrait consacrer ce principe dans la loi. Que dire de plus ? C'est notre expérience. La loi aura à s'honorer si l'on consacre enfin un vrai statut du mineur victime !

Nous savons qu'il y a des expériences diverses à Paris où l'administrateur ad hoc désigné va aussi faire de l'accompagnement.

Attention, ne soyons pas dans la confusion de nos places. Les problématiques incestueuses sont des problématiques de confusion des places, des rôles et des fonctions dans une famille. Soyons donc bien à nos places ! Un accompagnateur fait de l'éducatif, donne du sens ; un administrateur ad hoc sera désigné par le juge d'instruction comme le précise le texte déjà adopté..

La loi le dira maintenant. Auparavant, l'article 87-1 du CPP précisait : " le juge d'instruction peut désigner ". Dans la pratique judiciaire, on sait souvent ce que veut dire " peut ", c'est-à-dire très peu souvent. C'est un débat que le juge d'instruction n'est pas habitué à poser, il désigne encore peu souvent un administrateur ad hoc.

Chacun à sa place : l'accompagnateur pour accompagner, donner du sens ; l'administrateur ad hoc désigné par le juge d'instruction pour considérer les intérêts patrimoniaux. Après la protection de la personne, c'est le deuxième aspect de la protection : la protection des intérêts. Seul l'administrateur ad hoc désignera, choisira, si c'est l'intérêt de l'enfant, de se constituer partie civile ; l'avocat fera son travail d'avocat : voir le dossier, demander des actes, plaider pour l'enfant et plaider notamment au moment du procès.

Voilà le système que je vous propose. Vous avez une occasion de faire passer ces principes. Ne les abordez pas par divers petits aspects. Je dépose auprès de M. le président de la commission des Lois nos deux dernières propositions d'articles, très simples et très claires. De plus, cela coûte peu cher, si je puis me permettre d'intervenir sur ce dernier point qui compte aujourd'hui.

Pour ces enfants en danger dans 80 pour cent d'affaires familiales, la justice des mineurs serait saisie et les services éducatifs seraient de toute façon employés et payés. Cela ne coûterait donc pas plus cher, mais il faut reconnaître ce principe d'un accompagnement extérieur quand la présence des parents n'est pas possible.

J'en termine ici, peut-être ai-je été un peu longue.

M. Le PRÉSIDENT - Je vous remercie, madame. Je ne doute pas un seul instant que les propositions que vous nous ferez seront parfaitement claires si j'en juge par votre exposé. Je pense que notre rapporteur est déjà en possession de ces propositions.

Mme VIGNAUD - Je les modifie, monsieur le président.

M. JOLIBOIS - Vous modifiez 706-51, 706-50, le 706-51 ...

Mme VIGNAUD - Et je propose un 375-2. Voulez-vous que j'en fasse une lecture ?

M. JOLIBOIS - Oui, s'il vous plaît parce que le 756-51, on ne le retient plus.

Mme VIGNAUD - L'article 706-49 concerne la désignation d'un administrateur ad hoc par le juge d'instruction. Je dois dire qu'il reprend, presque terme pour terme, l'article que nous avions proposé. C'est fait, c'est acquis, c'est très bien !

Dans l'article 706-50, sur la question de l'autorité parentale, nous proposons : " Dès le début de l'enquête, et jusqu'à la décision définitive, les actes concernant le mineur victime de l'une des infractions mentionnées à l'article 746-48 seront réalisés en présence d'un titulaire de l'autorité parentale sur la demande d'un des parents de l'enfant. Si la protection des titulaires de l'autorité parentale apparaît insuffisante ou si les faits dénoncés visent une personne titulaire en tout ou partie de l'exercice de l'autorité parentale, ces actes seront réalisés en présence d'une personne spécialement désignée par un service éducatif, conformément aux dispositions de l'article 375-2 du Code civil. Cette personne tenue au secret professionnel ne pourra être entendue sur les faits de la procédure pénale.. " C'est un point important pour nous : elle ne doit pas être entendue dans le cadre de la procédure ; elle est là pour l'enfant et non pas pour être un auxiliaire de justice.

La protection des mineurs dans notre pays, qui donne compétence au juge des enfants, concerne l'article 375 du Code civil. C'est lui qui fixe la question du danger. Nous proposons donc un article 375-2 qui précise : " Si un mineur doit participer sans protection suffisante aux actes d'enquête d'instruction ou de jugement concernant l'une des infractions mentionnées à l'article 706-48 du Code de procédure pénale dont il est victime, ou si celui qui est visé par la révélation de cette infraction est titulaire, en tout ou partie, de l'exercice de l'autorité parentale, la présence d'une personne désignée par un service éducatif sera ordonnée par le juge des enfants. Le juge statuera dans les vingt quatre heures, à la demande du mineur lui-même, des père et mère conjointement ou de l'un d'eux, du tuteur, de la personne ou du service à qui l'enfant a été confié, " - l'enfant peut être placé dans un foyer, dans une famille d'accueil et dire - c'est souvent le cas - que lorsqu'il va le week-end chez lui, il est violé. Cette personne peut donc demander l'intervention ou ce service au juge des enfants - " du ministère public, "- les juges des enfants sont saisis aux trois-quarts par le parquet - " du juge d'instruction ou de la juridiction de jugement. Le juge des enfants pourra ordonner cette mesure d'office. " Il peut aujourd'hui toujours se saisir - dit la loi - à titre exceptionnel.

" Cette même décision pourra être prise par le procureur de la République, en cas d'urgence, à charge de saisir dans les huit jours le juge compétent qui maintiendra ou rapportera la mesure. " C'est technique mais cela me semble correspondre à ce qu'il faudrait faire.

M. JOLIBOIS - Si l'on prend l'article 756-51 dans la numérotation du nouveau projet, le grand vide restant à combler est le suivant : comme l'article 706-51 parle du juge d'instruction, il suffirait de donner ce pouvoir au procureur de la République (assentiment de Mme Vignaud), pour que dès le début de l'enquête, il puisse procéder à la désignation du tuteur ad hoc dans les cas où, une contrariété d'intérêt ou une situation en créerait le besoin. Mais il paraît difficile d'analyser toutes les situations qui peuvent naître, qui tendraient à rendre obligatoire cette désignation dans le texte de loi. On peut faire confiance au magistrat pour savoir au début d'une enquête, si la situation est telle qu'il faut absolument un tuteur ad hoc.

Mme VIGNAUD - Il convient de poser le problème très clairement. Ou les parents peuvent accompagner leur enfant, et c'est tant mieux et on n'aura même pas besoin d'administrateur ad hoc. Ou ils ne le peuvent pas, et il s'agit alors de constater dès le départ cette défaillance. Le procureur de la République, informé, saisit quelqu'un.

M. JOLIBOIS - D'accord lorsque la protection des intérêts du mineur victime n'est pas assurée par ses représentants légaux. (Assentiment de Mme Vignaud) La première démarche est d'en appeler aux représentants légaux ; si les représentants légaux sont dans un cas où il ne peuvent pas, automatiquement le mécanisme se déclenche.

M. BADINTER - Si vous me permettez, je crois que cela ne se situe pas sur le même plan. Dans le projet, il s'agit de représenter aux fins d'exercer les droits liés à la situation de partie civile. C'est un mandat ad hoc d'essence juridique. Ce dont Mme Vignaud nous parle est, je crois, d'ordre psychologique.

Mme VIGNAUD - Protection au sens total, un statut.

M. BADINTER - Ce n'est pas la même chose que l'exercice des droits qui demeure un mandat d'ordre juridique. L'administrateur ad hoc ici...

M. JOLIBOIS - Ici, ce n'est pas forcément limité.

M. BADINTER - Alors, il faudrait le préciser.

M. JOLIBOIS - Il faudrait le préciser, mais dans le texte, cela ne l'est pas forcément. C'est l'ensemble des droits, et pas seulement le droit de partie civile. Il pourrait y avoir naturellement le droit d'assister à la vidéo etc.

M. BADINTER - Aujourd'hui, le texte prévoit un administrateur ad hoc, pour exercer, s'il y a lieu, au nom de l'enfant, les droits reconnus à la partie civile. C'est donc vraiment de la représentation légale ; ce n'est pas de l'assistance, de la protection de l'enfance au sens où on l'entend. C'est à compléter dans ce sens. Il faudrait élargir un peu.

M. le PRÉSIDENT - Les suggestions sont extrêmement intéressantes, mais nous n'allons pas entrer immédiatement dans l'appréciation de leur bien-fondé. C'est un point extrêmement important. Nous voyons très clairement les divergences susceptibles d'apparaître entre la rédaction qui nous est proposée et celle qui est au départ de notre réflexion actuelle : d'une part, un devoir d'assistance, et de l'autre, un devoir de représentation dans le cadre de la défense des intérêts civils. Je vous remercie, madame.

Y a-t-il d'autres questions ? (non). Je vous réitère mes remerciements.

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