D. Les obstacles à l'émergence d'un marché des contenus

1. Le Minitel, un atout qui devient un handicap

a) Un précurseur exemplaire

Le Minitel a connu, en France, un succès remarquable ( cf. tableau ci-dessous) dû, sans doute, essentiellement à trois facteurs :

•  la fourniture gratuite du terminal,

•  une très grande simplicité d'utilisation,

•  un système sécurisé de transactions ( kiosque ) dans lequel l'opérateur joue un rôle d'intermédiaire encaissant le montant de la prestation et en reversant au fournisseur la partie qui lui revient.


TÉLÉTEL en 1996
•  Nombre de terminaux 6,5 millions
•  Nombre de services 26.000
•  Chiffre d'affaires (y compris Audiotel) 10 milliards

(7 milliards pour le Minitel)


La France est ainsi, avec les États-Unis, le pays où le commerce électronique est le plus développé. Le secteur de la télématique emploie 30.000 personnes et 14 millions de Français utilisent les services correspondants.
b) Un système qui a aujourd'hui atteint ses limites

Mais si le Minitel offre encore, par rapport à Internet, quelques avantages (simplicité et sécurisation des transactions), sa technologie est aujourd'hui complètement dépassée. Il constitue, pour certains, un frein pour l'entrée de la France dans la société de l'information. S'il demeure un outil de transaction commode (surtout avec la formule FACITEL intégrant un lecteur de carte de crédit), il est devenu totalement inadapté à la consultation de base de données d'un certain volume, par rapport aux moyens disponibles sur Internet ( web , liens hypertextes, navigateurs, moteurs de recherche.

Son inconvénient majeur est de replier les Français sur l'Hexagone et d'"atomiser" les fournisseurs de contenus comme l'a montré l'AFTEL. En effet, ceux-ci n'ont à se préoccuper que de la création et de l'édition du contenu et de sa promotion publicitaire, tout le reste (transport, distribution, gestion des clients et paiement) est assuré par l'opérateur, avec une seule interface pour l'accès au réseau. Ce modèle a l'avantage de la simplicité mais il empêche les alliances de se nouer ou des partenariats de se développer.

Du modèle Télétel au "nouveau paradigme" télématique


Le modèle

Télétel

Le nouveau

paradigme

télématique

CONTENU

CONTENU

Fournisseur

de contenus

Fournisseur

de services

ÉDITION

ÉDITION

· Autoédition

· Assemblage de ressources

· Par le distributeur ...

MISE EN

FORME TECHNIQUE

Fournisseur

ou serveur

(1 seule interface)

MISE EN

FORME TECHNIQUE

· Éditeur

· Par le distributeur

· 1 ou plusieurs interfaces

TRANSPORT

TRANSPORT

· RTC, Kiosque

· Internet

· Réseau(x) privatif(s)

· Réseau(x) diffusé(s)

DISTRIBUTION

DISTRIBUTION

· Autodistribution

· Galeries marchandes

· Services en ligne

France

Télécom

GESTION CLIENTS

GESTION CLIENTS

· Directe

· Aucune (kiosque)

· Par le distributeur

PAIEMENT

PAIEMENT

· Directe (carte, etc.)

· Cash électronique

· Via intermédiaire

MARKETING PROMOTION

Fournisseur

de

services

MARKETING PROMOTION

· Autopromotion

· Via services

de référencement-annuaires

· Via distributeurs


Source : AFTEL

2. Un frein à l'utilisation d'Internet par les ménages ?

a) Un équipement réduit des ménages en ordinateurs personnels

Malgré une multiplication des ventes par trois en cinq ans, le taux d'équipement des ménages en ordinateurs personnels n'atteint en France, en 1996, que 14,4 %, contre 20 % en Grande Bretagne, 30 % en Allemagne et 35 % aux États-Unis. Ce résultat témoigne, certes, d'une croissance appréciable par rapport aux 11,6 % relevés en mai 1995, mais les pays cités plus haut ont progressé davantage puisque nous étions, à cette époque, à peu près à leurs niveaux. En outre, la moitié du parc français est incapable de répondre aux exigences du multimédia (un tiers seulement des micro-ordinateurs sont pourvus d'un lecteur de CD-ROM).

b) Un accès à Internet plus limité encore

Le pourcentage de particuliers abonnés à Internet est particulièrement faible en France où moins de 10 % des P.C. domestiques sont pourvus d'un modem (sources : rapport Miléo).


Année Nombre d'ordinateurs chez les particuliers Pourcentage de particuliers abonnés à Internet
1995 1.900.000 3 %
1996 2.400.000 5 %
2000 5.300.000 19 %


Nombre d'ordinateurs raccordés à Internet en juillet 1996
•  France 189.786
•  Japon 496.427
•  Allemagne 548.168
•  États-Unis 8.224.279

Le tableau ci-dessus reflète un net retard de la France sur les principaux pays industrialisés dans le nombre d'ordinateurs raccordés à Internet. Ce n'est pas le léger rattrapage dont témoignent les chiffres ci-dessous qui suffira à le combler !


Taux de croissance des raccordements à Internet
juillet 1995/juillet 1996 janvier 1996/juillet 1996
•  France + 66,5 % + 38 %
•  Monde + 94 % + 36 %

En outre, les ventes de modems (+ 12,2 %) ont augmenté en 1996 beaucoup moins vite en France (+ 12,2 %) qu'en Allemagne (+ 31,6 %). Il est difficile de savoir si un tel retard est imputable à un "effet Minitel". Si c'est le cas, cela affecterait donc davantage l'informatique de réseau et les connexions à Internet que l'équipement en ordinateurs personnels proprement dit.

3. Internet n'a pas encore non plus pénétré le monde des entreprises

Le contraste entre le taux d'équipement en ordinateurs et l'utilisation d'Internet est encore plus marqué en ce qui concerne les entreprises que les ménages.

Il est probable tout d'abord, en raison du sous investissement informatique évoqué plus haut (illustration, hélas, d'un phénomène plus global) que le parc informatique des entreprises françaises a vieilli. Mais celles-ci sont cependant généralement équipées. Sans doute, aussi, sont-elles freinées dans leur utilisation informatique des réseaux ( Transpac ou Numeris ) par les tarifs élevés qui y sont pratiqués, dénoncés par le rapport Miléo aussi bien que par celui de l'AFTEL. Il semble, en tout cas, selon un sondage Louis Harris/ Enjeux / Les Échos , réalisé auprès des patrons français en octobre 1996, que 9 % seulement d'entre elles soient connectées à Internet. 15 % des non branchés (ce qui est fort peu) envisagent leur entrée sur le Net , en commençant par y installer un site web (vitrine multimédia) à l'imitation des trois quarts des entreprises déjà raccordées.

4. Des effets fâcheux

L'entrée tardive de la France dans la société de l'information risque d'avoir des répercussions néfastes en ce qui concerne l'émergence de services et contenus nouveaux et, par tant, sur la situation de notre économie et le rayonnement de notre culture et la pratique de notre langue.

a) Une entrave à la création de nouveaux services et contenus

En l'absence de données précises, complètes et actualisées sur la création française de services et de contenus adaptés aux nouvelles techniques d'information, on ne peut que se livrer à des suppositions.

Il est hélas probable que la faiblesse des taux de raccordement à Internet en France exerce une influence défavorable sur l'offre française correspondante. Cependant, même si la croissance actuelle des connexions au réseau des réseaux n'est pas suffisante pour nous permettre de rattraper notre retard dans ce domaine, elle existe tout de même et enclenche une certaine dynamique.

Toutefois, ce mouvement est caractérisé, trop souvent, par un éparpillement excessif des acteurs. Il peut en résulter, certes une saine émulation et une créativité appréciable au niveau des contenus artistiques, mais au détriment en fin de compte d'une certaine efficacité dans la distribution et de la compétitivité au niveau des prix. Le premier créneau visé en France par des sociétés émergentes semble être celui de la fourniture d'accès à Internet. Or, selon l'AFTEL, "le marché des opérateurs Internet se compose de toutes petites entités dont bien peu, à moins de pouvoir bénéficier de l'aile protectrice d'un grand opérateur mondial, survivront à la concurrence. Conséquence classique : une insuffisance chronique de fonds propres, un service clientèle souvent déficient, des phénomènes fréquents d'engorgement, une grande difficulté à gérer la croissance. Avec, phénomène bien français, une réticence à se fédérer avec d'autres" .

Sans doute les grands acteurs comme France Télécom, Havas ou Hachette (par l'intermédiaire de sa filiale Grolier), qui ont prévu de se lancer eux aussi dans les services d'accès aux réseaux en ligne, résisteront-ils mieux.

Fourniture d'accès à Internet : une offre française morcelée

On peut distinguer "grossistes" (ayant un lien direct et offrant une connexion permanente à Internet) et "détaillants" (accès à la demande).

1. Opérateurs offrant des connexions permanentes

a) Opérateurs privés


· EUNET FRANCE* (groupe européen)


· GROLIER INTERACTIVE (filiale d'Hachette)


· HAVAS


· INTERNET WAY*


· OLÉANE*

b) Opérateurs publics


· TRANSPAC* (France Télécom)


· RENATER * (INRIA, CNRS, CEA, EDF, Enseignement supérieur)


· WANADOO (France Télécom)

N.B. : tarification au forfait ou * au prorata du volume d'informations échangées

2. Fournisseurs d'accès à la demande


· CALVACOM


· FRANCE-NET


· GULLIVER-INFONET


· OLÉANE


· WORLD-NET

+ une kyrielle d'autres ...

D'autres entreprises, comme Infonie (qui vient de franchir le cap des 10.000 abonnés alors qu'il s'était fixé un objectif de 60.000) ou comme Europe on Line (en faillite) ont choisi la voie, plus difficile, de la création de réseaux privés.

Internet deviendra probablement, de plus en plus, un marché de contenus et, plus généralement, les services "en ligne" tireront la croissance de la production dans ce domaine, plus que la distribution "hors ligne".

Mais si le marché de l'édition "hors ligne" (CD-ROM et prochainement DVD) commence à se structurer, celui des services "en ligne" est encore balbutiant. Il y a de toute façon un lien entre les deux puisque le CD-ROM est devenu accessible à distance à travers les réseaux.

Le dernier Salon de l'édition électronique à Francfort a confirmé que, mis à part les dictionnaires, encyclopédies, catalogues de musées et d'expositions ou méthodes d'apprentissage des langues, les ouvrages multimédia, même richement dotés d'images, ont du mal à capter la clientèle. La demande passera certainement plus, comme l'a montré une étude de la DG XIII, par la diffusion sur un réseau de type Internet. Les éditeurs électroniques devront donc évoluer du rôle de producteurs de contenus à celui de développeurs de véritables services "en ligne".

Les deux grands groupes de communication français, Matra-Hachette et Havas, se hâtent lentement.

Le premier a besoin de clarifier sa stratégie et de renforcer la cohésion entre les différents secteurs. Il s'intéresse :

•  à l'édition de CD-ROM,

•  à la mise en place de services en ligne,

•  à la création d'Intranets (Matra) au sein des entreprises.

Plutôt que de mettre en place ses propres structures, il a regroupé ses activités multimédia au sein de sa filiale Grolier Interactive, basée aux États-Unis, mais présente en Europe.

Havas a choisi de sous-traiter l'hébergement et la gestion de ses serveurs et de ses abonnements à deux sociétés de service, Softway et Cap Gemini, et semble axer sa stratégie sur l'exploitation de synergies entre l'écrit, le off line et le on line avec la diffusion, sous forme de CD-ROM, de livrets d'initiation à Internet qui servent, en quelque sorte, de "rabateurs" vers le réseau. Sa priorité semble être, dans un premier temps, le recrutement d'abonnés plutôt que l'offre de contenus (ce qui peut ressembler à une "fuite en avant") quitte à développer ensuite l'hébergement de sites web (y compris pour ses propres filiales comme Havas voyages).

Hachette et Havas ont en commun de pratiquer une politique tarifaire attractive pour développer l'accès à Internet.

Un troisième larron, le groupe de La Cité, paraît en mesure de jouer un rôle important, à travers sa filiale multimédia Liris Interactive, en raison de la richesse de son fonds éditorial (Larousse, Nathan... L'Express , Le Point ...) et de sa stratégie très ciblée en matière de CD-ROM (culture, encyclopédies, ludo-éducatif...) qui exclut cependant le jeu (50 % du marché !). Liris vise, en outre, les services professionnels.

Au total, cependant, les deux plus grands groupes de communication français s'en remettent au savoir-faire américain (Grolier Interactive) ou à des sociétés extérieures, pour le développement de leurs activités multimédia, ce qui témoigne d'un certain retard ou manque de compétences dans ce domaine.

Concernant les services aux entreprises , le marché français est le deuxième en Europe, selon une récente étude de la DG XIII de la Commission des Communautés européennes, mais la part de nos opérateurs nationaux n'est pas à la hauteur.


Marché européen de l'information professionnelle*
% du marché européen Part des opérateurs nationaux
Grande Bretagne 28,8 63,1
France 17,4 11,6
Allemagne 14,6 5,7

* en ligne ou sur support de stockage

Le morcellement et la situation difficile des sociétés de services (SSII) a déjà été souligné, ainsi que leur retard, dans l'offre d'intégration d'Intranets (la demande étant, il est vrai, encore faible).

Le retard des entreprises françaises en matière d'utilisation du Net semble confirmé par le fait que, contrairement à ce qui se passe dans les autres pays, les trois quarts d'entre elles font héberger leurs services par un tiers. Les coûts rentrent aussi en ligne de compte : une ligne à 64 Kbit/s coûte aussi cher en France qu'une connexion à 1,5 Megabit/s aux États-Unis. Les accès à Internet sont donc plus lents dans notre pays, ce qui n'est pas de nature à encourager la demande !

b) Des répercussions économiques regrettables

D'un point de vue économique, le retard de la France en matière d'utilisation d'Internet risque d'avoir les conséquences suivantes :

•  déficit de création d'emplois par rapport aux possibilités,

•  opportunités manquées de faire connaître nos entreprises et nos produits à l'étranger,

•  affaiblissement de notre compétitivité, dans la mesure où le travail coopératif en réseau engendre des gains de productivité, une organisation plus efficace et, en définitive, une satisfaction plus grande de la clientèle.

c) Des conséquences néfastes du point de vue culturel

Un retard dans la création de services "en ligne" français, susceptibles de valoriser notre patrimoine et nos créations contemporaines, est évidemment un obstacle à notre rayonnement culturel mondial et au maintien du français en tant que langue internationale. 1,7 % seulement des serveurs raccordés à Internet sont installés en France.

La persistance d'un retard français et européen dans les technologies de l'information serait d'autant plus regrettable que de réelles opportunités de rattrapage se présentent actuellement.