B. Une mobilisation insuffisante et un manque d'ambitions industrielles

a) Au niveau européen

•   Dans son livre blanc sur Croissance, compétitivité et emploi , M. Bangemann insiste sur l'importance des techniques d'information et de communication et leur potentiel de création d'emplois. Il évoque la création d'un environnement favorable (juridique et normatif), une maîtrise des technologies concernées et le développement de réseaux transeuropéens.

Le terme "politique industrielle" est utilisé plusieurs fois dans le rapport qui conclut à la nécessité de "rassembler nos forces".

Malheureusement, depuis lors, peu de choses. Pas d'avancée en matière d'autorité régulatrice européenne et une thèse unilatérale tendant à laisser aux seules forces du marché la révolution technologique en cours. Et en matière de réseau transeuropéen, une seule petite incitation pour interconnecter les réseaux de recherche des pays de l'Union européenne (plus la Suisse et la Hongrie) : programme TEN 34 (doté de 17,4 millions d'Écus sur un total de 49,47) dans le cadre du IVe Programme de Recherche Développement de la Communauté (PCRD).

•   Ce programme représente environ 5 % des montants engagés en Europe dans le domaine de la recherche. 32 % des fonds du PCRD (soit 3626 Mécus) sont consacrés aux technologies de l'information, classées en trois domaines :

•  applications télématiques,

•  technologies de communication avancées (ACTS),

•  enfin, le programme esprit .

A priori , le programme télématique est plutôt orienté vers des applications de service public ou d'ordre socio-éducatif ou socioculturel. Le programme ACTS (qui a pris le relais du programme RACE) concerne, pour sa part, davantage les techniques de télécommunications et de réseaux (large bande, intelligents, interactifs). Quant à ESPRIT , il intègre, plus en amont, la recherche sur les logiciels, les composants et les technologies multimédia (compression et stockage de données...).

J'ai déjà évoqué mes réserves sur les modalités d'affectation des crédits dans le cadre de réponses à des appels d'offres sur projets définis à partir de Bruxelles, sur la durée et les procédures lentes et bureaucratiques.

•   Dans le cadre de l'initiative européenne Eurêka (Recherche et développement, financée par les entreprises et les États, dont les objectifs sont proches des besoins du marché), un nouveau programme doit prendre le relais de JESSI . Il s'agit du programme MEDEA , doté de 2 milliards d'Écus, qui se concentrera, entre autres, sur le multimédia et la technologie de communication.

Un autre projet, dirigé par Thomson Multimédia, COMMEND , vise à développer une norme multimédia numérique unique pour l'exploitation des données quels que soient les terminaux et les moyens de transmission utilisés.

En dehors même de ces deux grands programmes stratégiques, le secteur des technologies de l'information domine l'ensemble des nouveaux projets labellisés.

b) Au niveau français

Le gouvernement s'est attaché, en priorité, pour le moment, à :

•  user de la méthode expérimentale, tout en stimulant le marché, avec au début de 1995, un appel à propositions ayant abouti à la sélection de 244 projets dont trois d'envergure nationale ;

•  aménager le cadre législatif et réglementaire (avec les deux lois précitées d'avril 1996 sur la réglementation des Télécommunications [47] et le statut de France Télécom). Deux organismes ont été créés : une Autorité de régulation des Télécommunications (ART) et une Agence nationale des fréquences (ANF) ;

•  soutenir la recherche et développement dans ce domaine (270 millions de francs sur le budget en 1996), mais pour plusieurs années ;

•  mettre en place un Fonds d'aide à l'édition de produits multimédia (30 millions de francs sur deux ans) ;

•  développer des applications dans les domaines de l'éducation et de la santé (voir encadré) ;

•  enfin, montrer l'exemple en utilisant lui-même ces techniques (sept ministères sont déjà dotés d'un serveur Web et la totalité devraient l'être avant la fin de 1997. La Documentation Française en sera pourvue. Un Intranet devrait relier les principales administrations centrales).

Actions dans les domaines de l'éducation et de la santé

I. Éducation (avec l'aide des collectivités locales)

1. Atteindre un équipement de un micro-ordinateur pour 20 élèves dans les collèges (+ 40.000)

2. Mettre les micro-ordinateurs dans une configuration multimédia dans les lycées (+ 25.000).

3. Faire passer de 500 à 700 le nombre de lycées, collèges, écoles raccordés à RENATER.

4. Développement et raccordement au kiosque Numéris de France Télécom de serveurs Web dans chaque académie.

5. Expérimentation sur quatre plates-formes de bouquets de services en ligne éducatifs accessibles par micro-ordinateurs dans des établissements scolaires.

II. Santé

Le projet SESAM-VITALE (4 milliards de francs) a pour objet de remplacer les feuilles de soins par un système de télétransmission sécurisé du cabinet du médecin vers les caisses d'assurance maladie. 400.000 cartes à puce devraient être distribuées aux professionnels de santé et 50 millions aux assurés sociaux.

L'ordonnance n° 96-345 du 24 avril 1996 relative à la maîtrise médicalisée des dépenses de soins prévoit de recourir en outre à l'informatique pour le recueil et l'échange d'informations, la gestion du carnet de santé, etc...

Il s'agit du plus grand chantier administratif en cours dans le domaine des technologies de l'information.

En outre, l'ANVAR a lancé un nouvel appel à propositions, à l'initiative du ministère des Télécommunications, en direction des P.M.E. (100 millions de francs). La priorité a été donnée aux innovations tendant à rendre l'accès aux services multimédias plus convivial et plus ergonomique. Plus de 600 dossiers ont été reçus.

Enfin, malgré la clôture du premier appel à propositions, le processus de labellisation se poursuit et un guichet unique a été mis en place pouvant déboucher sur une aide au financement des projets les plus innovants.

Votre rapporteur se félicite des mesures plus générales de soutien à l'innovation et d'aide aux P.M.E. innovantes prises par ailleurs (création d'un second marché, institution de fonds commun de placement dans l'innovation...) et, en ce qui concerne l'informatique, de la politique d'essaimage de l'INRIA. Il regrette, en revanche, l'assujettissement aux cotisations sociales des plus-values sur "stock-options" qui risque de pénaliser les créateurs d'entreprises.

2. Une mobilisation insuffisante

a) Au niveau budgétaire

Par rapport à l'ampleur de notre retard et à l'importance des enjeux, l'effort budgétaire de l'État, même s'il est en augmentation, n'est pas à la hauteur. Hors ce qui concerne donner l'exemple, se doter d'un serveur Web est facile et peu onéreux, même des particuliers connectés à Numeris peuvent le faire, se restructurer pour tenir compte de la réalité nouvelle est plus difficile, nécessite une stratégie continue sur plusieurs années et une volonté de modifier en profondeur un département ministériel.

Il est difficile d'effectuer des comparaisons mais, par exemple, le Québec, dix fois moins riche que la France, a créé un Fonds autoroute de l'information (FAI) doté de 20 millions de dollars canadiens (80 millions de francs) par an pour les 3 ans à venir et a décidé de raccorder à Internet toutes ses écoles. Le gouvernement canadien a investi 80 millions de dollars canadiens (320 millions de francs) dans le réseau canadien pour l'Avancement de la Recherche, de l'Industrie et de l'Éducation (CANARIE).

Selon notre ambassade à Washington, 1,3 milliard de dollars ont été consacrés en 1994 par l'administration fédérale américaine à l'ensemble des projets rentrant dans le cadre de la NII ( National Information Infrastructure ) dont 90 % au titre du HPCC ( High Performance Computing and Communication Program ). Les 100 millions de dollars restant ont servi à financer une première série d'expérimentation et de raccordement aux écoles, bibliothèques et hôpitaux.

En comparaison de ces sommes, les 17,4 millions d'Écus susmentionnés du PCRD pour le réseau transeuropéen TEN 34 paraissent ridicules !

Quant au niveau du financement par l'État français, il manque quelques zéros... D'autant plus que le secteur privé, en la matière, est loin d'être dynamique. Nous en avons déjà parlé. C'est général pour l'Europe.

Le fossé avec les États-Unis se creuse. Le P.D.G. d'IBM, Lucio Stanca, a fait remarquer, au printemps dernier que "les investissements européens dans les technologies de l'information seront inférieurs de 100 milliards de dollars à la dépense américaine" (210 milliards de dollars en Europe, selon l'International Planning and Research Group, contre 327 milliards aux États-Unis).

b) En ce qui concerne la francophonie

Dès lors que l'effort pour les inforoutes est ridiculement bas si l'on tient compte de l'importance des enjeux sociaux et économiques, il l'est pour la francophonie.

Or, il s'agit pour la France, à la fois d'un atout et d'un impératif :

•  un atout, pour élargir le marché des contenus en français diffusés à travers les réseaux ;

•  un impératif au regard de la défense du caractère international de notre langue et vis à vis des pays avec lesquels nous partageons son usage, en particulier ceux du Sud. Pour ces derniers, l'accès aux technologies de l'information et à leurs contenus constitue un facteur de développement et, s'agissant de pays francophones, doit pouvoir s'effectuer en français.

Concernant le Canada, Vidéotron a décidé :

•  de consacrer 3 millions de dollars (12 millions de francs) à la création de contenus éducatifs francophones,

•  d'offrir l'accès du Net à tous les établissements scolaires du Québec.

Un million de dollars par an du FAI (Fonds à l'autoroute de l'information), a été réservé à des projets franco-québécois dès 1996. Malgré les protocoles signés lors de la visite du gouvernement français à Montréal, rien n'a été concrétisé.

Pour ma part, j'avais suggéré que, parmi les projets labellisés à la suite de l'appel à propositions du gouvernement français, ceux qui peuvent être étendus au Québec le soient rapidement.

La francophonie au Canada ne se limite pas au Québec. L'ancien responsable de l'organisme canadien de régulation Keitle Spicer avait fait beaucoup pour le bilinguisme dans l'ensemble du Canada.

Dans son rapport intitulé Pour une stratégie francophone des autoroutes de l'information , le député Serge Poignant, membre de l'Office, estime, à juste titre que le dynamisme québécois doit nous servir de modèle. Il cite notamment :

•  les initiatives des milieux universitaires et industriels en matière d'infrastructures,

•  la création de contenus,

•  la recherche, particulièrement dans le domaine des logiciels (logiciel Tango produit par Alis Technologie, travaux du Centre de recherche informatique de Montréal ou de la Télé-université de Québec).

Le français doit être promu sur les autoroutes de l'information, dans le cadre d'un combat pour la diversité culturelle, mais aussi, sans complexe, en tant que langue internationale (même si tous les langages ont droit a priori à la même considération et au même respect).

On le dit. On le répète au plus haut niveau. Mais où est l'action ?

3. Un manque d'ambitions industrielles

Les velléités de politique industrielle du rapport Bangemann n'ont pas été reprises par la présidence du Conseil européen de Corfou. Or, si nous voulons être certains que les technologies de l'information créent des emplois en Europe, nous devons en être non seulement des utilisateurs, mais des pourvoyeurs.

De toutes les technologies de l'information, l'informatique (équipement et logiciel) est de loin la plus importante et aussi celle qui connaît les plus forts taux de croissance (d'après Dataquest, les ventes de micro-ordinateurs devraient progresser de 17 % par an en moyenne d'ici à l'an 2000). Or, c'est malheureusement dans ce domaine que les positions européennes sont les plus faibles par rapport à la concurrence américaine ou même japonaise.

A l'occasion du plus important salon européen de l'informatique, le CeBit , le P.D.G. de Bull, Jean-Marie Descarpenteries, a déclaré, en mars 1996, que "la dispersion de l'industrie informatique européenne est sa première source de faiblesse" . Ce constat rejoint celui formulé, un peu plus tard en mai, par un autre Français, Robert Caillau, l'un des inventeurs du Web , dans le magazine Usine Nouvelle , selon lequel "l'Europe de l'informatique n'existe pas" . Or, même si d'autres terminaux, très diversifiés se développent, l'ordinateur personnel demeurera un élément incontournable du développement des réseaux. Mais il s'agit d'un marché difficile sur lequel il est devenu primordial d'atteindre une taille critique.

Un regroupement d'Olivetti, d'Escom, de Bull et de l'informatique Siemens serait certes utile. Il faut ici vilepender avec ardeur les commentaires, et surtout l'influence, de certains commissaires, dont on veut croire qu'ils sont dictés par un dogmatisme aveugle. Car penser qu'ils sont liés à une trop grande influence de lobbyistes extérieurs serait injurieux.

"Rassembler nos forces" prescrivait M. Bangemann : les européens n'en donnent pas généralement l'impression (même s'il y a des exceptions comme le programme Eurêka Jessi auquel a succédé Médéa ...). Ils ressemblent parfois à ces lilliputiens de Gulliver qui se disputaient pour ligoter un géant. Encore ce dernier était-il endormi et débonnaire, ce qui n'est pas le cas de nos concurrents.

Il existe des synergies à développer entre les secteurs convergents des télécommunications, de l'informatique et de l'électronique grand public et aussi entre le logiciel, les composants et les équipements (Intel, Microsoft et les fabricants de P.C. l'ont bien compris). Où voit-on poindre des regroupements ou des alliances européennes qui en tiennent compte ?

Ces alliances pourraient d'ailleurs comporter des firmes américaines dans certains cas, à condition que la dominante ne soit pas toujours à l'ouest de l'Atlantique.

La priorité par ailleurs doit être donnée aux techniques génériques et transversales (semi-conducteurs et logiciels). Mais pour cela, il faut une prospective, des ambitions industrielles.

Les technologies de l'information ont plus d'importance stratégique que l'Espace. Elles incluent, en effet, les télécommunications et l'informatique. Or, c'est parce que les Américains refusaient de lancer leur satellite de télécommunications Symphonie que l'Europe a décidé de développer la fusée Ariane dans les années soixante-dix.