INTRODUCTION

Le thème du service public est l'exemple de l'un des nombreux cas où une notion forgée dans le contexte national français ne trouve pas d'équivalent exact en droit communautaire. Ce " décalage " au niveau européen peut être une source de malentendus juridiques qui, sur le fond, recouvrent bien souvent de véritables divergences d'approches politiques.

Il serait cependant exagéré de dire que le service public est une notion " typiquement française ", parce qu'elle a des équivalents dans tous les Etats membres. Mais c'est certainement en France que le service public a été le plus théorisé, et dans une certaine mesure sacralisé.

Un bon résumé des fondements de la conception française du service public peut être trouvé dans le Memorandum présenté par le Gouvernement français lors de la Conférence intergouvernementale préparatoire au traité d'Amsterdam de 1996 (voir annexe II) :

" Dans une économie de marché, la réponse aux différents besoins des particuliers ou des entreprises relève généralement de l'initiative privée. Elle s'exprime dans le cadre des règles de la concurrence et de différentes législations sociales, fiscales et techniques. Il en résulte une offre adaptée à la diversité des demandes, avec une bonne qualité de services et des prix ajustés. Certains besoins d'intérêt général nécessitent cependant des dispositions particulières en raison de leurs spécificités et des limites naturelles d'efficacité du marché. "

Ce Memorandum , toujours pertinent aujourd'hui, avance quatre arguments principaux en faveur du service public :

- la nécessité de lourds investissements dans les services de base, comme les transports, l'énergie ou les communications, qui sont générateurs d'économies d'échelle, mais qui n'ont de rentabilité qu'à long terme, peut justifier l'existence de monopoles ;

- l' exigence d'un service universel , garantissant l'accès aux services de base à l'ensemble des usagers et des clients ;

- l' indifférence du marché à l'égard d'objectifs de solidarité et d'équité, qui peuvent être atteints par la péréquation tarifaire au sein du service public ;

- l' absence de réponse spontanée du marché aux exigences d'intérêt général, telles que la protection de l'environnement ou l'aménagement du territoire.

Comme l'a souligné en 1996 le rapport de M. Denoix de Saint-Marc au Premier Ministre (dont l'introduction est reproduite en annexe III), la véritable spécificité de la conception française du service public est la confusion implicitement faite entre statut et mission. Quand on dit " services publics ", les Français pensent immédiatement aux grands services publics nationaux, organisés de manière centralisée et sous statut de droit public. Ce faisant, ils oublient l'importance des services publics locaux et des concessions de service public à des entreprises privées.

On constate des différences d'organisation des services publics en Europe . Les services d'intérêt général sont cependant reconnus fondamentaux par tous les Etats membres, même s'ils n'en tirent pas les mêmes conséquences juridiques. Les pays de droit romaniste s'opposent ici aux pays de droit anglo-saxon.

La communication de la Commission vise essentiellement les " services d'intérêt économique général ". Cette notion de droit communautaire recoupe, en droit administratif français, la notion de " service public industriel et commercial ". Elle correspond également à la notion économique de " services publics en réseaux ".

Notre délégation s'était à l'époque inquiétée de cette politique brutale, qui lui paraissait menacer l'existence même des services publics français. Elle a eu l'occasion d'exprimer sa désapprobation des méthodes de la Commission à travers des résolutions, ainsi que dans le rapport d'information sur les services publics en Europe fait en 1993 par notre collègue Jacques Oudin .

Un apaisement est intervenu en 1996 avec l'article 16 du traité d'Amsterdam , qui consacre la reconnaissance des services publics dans le droit communautaire institutionnel, ainsi que grâce à la première communication faite par la Commission sur ce sujet.

Mais la question de la place des services publics en Europe est loin d'être réglée. D'où l'intérêt de la nouvelle communication adoptée par la Commission le 20 septembre dernier, qui met à jour celle qu'elle avait présentée en 1996.

DEFINITIONS DONNEES PAR LA COMMISSION EUROPEENNE

Services d'intérêt général :

Ils désignent les activités de service, marchands ou non , considérées d'intérêt général par les autorités publiques et soumises pour cette raison à des obligations spécifiques de service public.

Services d'intérêt économique général :

Mentionnés dans le traité à l'article 90 du traité CE, ils désignent les activités de service marchand remplissant des missions d'intérêt général, et soumises de ce fait par les Etats membres à des obligations spécifiques de service public. C'est le cas en particulier des services en réseaux de transport, d'énergie, de communication.

Service public :

Cette expression a un double sens : tantôt elle désigne l'organisme de production du service, tantôt elle vise la mission d'intérêt général confiée à celui-ci. C'est dans le but de favoriser ou de permettre l'accomplissement de la mission d'intérêt général que des obligations de service public spécifiques peuvent être imposées par l'autorité publique à l'organisme de production du service, par exemple en matière de transport terrestre, aérien ou ferroviaire, ou en matière d'énergie. Ces obligations peuvent s'exercer à l'échelon national ou régional. A noter que l'on confond souvent à tort service public avec secteur public (y compris fonction publique), c'est-à-dire mission et statut, destinataire et propriétaire.

Service universel :

Le service universel, et notamment la définition des obligations de service universel, doit accompagner la libéralisation des secteurs de services dans l'Union européenne, tels que celui des télécommunications. La définition et la garantie d'un service universel permettent le maintien pour tous les utilisateurs et tous les consommateurs de l'accessibilité et de la qualité des services pendant le processus de passage d'une situation de prestation de services sous monopole à celle de marchés ouverts à la concurrence. Le service universel, dans un environnement de marchés de télécommunications ouverts et concurrentiels, se définit comme un ensemble minimal de services d'une qualité donnée auquel tous les utilisateurs et les consommateurs ont accès, compte tenu de circonstances nationales spécifiques, à un prix abordable.

I. LES TERMES DU DÉBAT JUSQU'AU TRAITÉ D'AMSTERDAM

Contrairement à une idée reçue, le droit communautaire initial ne méconnaît pas l'importance des services publics. La " crispation " du débat sur ce sujet est relativement récente. Elle est liée aux libéralisations menées de manière très volontariste par la Commission, à partir du milieu des années 1980, afin de réaliser le marché unique.

A. UNE RECONNAISSANCE ANCIENNE DE LA SPÉCIFICITÉ DES ENTREPRISES CHARGÉES D'UN SERVICE PUBLIC

Certes, le droit communautaire initial ignore presque totalement la notion de service public, en tant que telle. La seule mention qui en est faite se trouve dans l'article 73 (ex-article 77) du traité CE, relatif aux transports : " Sont compatibles avec le présent traité les aides qui répondent aux besoins de la coordination des transports ou qui correspondent au remboursement de certaines servitudes inhérentes à la notion de service public. "

En revanche, le droit communautaire connaît la notion d'entreprise publique ou chargée d'intérêt général , dont il admet la spécificité.

1. Le statut particulier des entreprises publiques

a) Le respect des choix des Etats membres

L'article 295 (ex-article 222) consacre expressément la neutralité du droit communautaire à l'égard du statut public ou privé des entreprises : " Le présent traité ne préjuge en rien le régime de la propriété dans les Etats membres. "

Par ailleurs, le droit communautaire admet l'existence des monopoles publics , même à caractère commercial, sous réserve de non discrimination selon la nationalité et de l'absence de restrictions quantitatives ou d'obstacles douaniers.

Aux termes de l'article 31 (ex-article 37), premier alinéa : " Les Etats membres aménagent les monopoles nationaux présentant un caractère commercial, de telle façon que soit assurée, dans les conditions d'approvisionnement et de débouchés, l'exclusion de toute discrimination entre les ressortissants des Etats membres. "

b) Un principe de soumission aux règles de concurrence

L'article 86 (ex-article 90) du traité CE prévoit que, comme les entreprises privées, les entreprises publiques sont soumises aux règles communautaires de concurrence .

Le premier alinéa de l'article 86 dispose : " Les Etats membres, en ce qui concerne les entreprises publiques et les entreprises auxquelles ils accordent des droits spéciaux ou exclusifs, n'édictent ni ne maintiennent aucune mesure contraire aux règles du présent traité, notamment à celles prévues aux articles 12 et 81 à 89 inclus. "

Les deux piliers du droit communautaire de la concurrence sont les articles 81 (ex-article 85) et 82 (ex-article 86) du traité CE.

L'article 81 est relatif aux ententes et interdit " tous accords entre entreprises, toutes décisions d'associations d'entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre Etats membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché commun ".

Les accords interdits par l'article 81 sont nuls de plein droit. Toutefois, le troisième alinéa de cet article prévoit que l'interdiction peut ne pas s'appliquer à certains accords ou associations entre entreprises " qui contribuent à améliorer la production ou la distribution des produits ou à promouvoir le progrès technique ou économique, tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte... ".

L'article 82 est relatif aux abus de position dominante . Son premier alinéa dispose " qu'est incompatible avec le marché commun et interdit, dans la mesure où le commerce entre Etats membres est susceptible d'en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci ".

Les dispositions de l'article 81 peuvent faire obstacle aux politiques de coopération entre entreprises publiques.

Les dispositions de l'article 82 sont particulièrement délicates pour les entreprises titulaires de délégations de service public ou de monopoles commerciaux, qui se trouvent par définition en situation de " position dominante ". La jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) a ainsi consacré une présomption d'infraction du seul fait de l'existence de droits exclusifs en faveur d'une entreprise.

c) Une possibilité de dérogation encadrée

Toutefois, l'alinéa 2 de l'article 86 admet la possibilité d'une dérogation aux règles communautaires de la concurrence : " les entreprises chargées de la gestion de service d'intérêt économique général ou présentant le caractère d'un monopole fiscal sont soumises aux règles du présent traité, notamment aux règles de concurrence, dans les limites où l'application de ces règles ne fait pas échec à l'accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie . Le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l'intérêt de la Communauté. "

Mais cette possibilité de dérogation n'est pas laissée à la libre appréciation des Etats membres. Elle est encadrée par la Commission européenne sur la base du troisième alinéa de l'article 86 : " la Commission veille à l'application des dispositions du présent article et adresse, en tant que de besoin, les directives ou décisions appropriées aux Etats membres ".

Cet alinéa a servi de fondement aux initiatives prises par la Commission, à partir de la fin des années 1980, pour s'attaquer aux monopoles existant en faveur des opérateurs publics dans un certain nombre de secteurs de services de base.

La CJCE participe également à l'encadrement de cette possibilité de dérogation. Ainsi, elle vérifie la réalité de l'intérêt économique général d'une activité. Même lorsque ce caractère d'intérêt économique général est constaté, la Cour vérifie si les restrictions apportées à la libre concurrence ne sont pas disproportionnées.

2. Les obligations des Etats membres à l'égard de leurs entreprises publiques

Ainsi, le droit communautaire initial reconnaît l'existence des entreprises chargées de missions de service public, et admet leur spécificité.

Mais il précise en retour les obligations des Etats membres à l'égard de leurs entreprises publiques.

a) La transparence et la proportionnalité des subventions

Les règles communautaires relatives aux aides d'Etat s'appliquent aussi aux entreprises publiques. Une directive du 25 juin 1980 relative aux relations financières entre les Etats membres et les entreprises publiques a instauré une obligation de transparence dans ce domaine.

La Commission doit avoir connaissance des aides directes (apports en capital, subventions, prêts) et indirectes (garanties d'emprunt, avantages fiscaux) que les Etats accordent à leurs entreprises publiques.

Corrélativement, il existe des règles de transparence comptable pour les entreprises publiques , destinées à rendre plus facile le contrôle des aides d'Etats et à isoler le coût réel des charges spécifiques de service public qui les justifient.

Sur la base de ces informations, la Commission et la CJCE font application d'un principe de proportionnalité entre le montant des aides de toute nature reçues par les entreprises et les charges financières correspondantes à leurs missions de service public.

b) Le respect de la réglementation des marchés publics

Les Etats membres doivent également veiller à ce que les entreprises chargées de service public fassent jouer la concurrence pour les marchés et commandes qu'elles passent dans leur fonctionnement quotidien.

Cette ouverture des marchés publics à la concurrence, qui vaut aussi pour les services publics non commerciaux, est l'un des volets de la réalisation du marché unique européen à partir de 1985.

Les nombreux textes communautaires adoptés dans ce domaine entre 1988 et 1993 ont été codifiés dans trois directives du 14 juin 1993, relatives aux marchés publics de fournitures, aux marchés publics de travaux, et aux marchés publics de fournitures et de travaux dans certains secteurs dits spéciaux (eau, énergie, transports, télécommunications).

Trois procédures de passation des marchés publics sont prévues. La procédure ouverte est le principe. La procédure négociée est l'exception, sauf en matière de secteurs spéciaux. La procédure restreinte offre une marge de liberté intermédiaire aux contractants.

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