B. LES RÉPONSES APPORTÉES

Les réseaux de proxénétisme ignorent les frontières ; ils profitent au maximum des différences de " sensibilité " des pays européens à l'égard du phénomène de la prostitution, de la disparité des législations nationales et du cloisonnement des procédures.

On assiste cependant, face à ces réseaux, à la mise en place, certes encore très embryonnaire, d'outils opérationnels de coopération à l'échelon européen et à la mobilisation de certains pays, au premier rang desquels la France, en faveur de l'adoption de normes internationales contraignantes.

1. Une coopération opérationnelle balbutiante

Au sein de l'Union européenne, la lutte contre les réseaux de proxénétisme est menée dans le cadre du " troisième pilier ", du " secteur JAI " (Justice et Affaires intérieures) ; ses interférences sont nombreuses avec des dossiers, comme ceux de l'immigration, de la liberté de circulation dans l'espace Schengen, du droit d'asile qui constituent des éléments essentiels de la construction européenne mais aussi des vecteurs d'expansion de la prostitution internationale.

Le mandat d' EUROPOL , office européen des polices qui repose sur la coopération intergouvernementale et qui a été créé (par le Traité de Maastricht de 1992) pour lutter contre le terrorisme, le trafic de stupéfiants et autres formes graves de criminalité internationale organisée, a été étendu en 1996 à la traite des êtres humains en vue de l'exploitation sexuelle. L'extension ne concerne pas seulement la prostitution stricto sensu mais aussi la pédophilie et la pornographie enfantine (certains dénonçant en termes d'efficacité ce " mélange des genres " et soulignant que le traumatisme causé par l'affaire Dutroux a conduit à privilégier la lutte contre les pédophiles, cependant que d'autres font observer que cette affaire a accéléré la prise de conscience des dirigeants européens quant à la gravité du phénomène d'exploitation sexuelle...).

EUROPOL doit d'abord servir de support opérationnel d'observation et de collecte d'informations pour les Etats membres et leurs services de police, de douane et de gendarmerie. Les renseignements qu'il centralise sont ceux que les Etats doivent -en principe- lui transmettre et qu'il enrichit. Ils concernent à la fois les victimes et leurs origines géographiques et ethniques, les organisations criminelles qui les exploitent et les aspects de la lutte mise en place pour contrer ces dernières.

A ce stade de l'observation et d'analyse, EUROPOL éprouve déjà des difficultés pour identifier précisément son rôle ; il ne s'est d'ailleurs réuni que deux fois pour procéder à une évaluation décevante de la prostitution et des politiques de lutte menées dans les Etats membres. Certains pays se montrent en effet dans l'incapacité de procéder à une telle évaluation en raison des difficultés qu'ils éprouvent à cerner " physiquement " le phénomène ou des règles juridiques qu'ils appliquent à la prostitution et au proxénétisme. EUROPOL reconnaît avoir parfois du mal à trouver un " point de contact " aux échelons nationaux et dénonce l'absence de services spécialisés dans certains pays d'Europe.

Une action commune relative à la lutte contre la traite des êtres humains et l'exploitation sexuelle des enfants a été adoptée en février 1997 par le Conseil européen. Les Etats membres ont accepté par son biais de revoir leur droit pénal de manière à ériger certains comportements en infractions pénales et à favoriser la coopération judiciaire.

Des progrès insuffisants ont été observés, depuis, dans les législations des Etats membres ; en ce qui concerne l'enquête policière et judiciaire, la coopération se heurte à un certain nombre de difficultés comme, par exemple, l'incompétence extra-territoriale des juridictions nationales. Or, les têtes de réseaux se tiennent la plupart du temps non pas là où l'infraction est directement commise, mais dans les pays où la police est déficiente, où il est difficile de faire exécuter une commission rogatoire et où, par conséquent, elles ne risquent pas d'être inquiétées.

A la suite du Traité d'Amsterdam, dont l'article 29 fait expressément référence à la traite des êtres humains et aux crimes contre les enfants, et des sommets de Tampere (octobre 1999) et de Santa Maria da Feira (juin 2000), EUROPOL a vu son champ de compétence étendu et devrait voir à l'avenir son rôle renforcé : son pouvoir de coordination sera accru et il pourra participer aux équipes d'enquête conjointe prévues par la Convention d'entraide judiciaire en matière pénale qui est en passe d'être ratifiée (il sera, par exemple, possible à des enquêteurs français de travailler en utilisant la procédure allemande en coopération avec des experts d'EUROPOL dans le cadre d'une enquête globale menée dans l'espace européen).

Par ailleurs, le Conseil européen de Tampere a décidé la création d' EUROJUST , " unité composée de procureurs, de magistrats ou d'officiers de police ayant des compétences équivalentes, détachés par chaque Etat membre " avec " la mission de contribuer à une bonne coordination entre les autorités nationales chargées des poursuites et d'apporter son concours dans les enquêtes relatives aux affaires de criminalité organisée, notamment sur la base de l'analyse effectuée par EUROPOL ". Cette unité devra aussi contribuer à simplifier l'exécution des commissions rogatoires. Prévue pour être opérationnelle à l'horizon de l'année 2002, elle pourrait être un élément important de la lutte contre les grands réseaux de proxénétisme, même si, d'évidence, l'on ne peut en espérer l'efficacité qu'elles auraient si elles étaient appuyées par l'adoption de règles et procédures pénales identiques.

Enfin, la criminalité n'étant évidemment pas basée sur le seul territoire européen, EUROPOL met en place des accords de coopération avec les pays tiers les plus importants et les organisations internationales.

Par ailleurs, la Commission européenne a mis en oeuvre un certain nombre de programmes pour faciliter la coopération entre les services des Etats membres : Grotius destiné aux praticiens de la justice, Oisin aux personnels de police, Falcone qui doit favoriser une coopération multidisciplinaire entre les personnes responsables de la prévention et de la lutte contre la criminalité organisée.

Les programmes Stop (Sexual Trafficking Of Persons) et Daphné concernent plus particulièrement la traite des êtres humains et les abus sexuels.

Le premier vise à améliorer la coopération internationale dans la lutte contre la traite et l'exploitation sexuelle des enfants ; il a mobilisé ces quatre dernières années 6,5 millions d'euros et financé quatre-vingt cinq projets. Le second, qui cible, au travers notamment des ONG, toutes les formes de violences exercées contre les enfants, les adolescents et les femmes est ouvert sur les pays d'Europe de l'Est et les projets transeuropéens d'échange d'informations, de sensibilisation du grand public, des autorités et des médias ; ces trois dernières années, cent cinquante projets et six cent cinquante organisations ont été financés par son biais pour un total de 11 millions d'euros.

D'autres programmes européens peuvent concerner indirectement la prostitution, comme Odysseus , programme de coopération sur le droit d'asile, l'immigration et le franchissement des frontières extérieures de l'Union européenne (12 millions d'euros pour la période 1998-2002).

Les auditions auxquelles la délégation a procédé, comme les interventions qui ont eu lieu dans le cadre du colloque du 15 novembre 2000, ont abordé le problème de la cybercriminalité . Dans la lutte extrêmement difficile contre ce phénomène nouveau, la France a endossé un rôle qu'il convient de saluer.

Dans le cadre de sa présidence de l'Union européenne, elle a proposé l'extension du mandat d'EUROPOL à la criminalité liée aux nouvelles technologies ; elle a organisé, en mai 2000, à Paris, un colloque international sur la régulation de l'Internet qui réunissait, pour la première fois, les pouvoirs publics et le secteur privé (industriels, fournisseurs d'accès, hébergeurs) ; enfin, le premier séminaire européen consacré à la cybercriminalité s'est tenu à Poitiers, en novembre dernier, avec des spécialistes de vingt cinq pays, dans le but de " mutualiser " les connaissances techniques.

Aujourd'hui la France se bat au niveau du Conseil européen au sujet du projet de directive " e-Europe " : les services de l'Intérieur et de la Justice craignent en effet, dans l'état actuel de la rédaction de ce texte, de ne plus pouvoir à l'avenir " remonter les pistes ". Ils souhaitent qu'on contraigne les hébergeurs de sites à conserver les données de connexion pendant un délai suffisant pour leur permettre de travailler. La volonté de préserver, conformément au Traité d'Amsterdam, la liberté, mais aussi la sûreté et la justice dans l'espace européen doit s'étendre au " cyberespace ".

2. L'élaboration de normes internationales

a) Histoire de l'abolitionnisme

Le combat abolitionniste de Joséphine Butler, qui créa en 1876 la Fédération abolitionniste internationale (FAI), entraîna une prise de conscience internationale et aboutit à la signature, au début du XX ème siècle, des premiers grands textes internationaux sur la traite des femmes (Arrangement de 1904 et Convention de 1910 relatifs à la répression de la traite des blanches, Convention de 1921 sur la répression de la traite des femmes et des enfants, Convention pour la répression de la traite des femmes majeures de 1933), puis, à l'issue d'enquêtes conduites par la Ligue des Nations pendant l'entre-deux-guerres, à la Convention de l'ONU du 2 décembre 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui .

Cette convention internationale, qui fait partie des grands textes de l'après-guerre sur les droits de l'Homme et qui a d'ailleurs été signée un an seulement après la Déclaration universelle de 1948, aura été la première à porter -dans son préambule- un jugement de valeur négatif sur la prostitution :

" ... la prostitution et le mal qui l'accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine et mettent en danger le bien-être de l'individu, de la famille et de la communauté ".

Elle considère la traite comme une conséquence de la prostitution et pénalise, dans ses articles premier à quatre, le proxénétisme.

Elle n'a été ratifiée que par soixante-douze pays, mais l'article 6 de la Convention de 1979 sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (CEDAW 40 ( * ) ) , qui, elle, a obtenu la ratification de cent cinquante Etats a repris sa philosophie :

" Les Etats sont tenus de prendre toutes les mesures appropriées, y compris des mesures législatives, pour supprimer, sous toutes leurs formes, le trafic des femmes et l'exploitation de la prostitution des femmes ".

Certes vieillie et en partie inopérante en l'absence de protocole contraignant, la Convention de 1949 a progressivement été attaquée sur la scène européenne et internationale pour des raisons qui ne tenaient pas toutes, loin de là, au souci de l'actualisation. Des pays ont en effet cherché, dans la période récente, à faire admettre par la communauté internationale que la prostitution était acceptable dans certains cas.

b) Actualité de l'abolitionnisme

C'est à Vienne, à l'occasion des négociations internationales relatives à la Convention sur la criminalité transnationale organisée, dite " Convention CTO " et qui doit constituer le premier instrument global de lutte contre les mafias, qu'une tentative de démantèlement des principes déterminants posés en 1949 a été entreprise par certains pays, Pays-Bas en tête, pour faire reconnaître qu'une différence de traitement devait être opérée entre " prostitution forcée " et " prostitution libre ".

En réalité, la notion de prostitution " forcée " avait déjà fait une percée sur la scène internationale : la déclaration des Nations unies de décembre 1993 sur l'élimination de la violence à l'égard des femmes ne classe que la prostitution forcée parmi les actes constituant des formes de violence, la Conférence mondiale des femmes à Pékin de 1995 évoque la notion, laquelle figure même dans l'intitulé de la Recommandation 1325 du 23 avril 1997 du Conseil de l'Europe (relative à la traite des femmes et à la prostitution forcée dans les Etats membres du Conseil).

Mais l'offensive des pays favorables à l'établissement d'une distinction entre prostitution " libre " et " forcée " a été particulièrement virulente à Vienne, dans le cadre de la négociation de l'un des trois protocoles additionnels à la Convention CTO, qui concerne la traite des êtres humains, en particulier des femmes et des enfants 41 ( * ) .

Il s'agissait pour ces pays de faire admettre qu'il pouvait y avoir consentement à la prostitution et que, dès lors que celui-ci était établi, la prostitution pouvait être considérée comme une activité économique comme une autre. Un rapport de l'OIT avait d'ailleurs montré le chemin en 1998 en estimant au terme d'une étude menée dans quatre pays du Sud-Est asiatique (Thaïlande, Philippines, Malaisie et Indonésie) que, la prostitution représentant dans ces pays une part non négligeable du PNB, elle devrait y être économiquement reconnue à partir du moment où elle ne s'accompagne d'aucune forme de violence ou de contrainte.

Outre qu'elle reposait sur une fiction, celle de l'existence d'un consentement possible à la prostitution -même lorsque la contrainte physique est absente, il existe toujours un conditionnement psychologique, économique ou social...- cette offensive faisait courir le risque d'une banalisation de la prostitution et d'une légalisation du proxénétisme .

Les conséquences pouvaient être extrêmement lourdes pour les prostituées.

La " clause de protection " que représente pour elles l'expression " avec ou sans consentement " à l'exploitation sexuelle disparue, il leur aurait fallu apporter elles-mêmes la preuve qu'elles avaient été contraintes ; quand on connaît le rapport de forces qui existe entre elles et leurs proxénètes, on mesure toute la difficulté qu'elles auraient eue à assumer une telle charge de la preuve...

On risquait de ne plus parler que des modalités de la traite et non du but et les prostituées qui seraient apparues comme prétendument consentantes auraient été considérées comme exclues de tout trafic d'êtres humains.

Comme dans toute négociation internationale, mais sans doute avec une évidence particulière, les subtilités de vocabulaire, apparemment anodines, emportaient à Vienne des conséquences considérables. Il a fallu veiller aux glissements sémantiques qu'on tentait d'imposer, comme celui qui visait, par exemple, à remplacer le mot de " victimes " par celui de " personnes trafiquées ".

Entamés en janvier 1999, les débats se sont achevés en octobre dernier ; compte tenu des enjeux, ils furent extrêmement difficiles. C'est pourquoi, il convient de se féliciter aujourd'hui de l'issue des discussions et de saluer le rôle qu'aura joué la France .

La France s'est en effet montrée sur la scène internationale fidèle à sa position abolitionniste ; elle s'est battue au nom de son attachement aux droits de l'Homme pour le maintien de la philosophie de la Convention du 2 décembre 1949 (même si l'on peut regretter qu'il ne soit pas fait référence à cette dernière).

La délégation française estimait ainsi très important qu'il y ait deux protocoles séparés sur le trafic des travailleurs migrants et la traite, qui ne concerne pas seulement des personnes introduites clandestinement sur le territoire, mais des victimes.

La Convention CTO définit certaines notions fondamentales en droit pénal comme celle de " groupe criminel organisé ". Elle devrait permettre de faire progresser la coopération judiciaire internationale par le biais de procédures accélérées d'entraide judiciaire et d'extradition et la recherche d'une plus grande harmonisation des incriminations et des sanctions pénales. Toutes ses dispositions s'appliqueront aux trafics spécifiques visés par les trois protocoles additionnels.

Pour la première fois, et il s'agit d'une des avancées principales de Vienne, une définition de la traite est donnée. Elle est inscrite à l'article 2 bis du Protocole additionnel visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants :

" L'expression " traite des personnes " désigne le recrutement, le transport, le transfert, l'hébergement ou l'accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d'autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d'autorité ou d'une situation de vulnérabilité, ou par l'offre ou l'acceptation de paiements ou d'avantages pour obtenir le consentement d'une personne ayant autorité sur une autre aux fins d'exploitation. L'exploitation comprend, au minimum, l'exploitation de la prostitution d'autrui ou d'autres formes d'exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l'esclavage ou les pratiques analogues à l'esclavage, la servitude ou le prélèvement d'organes ".

La France, dans le respect de sa position abolitionniste, a oeuvré pour que cette définition soit la plus large possible, et pour que, dans l'énumération des moyens utilisés par les trafiquants, ne figurent pas seulement des moyens de contrainte, mais aussi l'abus de situation de vulnérabilité . Ainsi sont visées l'ensemble des méthodes utilisées pour entraîner les femmes dans le processus de la traite.

La traite est abordée sous ses différents aspects. L'exploitation, qui est énoncée comme une finalité générale du trafic, inclut à la fois l'exploitation sexuelle et l'exploitation économique, avec un " socle minimal " qui comprend :

- l'exploitation de la prostitution d'autrui et les autres formes d'exploitation sexuelle ;

- le travail et les services forcés ;

- l'esclavage et les pratiques analogues ;

- la servitude ;

- le prélèvement d'organes.

Par ailleurs, conformément au but poursuivi par la France au cours des négociations, il sera toujours possible de poursuivre les trafiquants indépendamment de la question du consentement de la victime : le Protocole additionnel de Vienne pose comme principe absolu que le consentement initial ou non de la personne exploitée n'a aucune incidence sur sa protection .

La structure du Protocole additionnel sur la traite reflète la recherche d'un équilibre entre l'objectif répressif d'incrimination des trafiquants (premier chapitre) et le souci de la protection des victimes (second chapitre). Un dernier chapitre aborde la prévention et les mesures de coopération.

Les dispositions relatives à la protection des victimes de la traite constituent elles-mêmes une avancée importante, mais elles n'ont pas de caractère obligatoire et contraignant pour les Etats ; elles devraient toutefois inciter ces derniers à la réflexion quant aux mesures à mettre en oeuvre en la matière. Le protocole évoque un logement convenable, l'assistance médicale, psychologique et matérielle (" juridique " aussi, les victimes devant être avisées des droits que la loi leur reconnaît), la sécurité physique et la possibilité d'obtenir réparation du préjudice subi, les possibilités d'emploi, d'éducation et de formation.

Enfin, le protocole contient une clause relative au rapatriement des victimes de la traite dans leur pays d'origine . Le retour " est de préférence volontaire ", il est organisé conjointement par le pays d'accueil et le pays d'origine qui doivent tenir compte notamment de la nécessité d'assurer la sécurité des personnes intéressées.

Le rapatriement des victimes se heurte cependant à d'évidents obstacles, même si l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) s'emploie à le favoriser, en fixant trois objectifs à sa mission : la protection des personnes (mais, reconnaît l'OIM, la tâche est difficile car le contexte est celui de la criminalité internationale), l'assistance (aide médicale et psychologique) et la réintégration (afin d'éviter que la victime soit immédiatement " revictimisée " en retombant dès son retour dans les mains de trafiquants). Les fonctionnaires de l'OIM se rendent sur place, recherchent des solutions avec les autorités locales pour que les victimes de la traite qui rentrent dans leur pays d'origine puissent bénéficier de papiers d'identité ; mais ils avouent que les barrières psychologiques et sociologiques à la réintégration sont fortes : la femme prostituée se heurte généralement à son retour au rejet social et culturel de son entourage.

Au chapitre de la prévention, le Protocole de Vienne est le premier texte international à introduire explicitement la dimension de la " demande " : les Etats doivent prendre ou renforcer " des mesures législatives ou autres, telles que des mesures d'ordre éducatif, social ou culturel " pour décourager cette dernière.

La Convention CTO a été signée en décembre dernier à Palerme par plus de cent vingt Etats membres de l'ONU. Elle doit être ratifiée par quarante Etats au moins pour entrer en vigueur, procédure qui prendra vraisemblablement plusieurs années. Quant aux protocoles additionnels, ils ne s'appliqueront que lorsqu'ils auront été eux-mêmes ratifiés par au moins quarante Etats, au-delà des conditions de base requises pour la convention. Il va donc de soi que votre délégation demande que la France, dans le prolongement logique de la détermination dont elle a fait preuve à Vienne, engage au plus vite la procédure de ratification de ces textes .

Par ailleurs, si la Conférence de Vienne s'est soldée par la victoire des pays abolitionnistes, la vigilance s'impose afin, notamment, qu'on ne revienne pas sur les acquis de Vienne, ou qu'on n'en minore pas la portée, dans d'autres instances.

A titre d'exemple, la résolution 42 ( * ) adoptée le 19 mai 2000 par le Parlement européen et dans laquelle il considère la Convention de l'ONU de 1949 comme " inappropriée " a suscité une certaine émotion. Le terme a été utilisé au motif que ce texte n'aborde pas tous les aspects de la traite. La proposition de décision-cadre du Conseil relative à la lutte contre la traite des êtres humains du 21 décembre 2000 envisage, elle, précisément les différents buts de la traite et, contrairement au Protocole de Vienne, elle fait apparaître l'exploitation sexuelle après le travail forcé. L'inversion peut n'être que formelle ; il faut néanmoins veiller à ce que la traite aux fins d'exploitation sexuelle ne soit pas considérée comme une priorité de second rang. Par ailleurs, il n'est pas fait référence au fait que la question du consentement de la victime est indifférente. Enfin, si cette proposition de décision-cadre mentionne expressément l'abus d'autorité ou d'influence ou d' " autre forme " dans les différents moyens de contrainte utilisés par les trafiquants, les termes d' " abus d'une situation de vulnérabilité " qui figurent dans le protocole et qui paraissent particulièrement pertinents ne sont pas repris.

c) Le problème de la protection des victimes

Le Protocole de Vienne contient -ou plutôt suggère, car aucune obligation n'est imposée aux Etats qui sont simplement chargés d'intervenir " lorsqu'il y a lieu et dans la mesure où le droit interne le permet "- des mesures en faveur de la protection des victimes de la traite. De telles mesures, qui se justifieraient en tout état de cause en elles-mêmes, sont en outre souvent nécessaires si l'on veut pouvoir poursuivre les trafiquants.

Il est toutefois d'ores et déjà certain que de nombreux pays tireront argument des difficultés de mise en pratique.

La France n'a pris, à ce jour, aucune initiative particulière.

Il existe certes quelques dispositions du Code pénal ou du Code de procédure pénale qui permettent d'envisager une protection policière des victimes. Par exemple, aux termes du Code de procédure pénale, la victime peut élire domicile au poste de police ou à l'unité de gendarmerie et tenir ainsi sa véritable adresse secrète. Mais aucune réflexion réelle n'a été encore engagée sur le sujet et les victimes de la traite sont considérées en France comme des personnes étrangères en situation irrégulière et sont traitées comme telles. C'est ainsi notamment qu'elles sont reconduites à la frontière à l'issue des contrôles.

La police fait valoir qu'à défaut de reconduite, les prostituées étrangères des réseaux n'auraient de toutes façons pas d'autre alternative que de retourner à la prostitution, qu'éloignées de notre culture, ne maîtrisant pas la langue française, elles retomberont forcément dans les mains des proxénètes ; de plus, si elles restaient sur le territoire, elles risqueraient de gêner l'enquête en révélant au réseau qu'elles ont été contrôlées. Dans le même temps et toujours du point de vue de l'efficacité de la lutte contre le proxénétisme, on peut douter que la perspective d'une reconduite à la frontière soit pour les prostituées une incitation à la dénonciation des proxénètes.

Le problème posé vient en réalité du fait que l'on se situe au carrefour de deux droits, pénal et administratif , qui en la matière s'ignorent. Le droit pénal ne connaît pas la prostituée -à moins qu'elle ne se livre par ailleurs à une activité pénalement répréhensible-, et seule la police administrative des étrangers entre en jeu ; la personne trouvée sans papiers d'identité ou dont les papiers sont manifestement falsifiés fait l'objet d'une procédure de reconduite à la frontière.

Les associations dénoncent une telle situation. Elles ne disposent d'aucun élément, d'aucun outil juridique, pour protéger les victimes étrangères des réseaux de proxénétisme ; elles ne peuvent leur trouver, faute de papiers, ni hébergement, ni travail.

Un débat a lieu : faut-il, comme la Belgique et l'Italie, pays qui privilégient une approche globale de la traite, accorder une protection aux victimes en échange de leur collaboration à l'enquête visant au démantèlement du réseau ?

Le système imaginé par la Belgique repose sur une loi du 13 avril 1995 relative à la traite des êtres humains. Les victimes ont la possibilité d'être accueillies dans des centres spécialement créés pour elles et où elles reçoivent un accompagnement psychosocial et une protection juridique si elles décident d'entamer une procédure judiciaire.

Elles bénéficient tout d'abord d'une protection pendant quarante cinq jours ; si, pendant ce délai, elles portent plainte contre leur proxénète, elles reçoivent un permis de séjour provisoire de trois mois (et éventuellement un permis de travail temporaire) ; au-delà, elles peuvent obtenir du procureur du Roi un titre de séjour de plus de trois mois (habituellement six mois), renouvelable jusqu'à la fin de la procédure judiciaire.

Pendant toute cette période, elles ont l'obligation de suivre les programmes d'assistance mis en place par les associations et de continuer à être accompagnées par leur centre d'accueil.

Si leur plainte a débouché sur une citation à comparaître devant le tribunal et si elle est considérée comme significative pour la procédure, les victimes peuvent ensuite entamer des démarches auprès de l'Office des étrangers pour obtenir un permis de séjour valable pour une durée indéterminée.

Les centres d'accueil spécialisés pour les victimes de la traite des êtres humains (traite en général) qui sont agréés et financés par les autorités belges 43 ( * ) , ont accueilli en cinq ans quelque sept cents victimes, hommes, femmes ou enfants.

Le système italien de protection des victimes s'inspire de la législation qui avait été mise en place pour les " repentis " de la mafia.

Le décret-loi du 25 juillet 1998 sur l'immigration et le statut de l'étranger contient des dispositions à caractère humanitaire (article 18) qui permettent au questeur (préfet) de délivrer, sur proposition du procureur de la République ou avec son accord, une autorisation spéciale de séjour destinée à permettre à l'étranger en situation irrégulière de se soustraire aux violences et exigences de l'organisation criminelle et de participer à un programme d'assistance et d'intégration sociale.

Il est tenu compte de la gravité des situations personnelles et de la contribution des victimes à la mise en cause de l'organisation criminelle, à la recherche et à la capture de leurs responsables.

La mise en oeuvre du programme d'assistance et d'intégration sociale est confiée à des structures agréées qui sont différentes des services sociaux habituels des collectivités territoriales.

Le permis de séjour est délivré pour une durée de six mois, il peut être renouvelé pour un an, ou plus selon une appréciation au cas par cas. Il est retiré en cas d'interruption par l'intéressé du programme d'assistance et d'intégration sociale ou de conduite incompatible avec la finalité de ce programme.

Ce permis de séjour permet d'accéder aux services sociaux, de poursuivre des études ou d'exercer un travail. Il peut être prorogé à échéance si l'intéressé a un contrat de travail.

Une cinquantaine de structures, financées par l'Etat ou par des fonds privés, comme la Fondation Regina Pacis à San Foca, aident les prostituées qui ont choisi de collaborer avec la police ; elles leur offrent un lieu de vie, où sont également accueillis leurs enfants éventuels, et une formation.

D'autres pays sont sensibles à la question. Ainsi, en Espagne , le règlement d'application de la loi sur le droit d'asile et la condition de réfugié, qui régit les conditions de séjour des étrangers, prévoit la possibilité d'obtenir, à titre humanitaire, un permis de séjour pour circonstances exceptionnelles ; cette disposition est applicable aux victimes de la traite des êtres humains en vue de l'exploitation par la prostitution ; elles doivent cependant prouver qu'elles ont été victimes d'un trafic et qu'elles n'étaient pas consentantes, la charge de la preuve leur incombe donc.

En Autriche , la loi sur les étrangers prévoit la possibilité, depuis 1997, d'accorder un titre de séjour pour raisons humanitaires, mais cette disposition n'aurait pas encore reçu d'application concrète.

L'octroi d'un permis de séjour en échange d'une collaboration avec les services de police et de justice a l'avantage d'aider les victimes tout en contribuant par leur témoignage à l'efficacité de l'enquête. Mais, outre qu'elle peut sembler contraire aux libertés fondamentales des victimes, une telle pratique paraît étrangère à la culture française. Dans aucun domaine notre droit ne subordonne sa protection à une dénonciation, un témoignage ou un dépôt de plainte.

L'introduction d'une " protection contre dénonciation " n'aurait par ailleurs pas forcément les faveurs de la police qui se dit très attachée au système français de lutte contre le proxénétisme où l'enquête n'est pas suspendue au dépôt d'une plainte.

Dans le même temps, il n'est pas illégitime que les pouvoirs publics hésitent à délivrer des permis de séjour temporaire sans condition, notamment de dénonciation de réseau, au seul titre humanitaire. Le risque d'abus doit être regardé non seulement vis-à-vis de nos lois sur l'immigration, mais aussi d'une incitation éventuelle à la prostitution... Enfin, il faut se garder des différences de traitement marquées entre les victimes de trafics et les autres prostituées, elles risqueraient de conforter le débat, que l'on refuse par ailleurs, sur l'existence d'une prostitution " forcée " face à une prostitution " libre ".

Mais on ne peut laisser les choses en l'état : actuellement en France, pays des droits de l'Homme, les prostituées étrangères qui sont sous le joug des réseaux de proxénétisme, autrement dit de réseaux criminels organisés, sont traitées non comme des victimes mais comme des migrantes en situation irrégulière. En bref, elles sont " revictimisées " ou " survictimisées " par les autorités .

Ces personnes sont en danger, elles doivent pouvoir bénéficier de mesures de protection. C'est une demande prioritaire des associations, dont certaines viennent de créer à cette fin une " plate-forme contre la traite des êtres humains ". C'est aussi, sinon une obligation, du moins une ardente recommandation tant du Protocole de Vienne que de la proposition de décision-cadre du Conseil européen.

* 40 Convention on the elimination of all forms of discrimination against women.

* 41 Les deux autres protocoles ont trait l'un au trafic des armes, l'autre aux travailleurs migrants.

* 42 Résolution sur la communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen " Pour de nouvelles actions dans le domaine de la lutte contre la traite des femmes " (COM (1998) 726-C5-0123/99-1999/2125 COS).

* 43 Il s'agit pour la Flandre de l'Association " Payoke " (à Anvers), de l'Association " Pag-asa " pour la région de Bruxelles et de l'Association " Sürya " pour la région wallonne (à Liège).

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page