ANNEXES

I. L'ÂGE D'OR DE L'ACADÉMIE DE FRANCE A ROME

La glorification de la Villa n'empêchait pas un débat sur l'utilité de l'institution. Les quelques souvenirs souvent critiques de certains de ses pensionnaires prestigieux en portent témoignage.

1. Un privilège royal devenu mythe national et républicain

La Villa Médicis, héritage de l'Ancien régime, a réussi à se transformer en un mythe républicain, une sorte d'icône assurant la synthèse, pourtant improbable dans la mentalité française, entre institution et création.

L'ouvrage de M. Henry Lapauze, « Histoire de l'Académie de France à Rome » -Paris, Plon-Nourrit, 1924- est tout à fait révélateur de cette mutation qui a permis au génie français de se perpétuer en dépit du changement de régime, tout comme l'esprit de Colbert a perduré dans la constitution économique de la France, jusqu'à aujourd'hui tout au moins.

« La Villa Médicis est un lieu véritablement divin. On ne saurait errer sous ses pins parasols, au long de ses buis rectilignes, dont les vertes niches recèlent des statues, à l'ombre de ses chênes, tout mélodieux de chants d'oiseaux, au bord de ses terrasses dessinant leurs balustres de marbre sur d'incomparables horizons, sans évoquer les Champs Elyséens des poètes antiques. Et pourtant aucune mollesse n'émane des choses. Ici ne fleurit pas une grâce insidieuse et trop douce, capable d'assoupir l'âme, d'énerver la volonté. Le site, les lignes, les souvenirs, la solitude respirent une énergie héroïque, une gravité presque austère. La pensée humaine, l'effort humain sont partout. Et la paix merveilleuse de ces retraites incite aux méditations, à la recherche de la personnalité, et non pas à l'abandon de soi dans le rêve nonchalant ou la contemplation stérile. La beauté de cette demeure est vraiment en ce sens une beauté éducatrice.

« Dressée sur le Monte Pincio, elle contemple sans cesse le spectacle le plus stimulant du monde pour la curiosité de l'intelligence, l'ardeur de l'action et l'essor du génie. Cette houle rougeâtre d'édifices sur laquelle émergent, immobiles vaisseaux, les dômes chrétiens, - et le plus sanctifié, le plus imposant, le plus gigantesque, celui de Saint-Pierre, cet océan dont les profondeurs gardent comme épaves les débris du plus colossal empire, et dont les flots soulèvent jusqu'au ciel éclatant la plus formidable souveraineté religieuse : c'est la ville unique entre toutes pour inspirer à de jeunes hommes le besoin de savoir et le besoin de se manifester dans une oeuvre.

« Que si, parfois, dominé jusqu'à l'oppression par la grandeur farouche du panorama de Rome, l'artiste qui se cherche et qui doute, s'arrête sur l'esplanade, parmi les parterres à l'italienne sertis dans l'ourlet rigide et velouté des buis, s'il laisse intercepter son regard par la maison elle-même, une leçon plus explicite et plus restreinte, mais non moins hautaine, se dégage pour lui de la caractéristique façade. ».

a) Le désamorçage des critiques

L'auteur poursuit en s'efforçant de répondre par avance à des critiques que l'on entend souvent et qui ne datent donc pas d'aujourd'hui.

« Tel est l'asile que, non pas même dans Rome, mais planant au-dessus de Rome, la France ouvre à ceux de ses enfants qui, chaque année, semblent lui offrir la meilleure espérance de génie. Nous disons « qui semblent » ; et, en effet, on doit s'en tenir, pour un pronostic si précieux et si hasardeux tout à la fois, aux résultats d'un concours spécial, comportant tout ce que peut avoir de fortuit, et par conséquent d'incertain, une épreuve de ce genre. Mais quel autre moyen de s'y prendre, surtout en matière de talent, et quand ce talent n'en est encore qu'aux promesses de ses débuts ? Si les lauréats du grand prix de Rome ne deviennent pas tous des artistes de la première valeur, et s'il s'en trouve, parmi les candidats malheureux, qui ne mériteraient pas moins une pareille faveur et peut-être en profiteraient mieux que certains élus, la faute n'en est ni à l'institution, ni aux concurrents, ni aux juges. Sans insister sur le vice ordinaire des concours, qui est d'écarter les natures indépendantes et originales, tandis que la médiocrité s'en tire parfois heureusement, nous pouvons affirmer que, d'une manière générale, c'est bien l'élite des jeunes artistes français qui profite des avantages offerts par la Villa Médicis. On a vu des soldats sortis du rang devenir des généraux fameux : l'aventure est fréquente plus que partout ailleurs dans l'armée irrégulière et peu disciplinable de l'art. Ce n'est pas cependant une raison de fermer les grandes écoles militaires ou d'en attaquer le principe ; et, dès le début de cette courte étude, c'est ce qu'il était bon de rappeler.

« L'institution des prix de Rome a en effet de nombreux détracteurs dont les raisonnements empruntent une faveur particulière et regrettable à l'état actuel des esprits. Quel est cet état actuel, aussi bien dans les arts que dans la politique, et, universellement, dans tous les domaines de l'activité sociale ? C'est une tendance anti-traditionnelle, un besoin de s'insurger contre l'oeuvre des âges qui nous précédèrent, une ardeur de détruire à laquelle, malheureusement, ne correspond pas une puissance égale de créer. Ce n'est point ici le lieu d'exposer la philosophie ni la genèse des grands courants de l'opinion publique. Mais en parlant d'une institution plus de deux fois séculaire, fondée sous l'ancien régime, fière à bon droit de son passé, fidèle à ses traditions, il convient d'établir ce qu'elle a fait, ce qu'elle se propose de faire encore ; quels services elle a rendus et peut rendre à l'art français ; quelles sont aussi les critiques auxquelles elle peut prêter, et ce qu'il faut peut-être retenir de ces critiques, pour en faire profiter l'avenir, ou, au contraire, ce qu'il en faut rabattre. La tradition elle-même est toujours en mouvement, et à aucune époque de la littérature ou de l'art, elle n'est tout le passé, mais seulement de ce passé, ce qui continue de durer et de vivre.

« Ce serait prendre par un côté secondaire, insuffisant et mesquin, le privilège attribué aux lauréats du concours de Rome, que de le considérer comme servant simplement à les mettre en contact direct avec certaines oeuvres d'art dont ils ne connaîtraient sans cela que des copies. L'avantage serait discutable. Il n'a pas laissé que d'être discuté, et même, comme nous allons le voir, au début de la fondation, alors que cependant la difficulté des voyages, l'insuffisance des procédés de reproduction artistique, et tant d'autres causes, lui donnaient un caractère plus essentiel que de nos jours. C'est, en apparence, l'objet principal de l'institution, en même temps que le plus facile à attaquer : c'est donc contre lui que se formuleront les objections les plus spécieuses.

« Mais, à une institution de ce genre, il ne suffit pas de vivre. Il lui faut évoluer, progresser, suivre, sous peine de caducité et de dessèchement, le développement des idées et de l'âme d'une race. Nous allons voir que telle fut la destinée de l'Académie de Rome, et que la souplesse de son organisation la rend capable de fournir à l'art cette aide subtile, qu'on admettrait de moins en moins si elle gardait une forme surannée, autoritaire et systématique.

« Les circonstances ont changé depuis Louis XIV. A l'époque où ce grand roi, sur l'initiative de Colbert, fonda notre Académie de France à Rome, tous les profits étaient à tirer de cette source d'art si abondante et si forte qu'est l'Italie. Rien ou presque rien n'en parvenait à nos jeunes artistes. Les voyages, coûteux, difficiles et longs, n'entraient guère dans les moeurs, surtout pour de pauvres débutants. Les reproductions des modèles antiques n'existaient pour ainsi dire pas en France. Qui les eût faites ? Qui les eût envoyées à grands frais ? Et comment blâmerait-on le gouvernement à qui l'Académie doit sa naissance, d'avoir tout d'abord soumis ceux qu'il y envoyait à ce formidable travail de copies qu'atteste la correspondance des premiers directeurs ? C'étaient par vaisseaux que partaient les marbres, les moulages, les toiles destinés à peupler nos parcs, nos musées, à décorer nos palais, quand l'art des Gobelins avait transformé en tapisseries inestimables les oeuvres de Raphaël. Et encore en restait-il beaucoup là-bas, dans l'Académie elle-même, qui s'enorgueillissait de ses collections, où figuraient, en marbre et de la main de ses élèves, les plus fameuses effigies de l'antiquité.

« Ainsi, même lors, on reconnaissait que cet énorme labeur de copistes était imposé aux pensionnaires de Rome par la nécessité de répandre en France des modèles qu'un si petit nombre d'artistes pouvait étudier sur place, et aussi de prêter aux somptuosités royales un éclat véritablement artistique. Les privilégiés payaient ainsi leur dette au gouvernement et à la patrie. Et pour que cette dette ne dépassât pas les avantages offerts, on leur accordait, quand il y avait lieu, un sursis de séjour.

« Cette rude discipline ne leur était pas imposée uniquement comme moyen d'éducation artistique. A un tel degré, elle ne leur était pas indispensable. Leur était-elle nuisible ?

« Une semblable question est la plus importante qui puisse se poser lorsqu'on envisage le rôle de l'Académie de France à Rome. En effet, les adversaires de cette institution prétendent volontiers que, -même avec les règlements actuels, où la copie imposée aux élèves est réduite à un minimum presque négligeable, -les talents y sont trop liés à une imitation servile, et que l'étude, ou seulement la contemplation des modèles classiques, tend à détruire chez nos jeunes artistes l'originalité, l'indépendance, et à nuire, en somme, au libre développement de leur personnalité. »

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