b) Le décalage entre artistes et historiens

Au-delà de ces demandes, il y a une démarche logique : les pensionnaires veulent des meilleures conditions de travail pour créer, diffuser et garder une trace de leur production. A cet égard, les pensionnaires créateurs ont le sentiment d'être moins bien traités que les historiens d'art ou, dans une certaine mesure, les musiciens.

Il y a une disparité évidente de situation entre les pensionnaires à carrière et ceux qui n'en ont pas , entre ceux qui sont protégés et ceux qui ne le sont pas, sans que cette disparité se réduise à l'opposition entre les fonctionnaires -ou les futurs fonctionnaires- et les autres. Les premiers font lors de leur passage à la villa un investissement dont ils vont tirer profit immédiatement - finir une thèse, acquérir un capital de connaissances initial - et tout au long de leur carrière avec la notoriété et les relations qu'apporte en général le statut d'ancien pensionnaire ; les seconds retirent de leur séjour à Rome des bénéfices beaucoup moins évidents : tous les avantages immédiats, pourtant plus faibles sont autant de facilités au sens propre du terme, c'est-à-dire qu'ils ne les préparent pas à affronter les difficultés d'un univers qui est celui du marché. Fiers d'avoir subi une épreuve sélective, conscients du privilège qui est le leur d'être à Rome, ils ont la plus grande peine à comprendre que celui-ci ne se prolonge pas par des commandes ou l'accès privilégié à des ateliers ou des expositions.

Tandis que les uns accumulent aussi bien du savoir que des annuités de retraites, les autres ne bénéficient que du privilège, ô combien précaire, de vivre dans un espace protégé, une « bulle » qui ne les prépare guère à affronter leur condition d'artiste soumis à la dure loi du marché de l'art : en les considérant comme des quasi-fonctionnaires, on ne les aide guère à exercer un métier qui dans le meilleur des cas s'apparente à une profession libérale et, dans le pire, relève du show business.

L'effet d'apesanteur économique est à ce point ressenti qu'un certain nombre de pensionnaires artistes auraient, d'après certains témoignages, tendance à anticiper les difficultés de la rentrée dans l'atmosphère en économisant une grande partie de leur rémunération pour préparer leur retour en France.

Une autre disparité, qui recouvre assez largement première, tient à la nature même des disciplines. D'un côté, il y a les disciplines créatives, pour lesquelles l'état d'anomie esthétique actuel ne permet plus à la sélection de reposer sur une base objective ; de l'autre, on trouve des disciplines, qui se fondent encore sur une tradition et pour lesquelles la recherche et la création supposent la maîtrise de savoirs ou de techniques, ce qui fait que la sélection peut s'appuyer sur des critères relativement codifiés : c'est le cas des historiens d'art mais également des compositeurs.

Dans un cas, il est difficile de mettre en place un cadre qui corresponde à la diversité des moyens et des esthétiques, dans l'autre, le fait que le séjour à Rome s'inscrive dans le prolongement des études universitaires, facilite ou faciliterait la solution des questions d'assistance comme de débouchés.

Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, qu'en dépit des manifestations de solidarités de nature presque syndicale, on ait affaire à deux mondes qui ne se mélangent guère.

Des sympathies individuelles ne manquent pas, certes, d'apparaître -ainsi que le manifestent de nombreux témoignages écrits-, mais l'impression générale de votre rapporteur spécial est que les deux sections de pensionnaires cohabitent plus qu'elles n'échangent. Or, le rapprochement des artistes avec les historiens devrait être une façon d'articuler tradition et modernité.

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