EXAMEN EN DÉLÉGATION

La délégation s'est réunie le mardi 5 juin 2001 pour l'examen du présent rapport. A l'issue de la présentation faite par le rapporteur, M. Hubert Haenel, le débat suivant s'est engagé :

M. Pierre Fauchon :

Je voudrais reprendre l'interrogation récemment formulée par le président Giscard d'Estaing : comment concilier le débat sur une Constitution de l'Union et la mise en oeuvre de l'élargissement ? Le débat constitutionnel ne peut en effet réellement concerner que les États dont la vision de l'Union est suffisamment proche. Il paraît difficile d'envisager qu'un tel processus puisse être mené à bien si tous les États membres d'une Union en train de s'élargir doivent être parties prenantes à l'accord final. Il y a là, me semble-t-il, un élément supplémentaire de complexité.

M. Robert Badinter :

Je voudrais manifester ma perplexité sur un point : les quatre thèmes de la déclaration de Nice paraissent une base bien limitée pour la démarche plus large que suggère le rapport. L'intégration dans le droit communautaire de la Charte des droits fondamentaux se fera d'une manière ou d'une autre. La simplification des traités n'est pas un enjeu essentiel. L'association des parlements nationaux est un point bien précis, où nous avons d'ailleurs, en tant que Sénat, tout particulièrement à jouer notre rôle. Ce n'est qu'avec la question de la répartition des compétences que l'on entre vraiment dans le sujet. C'est la vraie question préjudicielle lorsqu'il est question d'une Constitution de l'Union.

En réalité, le mot de « Constitution », tout comme l'expression « Fédération d'États-Nations », a tous les délices de l'ambiguïté. Au moment de quitter sa charge, Turgot a rédigé un sorte de testament politique contenant ses réflexions sur l'état du Royaume. Sa première phrase est pour estimer que le Royaume manque d'abord d'une Constitution. Est-ce le cas de l'Europe aujourd'hui ?

Le terme de Constitution est beaucoup employé dans le débat sur l'avenir de l'Union. Le président de la République et le Premier ministre l'ont utilisé. Mais lorsque les Allemands parlent de Constitution, ils songent à un État fédéral : il y a une logique dans les positions allemandes, que ce soit celle de M. Fischer ou celle de M. Schröder, qui ne sont d'ailleurs pas exactement les mêmes. En France, on a le sentiment que la référence à une Constitution de l'Union tient davantage de l'incantation.

Une Constitution est la mise en forme d'une souveraineté. Elle va de pair avec les attributs d'un État souverain. A sa base, il y a un peuple. Existe-t-il un peuple européen ? Songeons aussi à l'exemple de la Convention de Philadelphie. A l'origine des États-Unis, il y a certes plusieurs États ; mais ils se retrouvent dans la volonté, exprimée par Washington, d'éviter d'être otages de l'antagonisme franco-anglais. Les Européens en sont-ils là aujourd'hui ? Cela ne paraît pas certain. De plus, une Constitution suppose une Constituante ou une « Convention » au sens américain : or, il est clair que telle n'est pas la méthode envisagée par les États membres.

Ce que l'on veut faire, en réalité, c'est un nouveau traité, comprenant certains éléments d'une Constitution. C'est un pas en avant dans la constitution de l'Europe, mais ce n'est pas une Constitution. Mais si c'est bien un « traité constitutionnel » que l'on souhaite, la base reste un accord entre des États qui mettent en commun des compétences précises dont l'exercice est confié à des institutions communes. La question décisive est alors : que voulons-nous confier aux institutions communes ? Quel doit être le rôle de l'Union ? Dans ce type de réflexion, on retombe nécessairement sur quelques domaines : l'armée, la diplomatie, la justice, la monnaie. Aujourd'hui, pour l'Union, il n'y a véritablement que la monnaie. Dans les autres domaines que je viens de citer, les compétences de l'Union restent très partielles.

Or, la question centrale est de savoir jusqu'où l'on veut aller dans ces domaines. Certains veulent aller plus loin ; d'autres résistent. Y-a-t-il contradiction entre l'élargissement et une démarche constitutionnelle ainsi entendue ? Je dirai que c'est précisément parce que l'élargissement se profile que l'on songe à renforcer l'Union par une démarche constitutionnelle.

Il faut effectivement associer les pays candidats à la réflexion préalable, les écouter, même si naturellement en 2004 seuls les États qui seront membres à ce moment là pourront participer à la décision finale. Quelle sera le statut du texte élaboré par la future Convention, si elle parvient à un résultat ? Ce n'est peut-être pas une question déterminante. Il n'y a pas eu d'accord pour donner un statut à la Charte, mais son contenu est déjà en train de constituer une référence pour la jurisprudence de la Cour de Justice.

M. Hubert Haenel :

Elle a déjà été mentionnée à trois reprises par la Cour !

M. Robert Badinter :

Pour résumer mon propos : il faut d'abord déterminer l'étendue des compétences que l'on entend déléguer à l'Union, et alors seulement la question institutionnelle peut être envisagée sous le bon angle. Si la politique étrangère et la défense deviennent une compétence de l'Union, alors il faut renforcer l'exécutif ; si l'on reste au stade actuel de dévolution des compétences dans ces domaines, le problème se pose différemment. De même, si l'Union reçoit d'importantes compétences judiciaires, la Cour de Justice ne peut rester ce qu'elle est. Il faut donc prioritairement régler la question des compétences.

M. Daniel Hoeffel :

Ce rapport a pour objet « l'idée d'une Constitution pour l'Union européenne » et il a le grand mérite d'effectuer une clarification préalable. Il semble qu'il y ait au moins trois conceptions, la moins ambitieuse étant celle de la simplification des traités, la plus volontariste étant celle de l'adoption d'une Constitution proprement dite.

S'orienter aujourd'hui vers une Constitution proprement dite aurait très probablement pour effet de provoquer une coupure au sein des Etats membres. En effet, il ne semble pas qu'il existe un dénominateur commun suffisant, une volonté partagée d'aller dans ce sens. Or, une coupure entre les Etats membres pourrait marquer un coup d'arrêt dans la construction européenne.

Il faut donc retenir un objectif plus modeste : une remise en ordre pragmatique des compétences, plus de clarté dans leur répartition. En tout état de cause, la question des compétences paraît prioritaire. J'adhère donc pleinement à ce rapport.

M. Lucien Lanier :

C'est finalement un problème de sémantique que nous abordons. Mais je me demande si l'on peut parler de « Constitution de l'Union », s'engager dans un débat à ce propos, alors que l'Union n'a pas une pleine compétence en matière de défense et qu'elle n'a pas de doctrine sur ses frontières définitives.

Bien sûr, nous avons déjà certains des éléments d'une Constitution, je pense par exemple au rôle de la Cour de justice. Mais les Etats membres conservent des cultures politiques très différentes. Leur imposer une même Constitution, au vrai sens du mot, paraît très ambitieux.

Ce dont nous avons besoin aujourd'hui, c'est d'avoir des objectifs bien définis poursuivis dans le cadre de règles communes, avec des indicateurs de progression. C'est nécessaire vis-à-vis des opinions publiques des Etats membres. Mais c'est également nécessaire vis-à-vis des pays candidats, qui doivent être en mesure de savoir à quoi exactement ils s'engagent. Bien sûr, nous ne devons pas nous battre sur les mots, mais nous devons éviter ceux qui provoquent la confusion.

Certaines des idées qui sont agitées dans ce débat constitutionnel me paraissent aller trop vite en besogne. Faut-il, par exemple, que le choix du président de la Commission européenne reflète nécessairement la majorité politique du Parlement européen ? La Commission européenne doit rechercher des synthèses entre les Etats membres, elle doit donc apparaître comme indépendante, au-dessus des partis. Est-ce qu'elle pourra jouer ce rôle si son président apparaît comme le représentant d'une majorité politique ? Je crois plus que jamais qu'il faut aborder de telles questions avec beaucoup de prudence.

M. James Bordas :

Je me demande comment on peut articuler l'idée d'une Constitution européenne avec celle d'un « groupe pionnier » ou d'une « avant-garde ». Faut-il envisager une Constitution pour une partie seulement des Etats membres, de manière à avoir un groupe soudé qui entraînerait les autres ? Le problème serait alors de faire fonctionner une Union avec deux catégories d'Etats membres, ceux qui seraient dans le groupe pionnier, et les autres. Mais si nous n'avons pas une sorte d'« avant-garde », ne risquons-nous pas l'immobilisme ? J'aimerais avoir des précisions sur ces points.

M. Maurice Blin :

Ne faudrait-il pas aborder ces questions constitutionnelles de manière empirique, en essayant d'abord de recenser ce qui, dans l'Union actuelle, ne marche pas ? Je vais prendre deux exemples. La présidence de l'Union change tous les six mois. N'est-ce pas beaucoup trop court ? La Suisse pratique une rotation annuelle. N'est-ce pas un minimum ? Autre exemple : est-il logique que le Parlement européen décide des dépenses communautaires sans assumer la responsabilité des recettes ? Je ne plaide pas pour une uniformisation fiscale dans l'Union - les Etats-Unis s'en passent très bien -, mais je souhaiterais que l'on examine l'idée de financer les dépenses communautaires par un impôt communautaire. Les citoyens pourraient enfin avoir un jugement éclairé ; aujourd'hui, c'est l'obscurité la plus complète qui règne.

Au-delà, j'approuve tout à fait l'idée que la question des compétences est la question essentielle. C'est en fonction des compétences accordées que doivent être conçues les institutions chargées de les exercer. Si l'on ne peut se mettre d'accord sur les compétences à attribuer, il ne peut y avoir non plus d'accord sur une Constitution.

M. Serge Lagauche :

Bien sûr, l'Union donne parfois une impression de complexité, voire de paralysie. Mais nous devons savoir prendre du recul, et mesurer le chemin parcouru. L'époque des guerres entre Européens n'est pas si lointaine. La construction européenne les a rendues impensables, et, grâce à l'élargissement, la zone de paix que nous avons construite va s'élargir. Sachons organiser patiemment les rapprochements nécessaires pour que l'Union devienne plus solidaire, notamment dans le domaine de la défense. Nous sommes dans la bonne voie, il faut s'accrocher, et ne pas cultiver à l'excès l'autocritique.

M. Hubert Haenel :

Je constate que bon nombre de convergences se manifestent. L'objet du rapport est bien « l'idée d'une Constitution européenne », et non pas le contenu qu'une telle Constitution pourrait prendre. J'ai essayé de clarifier, autant que possible, ce débat sur une éventuelle démarche « constitutionnelle », dans la perspective du Conseil européen de Bruxelles-Laeken, au mois de décembre. C'est en effet cette réunion du Conseil européen qui va préciser les conditions dans lesquelles va se poursuivre le débat sur l'avenir de l'Union, en particulier si une nouvelle Convention doit être convoquée et quels doivent être son mandat et sa méthode de travail.

Dans notre discussion, plusieurs thèmes importants sont apparus sur lesquels nous aurons certainement à nous pencher, éventuellement pour faire des propositions en vue de la CIG de 2004 : étendue des compétences de l'Union, problème du « groupe pionnier », remise à plat de la procédure budgétaire...

Mais, aujourd'hui, il s'agissait seulement d'un travail préliminaire : essayer de dissiper les malentendus sur le terme de « Constitution », examiner dans quelles limites et sous quelle forme pourrait s'engager une démarche « constitutionnelle » pour l'Union, notamment en ce qui concerne la convocation d'une nouvelle Convention.

Pour la Charte des droits fondamentaux, l'organe d'élaboration avait été dénommé « enceinte » par le Conseil européen (« body » en anglais) ; c'est le Parlement européen qui a insisté pour qu'il prenne le nom de « Convention », avec l'idée qu'il préfigurait une sorte d'assemblée constituante. On voit tout l'intérêt que le Conseil européen fixe un mandat suffisamment clair.

*

A l'issue du débat, le rapport a été approuvé à l'unanimité, M. Emmanuel Hamel s'abstenant.

Par ailleurs, la délégation a décidé l'ouverture d'un forum de discussion sur le site Internet du Sénat, à l'adresse suivante :

http://www.senat.fr/europe/debat-avenir.html

UNE CONSTITUTION POUR L'UNION EUROPÉENNE ?

Le traité de Nice a décidé le lancement d'un large débat sur « l'avenir de l'Union », en invitant les assemblées parlementaires à y participer au premier chef.

L'idée d'une Constitution pour l'Union européenne s'est imposée comme l'un des thèmes de ce débat.

Partant du constat que le mot de « Constitution » n'est pas toujours employé dans le même sens par les protagonistes du débat, ce rapport s'efforce de clarifier les différentes conceptions possibles, de mesurer les avantages et inconvénients d'une démarche « constitutionnelle », et d'examiner quelles pourraient en être les modalités.

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