ANNEXE VII -

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

a) M. Bertrand WARUSFEL, Conseil en propriété industrielle, Maître de conférences à la Faculté de droit de Paris V - Mercredi 7 février 2001

M. Bertrand Warusfel - Le système des brevets, en place depuis 200 ans, fait aujourd'hui l'objet de critiques et de menaces tant externes qu'internes.

Les menaces externes sont celles qui ont trait aux limites du champ des activités brevetables . Le domaine d'application du droit des brevets est défini par la loi et la jurisprudence. Il est aujourd'hui en évolution et suscite certains débats. En effet, la technologie évolue de plus en plus vite alors que le droit est, par nature, en retard sur le mouvement des innovations. Les nouveaux secteurs de l'économie, ceux qui disposent de la plus forte croissance et qui sont les plus innovants, ne sont donc pas encore bien appréhendés par le droit de la propriété industrielle. Il s'agit en particulier des technologies de l'information et de l'industrie du logiciel, ainsi que des technologies du vivant (biotechnologie et sciences de la vie).

M. Francis Grignon - Pourquoi ce retard du droit de la propriété industrielle ?

M. Bertrand Warusfel - Il est inévitable car le droit ne peut pas anticiper sur les évolutions techniques. En revanche, il doit savoir s'adapter rapidement. Mais suivant les secteurs d'activité et le point de vue considéré, la question de savoir s'il faut redéfinir ou non les frontières du brevetable reçoit des réponses et soulève des difficultés différentes.

En matière de biotechnologie , (domaine très spécialisé, y compris au sein des conseils en propriété industrielle, dont ne prétend pas être un spécialiste) la question éthique est au coeur de la controverse actuelle liée à la transposition de la directive communautaire du 6 juillet 1998. En la matière, il est, en effet, légitime de veiller à éviter une appropriation privative des mécanismes indispensables au fonctionnement du vivant, qui sont en quelque sorte un patrimoine commun de l'humanité. Il faut donc trouver la frontière en-deçà de laquelle la brevetabilité ne pose pas de problèmes.

Mais le débat autour de la directive de 1998 sur les inventions biotechnologiques paraît entachée d'un certain malentendu. Certains de ses adversaires veulent y voir une reconnaissance pure et simple de la possibilité de breveter tous les éléments vivants fondamentaux. Or, au contraire, cette directive -longuement et âprement discutée- impose des limites importantes (au nom de l'éthique) et, au dire même des spécialistes, constitue un compromis équilibré (notamment en ce que la simple découverte d'un élément du corps humain ou d'une séquence d'un gêne ne peut pas constituer une invention brevetable).

Pourtant, le malentendu éthique et politique subsiste sur cette question. En effet, pour le grand public, le principe d'une brevetabilité du vivant même encadrée paraît inacceptable (alors même que, par exemple, les obtentions végétales permettent déjà de s'approprier des systèmes vivants). Il est difficile de faire admettre que le droit est justement là pour préciser jusqu'où une pratique peut être licite et à partir de quand doit-elle être prohibée. Réglementer les inventions biotechnologiques ne devrait pas être critiqué en soi, puisque c'est le moyen d'encadrer les activités qui s'y rapportent et de fixer les critères juridiques de ce qui est autorisé ou interdit. A l'inverse laisser le secteur sans règles particulières et dans le flou ne peut que favoriser la suprématie des seules forces de marché, lesquelles seront, comme aux Etats-Unis, beaucoup plus permissive.

Toujours est-il que, loin d'avoir désamorcé les réticences quant à la protection juridique des nouvelles innovations, la querelle sur la brevetabilité des inventions biotechnologiques alimente, dans l'opinion, une certaine suspicion sur la propriété industrielle en général.

Un autre exemple -que je connais mieux- concerne les inventions logicielles . Là aussi se pose -dans un autre contexte- le problème de la limite du brevetable. Dans le droit applicable en France et en Europe aujourd'hui, les programmes d'ordinateurs « en tant que tels » ne sont pas brevetables. Mais la pratique américaine (qui admet largement la protection des inventions logicielles) et la délivrance de plus en plus fréquente en Europe de brevets protégeant indirectement des inventions ayant un aspect logiciel conduit à penser qu'une révision de cette exclusion pourrait être souhaitable pour se conformer à l'évolution de la technique. Mais là encore, le débat technique et juridique est un peu faussé par un mouvement d'opinion qui lie le sujet de la brevetabilité des logiciels à celui de la liberté d'expression. Le brevet sur le logiciel serait, d'après certains, une sorte de monopole abusif, susceptible de restreindre à l'excès le domaine public. Et ce débat, particulièrement actif aux Etats-Unis, n'épargne pas l'Europe.

En l'espèce, il faut pourtant comprendre, à mon sens, qu'il s'agit surtout de résorber un décalage préoccupant entre les formes actuelles de la technologie et le droit de la propriété industrielle. La plupart des textes sur la propriété industrielle bien qu'ayant été refondus dans les années 1990 dans le code du même nom ont 25 ans. A cette époque, le logiciel n'avait pas encore pris une réelle autonomie juridique et commerciale par rapport au matériel. Les logiciels, incorporés d'emblée par les constructeurs informatiques dans les machines, n'étaient pas, à l'origine, dissociés du matériel informatique pour lequel ils avaient été conçus. Mais l'explosion de la microinformatique dans les années 1980 puis celle de l'Internet plus récemment a entraîné l'émergence d'un marché autonome très développé des logiciels, distinct de celui du matériel (où l'on trouve de plus en plus des plates-formes standardisées auxquelles les spécificités fonctionnelles sont apportées par les logiciels). Le logiciel est donc aujourd'hui bien plus qu'un simple accessoire du matériel informatique.

Les éditeurs de logiciels ont, dans un premier temps, eu le souci de lutter contre le piratage (c'est à dire la « copies servile » à grande échelle) par les utilisateurs finaux. C'est le droit d'auteur qui leur a assuré une protection juridique contre cette forme de contrefaçon. La jurisprudence puis la loi (en 1985 en France) ont reconnu que dès lors qu'un logiciel était original, il bénéficiait d'une protection via le droit d'auteur.

Le dépôt d'un brevet est une démarche bien différente, qui vise non pas à se protéger contre un éventuel piratage de la forme d'un logiciel, mais plutôt à garder l'exclusivité d'une innovation technique mise en oeuvre par ce logiciel. Aujourd'hui, beaucoup de logiciels ont une fonction technique réelle et assure des fonctions précédemment mises en oeuvre par des moyens mécaniques ou électriques (qui ont toujours été brevetables, dès lors qu'ils étaient nouveaux et inventifs). Un industriel, par exemple, va utiliser une machine à commande numérique qui recevra ses instructions et les exécutera grâce à un logiciel.

Si Pascal inventait aujourd'hui sa machine à calculer, réalisée à son époque avec des mécanismes d'horlogerie et des engrenages, il utiliserait un programme informatique, mais son inventivité serait tout aussi indiscutable. Il n'est donc pas question ici de modifier les critères essentiels de l'invention brevetable (nouveauté, activité inventive, caractère industriel) mais de constater que la forme et le lieu des innovations se sont progressivement déplacés et qu'il faut pouvoir breveter une invention qui se présente sous forme logicielle car c'est la forme usuelle de beaucoup d'inventions d'aujourd'hui.

Si d'ailleurs, l'interdiction de breveter les logiciels était appliquée à la lettre, on exclurait une part croissante des innovations dans le domaine de l'informatique mais aussi de la plasturgie, de la robotique, etc...

En conséquence, les Offices des brevets et les jurisprudences se sont adaptés. Ainsi, s'il n'est plus difficile en Europe qu'aux Etats-Unis de revendiquer directement la protection d'un programme informatique, il est en revanche déjà courant de breveter des procédés automatisés qui sont pilotés par un logiciel. La célèbre jurisprudence Schlumberger, de 1981, portant sur des logiciels utilisés pour l'exploration pétrolière, a admis leur brevetabilité, à partir du moment où le logiciel produit un effet technique.

L'Office européen des brevets a donc récemment envisagé de supprimer l'exclusion de brevetabilité des programmes d'ordinateurs figurant à l'article 52 de la Convention de Munich, renvoyant ainsi les logiciels aux conditions de brevetabilité habituelles, sans s'arrêter à la forme logicielle sous laquelle se présente l'invention.

En cette matière, je considère que le mouvement d'opposition à la brevetabilité des logiciels repose largement sur un malentendu. Beaucoup estiment que le brevet serait exclusif de la protection d'un logiciel par droit d'auteur, alors qu'il n'en est rien. De plus le mouvement des logiciels libres (Open Source) s'oppose à la brevetabilité des inventions logicielles, alors qu'il n'y a pas d'incompatibilité entre ces deux formes d'exploitation. Les éditeurs de logiciels libres donnent accès aux sources de leur programmes, permettent parfois aux utilisateurs de les modifier et le plus souvent autorisent une utilisation gratuite de leurs produits, ce qui peut également être réalisé par un créateur ayant déposé un brevet pour éviter de voir son innovation reprise abusivement par un concurrent ou un parasite

M. Francis Grignon - Si l'on va plus loin, les techniques d'ingénierie financière par exemple, doivent-elles être brevetables ?

C'est une autre question. Même si une technique financière ou commerciale peut être mise en oeuvre sous forme logicielle, il s'agit souvent d'une innovation économique sans caractère technique. Or, il est classique de réserver la protection par brevet aux innovations techniques. Et octroyer un droit exclusif sur de pures méthodes intellectuelles pourrait avoir des effets pervers : blocage des autres acteurs économiques, captation d'une méthode ingénieuse, voire même -dans certains cas précis- limitation de la liberté d'expression.

Il faut donc être beaucoup plus prudent en cette matière, car nous touchons là au coeur de la philosophie des brevets, à savoir l'équilibre qui doit subsister entre l'exclusivité qu'ils confèrent sur une innovation technique significative et la contrepartie que la collectivité exige des brevetés (l'incitation économique de l'inventeur et la publicité obligatoire sur cette technologie).

Mon sentiment est qu'il convient de bien distinguer la question de la brevetabilité des logiciels en tant que tels de celle de la brevetabilité des méthodes de gestion, qui touche des questions plus fondamentales. Et le critère de distinction doit rester celui du caractère technique.

La coalition qui s'est créée autour de ces questions et de la confusion (parfois sciemment entretenue) entre elles, favorise une contestation de la légitimité même du brevet. Il aurait été adapté à la révolution industrielle des XIXe et XXe siècles, mais serait aujourd'hui décalé dans la nouvelle économie et entravant la liberté d'expression et la libre concurrence. Ce n'est évidemment pas l'avis des professionnels de la propriété intellectuelle ni ce qui ressort du dynamisme économique et industriel des Etats-Unis, de l'Allemagne ou du Japon, grands champions des brevets.

Mais ces pressions externes pèsent également (dans la mesure notamment où elles constituent un arrière-fond médiatique) sur les débats internes aux acteurs de la propriété industrielle.

Ce que l'on peut considérer comme des tensions internes au système des brevets concernent l'équilibre à préserver entre les droits du breveté et les droits du non-breveté. En effet, un droit de propriété industrielle donne à son titulaire une exclusivité, qui restreint symétriquement le champ de liberté du reste de la collectivité.

L'équilibre est nécessaire entre l'incitation à breveter que représente l'étendue des droits conférés par la protection et le respect de la liberté des autres acteurs économiques. Et cet équilibre se traduit, au plan géo-économique, par des rapports de force entre grandes zones géographiques suivant l'importance de leur enveloppe de brevets.

La question de la traduction des brevets européens se pose dans ce contexte. Le problème apparemment technique de l'existence de traductions dans différentes langues a des conséquences importantes sur l'équation économique du brevet européen. Par exemple, la limitation de l'obligation de traductions à la seule langue anglaise (qui risquerait d'advenir si le projet de protocole de Londres était adopté) confèrerait automatiquement une prime aux déposants de langue anglaise (nord-Américains mais aussi Asiatiques ayant déjà une traduction anglaise pour leur dépôt aux USA) et réduirait la liberté d'exploitation des entreprises européennes. Ce désavantage relatif est à contrebalancer avec l'avantage, qui existerait, pour un déposant français, à pouvoir déposer un brevet dans tous les pays adhérant à l'OEB avec une seule traduction en langue anglaise.

In fine, il faut arbitrer entre l'avantage relatif conféré aux déposants de langue anglaise, au regard de la masse de brevets qu'ils déposent, et l'avantage relatif octroyé à un déposant français pour ses dépôts dans les autres pays adhérant à l'OEB. Or, on sait que les Français brevètent peut et sont minoritaires sur leur propre territoire. Par ailleurs, il faudrait réfléchir aussi au déclin inévitable des offices nationaux de brevet qui découlerait d'une réforme trop brutale des conditions de dépôt et de validation des brevets en Europe. Tout cela devrait être repris, négocié et repensé à 15 dans le cadre du projet de brevet communautaire.

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