26. Audition de M. Luc Guyau, président de l'Assemblée permanente des chambres d'agriculture (APCA), accompagné de M. Guillaume Baugin (27 juin 2001)

M. Marcel Deneux, Président - Nous recevons aujourd'hui M. Luc Guyau, récemment élu président de l'Assemblée permanente des chambres d'agriculture.

Le Président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à MM. Luc Guyau et Guillaume Baugin .

Ces formalités dûment accomplies, je vous laisse la parole, puis nous vous poserons des questions ensuite.

M. Luc Guyau - Je vous remercie de m'accueillir ici pour parler des inondations, qui concernent notamment l'agriculture. Avant de parler des inondations, il faut parler de l'excès d'eau que nous avons connu durant tout cet hiver. Sur une grande partie de la France, nous avons été dans une situation de forte pluviométrie qui, de mémoire d'homme et à l'échelle de ma courte vie, n'avait pas été vue depuis très longtemps. D'autant plus que cette situation a concerné pratiquement tout le territoire, avec des durées et des intensités de pluviométrie très importantes.

Je crois qu'il faut accepter, dans notre société, que la nature ne constitue pas un élément régulier et stable. On parle du réchauffement de la planète, mais quand on se penche sur le passé, on retrouve des moments tout aussi difficiles. On ne maîtrise donc pas la nature. Il faut savoir, par ailleurs, que l'absence d'eau est aussi dommageable que l'excès d'eau. En effet, les conséquences d'une sécheresse prolongée sont souvent redoutables. En particulier, et là, je parle en ma qualité d'agriculteur, la sécheresse qui suit un excès d'eau est plus difficile à vivre pour les agriculteurs qu'une sécheresse qui s'est installée progressivement. C'est aussi en ma qualité d'éleveur que je vous indique que les sécheresses sont difficilement vécues par les animaux. En Vendée, d'où je suis originaire, les céréales ont eu du mal à pousser cet hiver en raison de l'excès d'eau. Etant faiblement enracinées, elles résistent beaucoup moins aux fortes chaleurs que nous connaissons actuellement. Ces différents éléments vous prouvent, encore une fois, qu'on ne maîtrise pas la nature.

Les inondations que nous avons connues, en plus de la pluviométrie, ont été accentuées par une évolution globale des comportements de l'ensemble de la société, et non pas exclusivement de l'agriculture. La sur-urbanisation, l'arrachage des haies dans certaines régions, le changement de configuration des paysages sont autant d'éléments qui accentuent les inondations. En Bretagne, le ministre de l'Environnement de l'époque avait indiqué que les inondations étaient dues à la suppression des haies. Quelques grands-mères, qui avaient été interrogées par la presse, avaient indiqué que le niveau de l'eau était monté à 20 cm au-dessus du niveau constaté. Or à cette époque, on n'avait pas arraché de haies.

Dans le cas de la Somme, et cela pourrait concerner d'autres régions, peut-être n'avons-nous pas été suffisamment vigilants sur l'entretien des canaux ou de certaines rivières pour l'évacuation de l'eau à la mer. L'eau s'évacuant à un rythme moins rapide, cela peut contribuer à créer des inondations. Quand on étudie aujourd'hui le système hydraulique de la Vendée, on constate une remontée de la baie de l'Aiguillon, qui s'ensable régulièrement chaque année. L'on peut s'attendre, dans les quinze ou vingt ans à venir, à des inondations, si l'on ne permet pas à l'eau de la mer de s'évacuer. Ces risques sont d'autant plus imminents que l'on prend en compte d'autres facteurs comme le coefficient de marée ou les vents qui viennent de la mer...

Les inondations de la Somme nous ont interpellés à plusieurs égards. Tout d'abord, il faut prendre en compte la remontée de la nappe phréatique qui est, je le rappelle, un phénomène naturel. Au-delà de l'excès d'eau, l'on se demande s'il ne faut pas prendre en compte des problèmes d'ordre mécanique. Je ne suis pas un scientifique, je ne peux donc en dire davantage. On peut malgré tout regretter que, au-delà du caractère exceptionnel du phénomène, l'on ait été impuissant pendant huit à dix semaines.

Au regard de ces différents éléments, il faut se pencher, à mon sens, sur les remèdes, ou plutôt les palliatifs, que l'on peut y apporter. Les agriculteurs, en particulier, mais aussi les citoyens, en général, ont été victimes d'une situation qui a échappé à leur contrôle. Pourtant, ils avaient obtenu soit l'autorisation d'exploiter, soit l'autorisation de construire. La solidarité nationale, par ses différents aspects, ou au travers des différentes commissions de soutien, doit pouvoir jouer pleinement. Globalement, cela a été le cas pour les pertes dites « premières ». Il est possible d'indemniser, pour les pertes immédiates, l'agriculteur qui a vu son exploitation (mais aussi ses bâtiments) inondée pendant sept à huit semaines, et qui a été contraint de reloger ses animaux à l'extérieur. Il reste néanmoins des pertes de second niveau, qui ne sont pas couvertes. J'ai visité une exploitation dont les bâtiments faisaient l'objet d'une mise aux normes. L'agriculteur m'a demandé la chose suivante : « quand l'eau est retirée, que fais-je ? ». Il s'est aussi demandé s'il devait tout remonter de 50 cm, pour prévenir une éventuelle inondation du même type dans cinquante ou cent ans ; mais ayant déjà commencé à construire, il aurait été contraint de se lancer dans un chantier lourd. Des gens comme cet agriculteur ne sont pas en mesure de prévoir l'avenir de manière satisfaisante. S'agissant des zones qui ont été particulièrement touchées, on pourrait très bien envisager de tout reconstruire ailleurs. Mais qu'en est-il des zones qui ne sont pas considérées, de prime abord, comme inondables ? J'ai d'ailleurs cru comprendre que cette partie de la Somme n'était pas classée parmi les zones inondables « premières ». Une autre solution pourrait consister à tout mettre en oeuvre pour limiter les impacts des inondations, et faire en sorte que la Somme évacue plus rapidement l'excès d'eau.

Par ailleurs, le dispositif des calamités agricoles actuel n'est pas à la hauteur des dommages qui peuvent être occasionnés dans des situations d'inondation comme celles de la Somme. Pour une exploitation de plaine qui est en partie inondée, le système des calamités, avec les doubles taux de pertes, reste insuffisant. Lorsque les prairies sont couvertes durant huit à dix semaines, ce qui implique que même les prairies permanentes doivent être refaites, nous sommes face à une situation de perte de fonds, qui est insuffisamment couverte, même si les mesures de catastrophes naturelles peuvent jouer.

Plusieurs mesures devront être étudiées. A cet égard, on peut citer le dossier sur les calamités agricoles et le rapport Babusiaux sur les conditions de mise en oeuvre d'un mécanisme assurance-récoltes. On peut aussi mentionner les moyens de soutien immédiat pouvant être déployés dans le cadre de la solidarité aux agriculteurs. Par ailleurs, il faut prendre en compte les différentes mesures découlant du régime de la PAC. Lorsque j'étais encore président de la FNSEA, j'avais déclaré que si l'on ne nous autorisait pas à utiliser les jachères des plateaux pour nourrir les animaux, nous outrepasserions cette interdiction, et que cette action serait soutenue au niveau syndical et professionnel. Nous avons obtenu gain de cause, il y a seulement dix jours, mais pas pour l'intégralité des dérogations que nous avions sollicitées. Nous avons besoin davantage de souplesse, me semble-t-il, sur ces différents sujets. Enfin, je pense que nous devrions nous pencher, avec plus d'attention que nous l'avons fait jusqu'à présent, sur les schémas d'aménagement des bassins versants, sur les plans d'utilisation des sols et les constructions. Bien entendu, il y aura toujours des impondérables, qu'il conviendra de gérer au mieux. Toutes les communes qui étaient noyées sous 1,5 mètre d'eau avaient obtenu des permis de construire, sous différents régimes politiques et administratifs, ce avec la responsabilité des maires, de la DDE... Que leur dire, si ce n'est qu'on peut les indemniser ? Dans une certaine mesure, il s'agit d'une responsabilité commune. Les schémas d'aménagement suffiront-ils, à eux seuls, pour gérer ces différents aspects ? Personnellement, j'en doute. Il me semble important, plus que jamais, d'interdire la construction d'habitations ou de sites industriels dans certaines zones du pays ayant été identifiées comme à risque. C'est, à mon sens, une mesure prioritaire qu'il faudra prendre le plus tôt possible.

Sans entrer dans le détail, voilà les principaux éléments que je voulais vous exposer. L'enquête de la Commission est intéressante et je pense qu'il est judicieux, dans ce cadre, d'aborder les enjeux de la maîtrise de la nature, et en particulier de l'eau. Je pense, en revanche, que ce n'est pas la loi sur l'eau qui va diminuer l'ampleur du problème.

Je résumerai mes propos par ces quatre points :

- il faut faire preuve d'humilité face à la nature ; à ce propos, très peu de gens ont osé dire que les inondations de la Somme étaient le fait des agriculteurs et de leurs pratiques ;

- il faut aussi prendre des mesures préventives, autant en ce qui concerne les ruisseaux, les fleuves que les habitations ;

- il faut mettre en oeuvre des mesures de régulation ; néanmoins, je pense que même dans le cas de la Somme, les barrages n'auraient pas suffi à contenir l'eau ;

- enfin, il faut se donner les moyens de traiter les difficultés auxquels pourraient être confrontés les agriculteurs en cas d'inondation.

Je vous ai apporté quelques exemplaires d'un document d'approfondissement des différents éléments que je viens de présenter. Nous y avons recensé les propositions que nous pouvons formuler sur les schémas d'aménagement des bassins versants, la protection des eaux, l'utilisation des terres agricoles, l'entretien des cours d'eau, etc... Sur ce dernier point, un projet de loi vient d'être présenté, qui permet d'approcher les berges pour nettoyer les rivières. Il faudra sans doute aller plus loin dans ce domaine car au-delà de l'absence de volonté politique, on peut parfois être confronté à des blocages individuels. Je rappelle que 65.000 hectares sont exclus de l'agriculture en France, dont 60.000 sont soit couverts de tôle, soit bétonnés ou goudronnés. A cet égard, l'eau qui tombe sur une surface goudronnée ou bétonnée s'achemine plus rapidement vers le ruisseau. J'ai eu l'occasion de dire à certains journalistes, car il faut ne pas hésiter à expliquer certains mécanismes, que lorsqu'une terre est gorgée d'eau, l'eau supplémentaire tombe comme sur une surface bétonnée ou goudronnée. L'eau ne peut ainsi pénétrer dans le sol. C'est ce mécanisme qui s'est produit durant l'hiver : les sols étant gorgés d'eau, chaque nouvelle averse était à l'origine d'une inondation. Cet argument peut être opposé aux pourfendeurs du drainage : le drainage en période de pluviométrie normale est un facteur de régulation des inondations puisqu'il donne au sol une certaine capacité de rétention. Bien entendu, le drainage ne joue ce rôle régulateur que lorsque la terre n'est pas gorgée d'eau.

Je suis maintenant ouvert à vos questions.

M. le Président - Je vous remercie pour cet exposé, qui cerne bien la problématique des inondations.

M. Hilaire Flandre - Il y a eu des inondations par le passé, qui n'ont duré que deux ou trois jours. Je pense notamment aux inondations de Fontaine-sur-Somme. Je pense que la dernière inondation s'est distinguée par sa durée, sept semaines voire davantage, élément principal, auquel s'ajoute une défaillance du dispositif d'évacuation des eaux.

M. Luc Guyau - Il y a, certes, eu des inondations par le passé, mais elles ont été partielles et n'ont jamais eu cette ampleur. Il me semble que nous avons visité les mêmes endroits. Vers la Somme, quand on arrive juste après le pont, il me semble que cinq ou six maisons avaient été inondées, tandis que le reste du village était resté intact.

M. le Président - Il conviendrait d'approfondir, à cette occasion, mais pas uniquement pour cette raison, le problème du régime des calamités agricoles. Nous vous avons auditionné et avons pris bonne note des carences du système. Il faudrait aussi se pencher plus attentivement sur l'indemnisation des pertes indirectes. Avez-vous des propositions à formuler en ce sens ?

M. Luc Guyau - Tout d'abord, je voudrais formuler deux constats :

Tout d'abord, suite aux lois de 1964, le fonds de calamités doit être financé à parité -et nous ne cessons de le répéter- par la profession agricole (taxe sur les assurances) et par les crédits de l'Etat ; or, globalement, sur les dernières années, l'enveloppe de l'Etat n'a pas été au même niveau que celui des agriculteurs.

Par ailleurs, le système des calamités a commencé à déraper dans les années 1975 et 1976, lorsqu'une partie de la production agricole a pu accéder au fonds de calamités, alors qu'auparavant, ne pouvaient en bénéficier que des productions telles que les fruits, les légumes et les vins.

Une deuxième évolution est relative à la réforme de la Politique agricole commune (PAC). Ainsi, aujourd'hui, les productions végétales sous aide communautaire ne peuvent quasiment plus bénéficier du fonds de calamités. Le régime d'aide directe apportée à la culture du tournesol, du colza ou du blé est tel qu'on ne satisfait jamais aux critères pour pouvoir en bénéficier. Cela fait dire à certains que le fonds de calamités est plutôt en bonne santé, ce qui, dans une certaine mesure, explique que les pouvoirs publics n'aient pas respecté le critère de parité des enveloppes. Pour ma part, j'estime que cette situation n'est pas satisfaisante, d'autant qu'elle ne compense que partiellement la perte. Cela est d'autant plus insuffisant que les exploitations sont de plus en plus diversifiées. D'où la nécessité de mettre en place le dispositif que nous avons évoqué. A cet égard, nous avons contribué très fortement au rapport sur l'assurance-récolte. Il importe de ne pas confondre l'assurance-récolte avec l'assurance-revenu. Nous souhaitons que les calamités ne remettent pas en cause, par ordre de priorité, l'équilibre des exploitations, puis le revenu des exploitants. Il faut donc que les coûts de production soient au moins couverts dans ce cadre. Le système d'assurance-récolte, pour nous, doit être affiné. Les propositions préconisées dans le rapport sur les assurances-récoltes tardent à être publiées, ce qui est le signe d'une certaine hésitation des pouvoirs publics à procéder à des arbitrages. Par ailleurs, la mise en oeuvre d'un dispositif d'assurance-récolte ne doit pas conduire à abandonner le dispositif de solidarité, dans le cadre d'un fonds de calamités plus large. En effet, l'on sera toujours confronté à des situations exceptionnelles, qui devraient pouvoir être compensées.

Enfin, dans le système des assurances-récoltes, qui existe déjà pour certaines productions et pour certaines calamités, il ne faut pas que la cotisation soit telle que les agriculteurs ne puissent pas y accéder. En effet, si chaque année ils sont contraints payer entre 10 et 30 % de leur produit brut pour s'assurer pour une calamité pouvant survenir tous les dix ans, ce sera la source d'un déficit considérable pour leurs revenus. A l'inverse, si cette cotisation n'est pas obligatoire, les plus faibles s'abstiendront de s'assurer. Tel est le cas de l'assurance grêle où, dans certaines, zones, les primes d'assurance ont été telles que certains agriculteurs n'ont pas contracté une assurance. Ils ont ainsi couru le risque, en cas de grêle, de subir des dommages considérables sans être indemnisés. Il convient de trouver un mécanisme qui permette de ne pas trop renchérir les coûts de production des agriculteurs. Nous aurons sans doute l'occasion d'en reparler devant les deux assemblées, mais sachez d'ores et déjà que plusieurs systèmes ont été mis en place en Espagne, au Canada ou encore aux Etats-Unis. Les Etats-Unis en ont d'ailleurs fait un objet de politique, mais c'est grâce à cela qu'ils ont triplé les aides à leur agriculture. Ils se sont rendu compte que le mécanisme d'assurance-récolte, en période de catastrophe globalisée, ne pouvait pas couvrir les difficultés de l'agriculture.

Comment mettre en place un système assuranciel global ou par secteur ? En ce qui nous concerne, nous appuyons toutes les réflexions allant dans ce sens, car elles portent sur la sécurisation des agriculteurs. Je regrette, pour ma part, que des exploitations disparaissent à chaque fois que survient une catastrophe naturelle. Cela ne pourra pas se faire sans un minimum de soutien, au moins temporaire, de l'Etat, même si ce soutien est dégressif.

Je ne citerai pas le département, même si vous m'avez demandé de dire la vérité, mais je crois que c'était en 1975 qu'un département, ayant subi une grosse calamité, avait sollicité des aides supérieures au produit brut du département. Depuis, il y a eu davantage de « rigueur ». Globalement, les secteurs à culture saisonnière ont bénéficié du gros des aides. L'année 1976 a marqué un dérapage : dans mon département, jamais avant cette année les éleveurs n'avaient demandé à entrer dans le système des calamités. Quand on a autorisé les éleveurs à entrer dans ce système, on a alors pris la pleine mesure de ses limites. Je ne peux pas m'appuyer sur des données statistiques, et je ne voudrais pas donner de fausses informations, mais je dirais que toutes les productions spéciales ont émargé beaucoup plus que les autres productions au système des calamités, notamment dans les départements où les exploitations sont à production unique. Je me souviens des propos du ministre Nallet, à l'époque, qui disait que si un agriculteur se lançait dans la culture de la banane dans le Pas-de-Calais, on ne pouvait pas non plus le couvrir contre le gel. Le système des calamités, voire d'assurance, ne doit pas couvrir ce qui est quasiment programmé. Dans certaines zones, il y a eu trois à quatre gels successifs : on doit alors s'interroger sur les productions engagées dans ces zones. A ce propos, je tiens à préciser que certains dossiers ne correspondent pas forcément à de véritables calamités.

S'agissant de l'hiver qui vient de s'écouler, si l'on déclinait les comptes par secteur, l'on constaterait qu'une grande partie de la France a accusé des pertes sur les céréales, y compris celles qui n'ont pas été comptabilisées. Par pertes non comptabilisées, j'entends les céréales qui n'ont pas été ensemencées, ou celles qui ont été ensemencées, mais qui ont été retournées. Hier, j'étais en compagnie de Dominique du Potier, du Pas-de-Calais. D'après ses dires, avec la conjugaison de l'excès d'eau et de chaleur, 80 % du lin de son entreprise semé dans la zone risque d'être retourné. En fait, le lin a été cultivé trop tard, en raison de l'humidité, et la très forte chaleur de ces derniers jours l'a fait fleurir. Il est donc devenu inutilisable. Il sera certainement retourné pour cultiver des haricots, mais la perte en culture ne sera jamais compensée car elle ne pourra pas être enregistrée comme culture. On pourrait le faire, mais alors on ne pourrait rien semer à la place.

M. Hilaire Flandre - Lorsqu'on fait ce métier, l'on doit accepter de supporter les risques inhérents. Vous avez cité l'exemple de la grêle. J'estime que c'est un système pertinent puisque l'on met en face un rendement prévisionnel. Ainsi, en cas de catastrophe, on peut vérifier que les estimations étaient justes. C'est un système équilibré.

Par ailleurs, je me demande si l'on ne devrait pas tenter, par l'intermédiaire des chambres d'agriculture, de faire passer le message suivant : il s'agit de constater la part de responsabilité du monde agricole dans les évolutions qui ont pu se produire dans la société, tout en reconnaissant les efforts qui ont été déployés pour les corriger. Je pense qu'il faut aussi mentionner, et cela ne relève pas de la responsabilité du monde agricole, la transformation de terres agricoles en surfaces bétonnées et en constructions. C'est un message fondamental, qui mériterait d'être vulgarisé.

M. Luc Guyau - Je partage ce point de vue. Nous envisageons, à partir des résultats du recensement agricole, de pouvoir mettre en exergue les différentes évolutions de ces surfaces. Par ailleurs, si nous avons tous arraché des haies, nous en avons également replantées. Dans mon département, près de 1.700 à 1.800 kilomètres de haies ont été replantés, en l'espace de dix ans. Bien entendu, ces haies n'ont pas été replanté dans la même configuration qu'il y a vingt ans. L'un de mes frères est géomètre. Il a contribué au remembrement de la commune de Poiré-sur-Vie, qui s'est achevé en 1985. Il a retrouvé la carte de la commune en 1910 : ils ont constaté qu'il y avait moins de haies dans la commune à cette époque qu'après le remembrement en 1985. Cela peut s'expliquer par le système de propriété, notamment par la division des propriétés dans l'héritage, comme cela s'est vu entre les années 1910 et 1950. Bien entendu, je ne nie pas qu'il n'y a pas eu, à un certain moment, un arrachage excessif de haies dans certaines régions.

La communauté des agriculteurs doit communiquer sur les excès dont elle a été la cause, mais également sur les efforts qu'elle a su déployer. Elle doit aussi communiquer sur les projets réalisés dans le cadre des équipements collectifs.

Comme vous l'avez si bien indiqué, le métier d'agriculteur est un métier à risques. Il ne s'agit donc pas de solliciter à tort et à travers des mécanismes de compensation. Pour nous, il importe que les calamités, qu'elles soient climatiques ou sanitaires, ne remettent pas en cause la vie de l'entreprise ou de l'exploitation agricole. C'est davantage une question de survie de l'entreprise que de revenu, même s'il importe également d'assurer un minimum de revenus aux agriculteurs.

M. Michel Souplet - Je voudrais intervenir sur l'estimation exacte du revenu des agriculteurs et la nécessité d'abandonner le système forfaitaire.

M. Luc Guyau - Nous sommes loin de notre sujet. Les premiers chiffres du recensement agricole font état de 630.000 exploitations, dont quelque 400.000 à temps plein. Aujourd'hui, de mémoire, à l'intérieur des 400.000 exploitations, entre 270.000 et 280.000 exploitations sont soumises au régime de TVA, et entre 180 000 et 190 000 sont soumises au régime de bénéfices réels. Je conviens avec vous qu'il faut établir la vérité sur les revenus des agriculteurs. En effet, nous ne pourrons pas indéfiniment demander à l'opinion publique de nous soutenir, notamment pour obtenir une baisse des impôts, si celle-ci est convaincue que les agriculteurs n'en paient pas. Pourtant ils en paient. Par ailleurs, il est vrai que le système du bénéfice forfaitaire permet d'accompagner des agriculteurs devant partir en retraite. Il faut reconnaître que pour certaines régions, la suppression de ce mécanisme, si elle n'était pas compensée par d'autres mesures de nature sociale (pour permettre à un grand nombre d'agriculteurs d'exister), serait catastrophique. Ma réponse n'est peut-être pas satisfaisante. Dans mon département, 85 % des agriculteurs sont au bénéfice réel. La meilleure façon de faire passer les agriculteurs au bénéfice réel est d'améliorer le bénéfice réel, de permettre qu'il soit davantage lié à l'activité agricole, mais aussi d'encourager une meilleure tenue des comptes. Sur ce dernier point, nous avons fait des avancées considérables grâce aux deux assemblées, depuis maintenant une quinzaine d'années, sur les provisions pour investissement, sur l'étalement de revenus, etc. Il faut encore aller plus loin, notamment dans la séparation de l'imposition sur le revenu disponible et le revenu non disponible. Je ne vous cache pas que ce qui occasionne le plus d'injustice et de difficultés dans le monde agricole, ce n'est pas tant l'impôt que les cotisations sociales aujourd'hui. Si l'on ajoute entre 40 % et 42 % de cotisations sociales sur un impôt fondé sur le revenu réel ou sur un impôt forfaitaire, cela crée des distorsions entre, d'une part, l'agriculteur producteur de lait qui réalise 480.000 francs de chiffre d'affaires et d'autre part, celui qui réalise 520.000 francs de chiffre d'affaires. Nous nous prononçons pour faire évoluer le système des revenus, mais il faut faire évoluer le régime fiscal qui est appliqué aux agriculteurs. Depuis que Michel Souplet a pris ce dossier en charge, il y a eu de nombreuses avancées, mais cela n'est encore pas suffisant.

M. François Gerbaud - M. Guyau a indiqué qu'il avait guerroyé pour pouvoir obtenir l'autorisation d'occuper des jachères en substitution. Quels étaient les obstacles ? Qui a décidé en dernier ressort d'accorder cette autorisation aux agriculteurs ?

M. le Président - J'ajouterai une troisième question : quelle est la cohérence du résultat obtenu ?

M. Luc Guyau - L'obstacle a été clairement la politique et l'administration européennes. La France, au plan réglementaire, ne peut pas prendre cette décision seule, au risque de se faire rappeler à l'ordre par les autorités de Bruxelles. Elle risque en effet un rappel à l'ordre budgétaire en cas de contrôle. La France demande donc une expertise et une contre-expertise, ce qui est perçu par Bruxelles comme une tentative de détournement. Dans la Somme, j'avais rencontré un agriculteur qui avait 60 hectares de prairies couvertes par les eaux depuis huit semaines, et 15 hectares en jachère sur les coteaux. Dans ce cas, nous avons obtenu -j'espère que ce n'était pas trop tard pour lui- qu'il mette en jachère des terres qui étaient couvertes à la place des autres. Au niveau national, en revanche, nous voulions obtenir que l'on puisse utiliser toutes les jachères, y compris dans le cadre de la solidarité, c'est-à-dire sans acte de vente, pour répondre à la demande des agriculteurs, en particulier des éleveurs, qui manquent cruellement de foin ou de paille. Cette année, pour les éleveurs de ma région, le déficit en paille sera important. Nous sommes obligés d'acheter de la paille à 300 ou 400 kilomètres et malgré tout, les quantités seront insuffisantes. Parallèlement, on broie de la jachère. C'est un exemple flagrant du manque de souplesse de la politique agricole. Après une demande déposée au début du mois de mai, nous avons obtenu une autorisation partielle au mois de juin. Par ailleurs, il faut savoir que chaque année, les pouvoirs publics ont quelques centaines de millions de refus d'apurement.

M. le Président - Les parlementaires, y compris ceux qui sont chargés de suivre les affaires budgétaires, sont rarement informés par les gouvernements des refus d'apurement trimestriels par le Fonds européen d'orientation et de garantie agricole (FEOGA), qui règle parfois des comptes antérieurs de plusieurs années.

M. Luc Guyau - Ils le font bien souvent de façon forfaitaire. Par ailleurs, ils appliquent un raisonnement exponentiel.

M. François Gerbaud - Considérez-vous que votre démarche, qui est difficile, a valeur d'exemple ? En situation d'urgence, l'on pourrait envisager une simplification du droit à déroger, d'autant plus que d'autres catastrophes naturelles pourraient survenir. Cela pourrait-il constituer une base de travail pour la Commission d'enquête, qui pourrait introduire une demande de dérogation systématique ?

M. Luc Guyau - Il faut profiter de toute brèche réglementaire, mais une telle démarche ne concernerait qu'un nombre infime d'exploitations. Vous devez être en zone d'inondation et votre exploitation doit avoir été inondée pour pouvoir bénéficier de cette dérogation. Dans la vallée de la Somme, je crois que seuls 17 ou 20 éleveurs sont concernés. Dans la vallée de la Loire, seuls quelques éleveurs pourraient être éligibles. Tel doit être le cas dans le marais breton. La population qui pourrait en bénéficier est donc limitée. En revanche, il faudrait que les mesures de cette nature soient prises dans le cadre d'une procédure d'urgence, et non pas deux mois après la catastrophe. Sur ce point, on ne peut pas dire que la France ait obtempéré aussitôt après notre demande.

M. le Président - Monsieur Guyau, au cours de vos visites dans la Somme, avez-vous observé des comportements anormaux chez les représentants de la DDA de la Somme, ou chez les responsables de la police des eaux ?

M. Luc Guyau - Je ne peux pas véritablement me permettre de porter des jugements car je n'ai pas eu suffisamment de contacts avec ces gens. Cela étant, j'ai cru comprendre, par mes interlocuteurs, que les relations avec l'administration départementale avaient été satisfaisantes. Il m'a semblé aussi que les agriculteurs et les gens de terrain appréciaient peu que, plus de trois mois après avoir été inondés sous 1,5 mètre d'eau, le ministre de l'Aménagement du Territoire et de l'Environnement ne soit pas venu leur rendre visite. Outre l'aspect budgétaire et financier, au-delà de la solidarité, les agriculteurs et les habitants de cette région avaient besoin d'être soutenus moralement par les pouvoirs publics. La solidarité professionnelle a été exemplaire à cet égard : elle a permis de reloger les animaux des agriculteurs, d'apporter du fourrage dans le cadre d'échanges interdépartementaux... Une difficulté cependant : lorsqu'une calamité est étendue sur une région, les solidarités s'amenuisent.

M. le Président - Très souvent, les situations nuisibles à l'environnement, qui conduisent à dénoncer les pratiques agriculturales, ont été encouragées à l'origine par les subventions publiques. Je suis un ancien exploitant agricole. En 1961, j'ai arraché 518 pommiers autour de mon village, sachant que 70 % des travaux étaient subventionnés. Le même bureau d'ingénierie agricole me dit, quarante ans après, que cela avait été une erreur. Pourtant, telle était la politique des pouvoirs publics de l'époque. Les exploitants agricoles de ma génération disposaient de trop peu de formation technique pour pouvoir se forger leur propre jugement. Ainsi, ce que disait un ingénieur agricole de l'Etat était considéré comme vérité suprême.

M. François Gerbaud - Je voudrais revenir sur ce qu'a dit M. Guyau. Il a indiqué que l'agriculteur dont l'exploitation avait été inondée s'était interrogé sur l'intérêt de prendre en compte le risque d'inondation dans la reconstruction de ses installations, notamment en rehaussant tout de 50 centimètres. N'y a-t-il pas lieu d'intervenir financièrement pour se prévenir contre l'occurrence d'une nouvelle inondation ? Cela été fait dans le Doubs, mais on pourrait appliquer une démarche similaire dans la Somme. L'effort financier serait ainsi compensé par le gain tiré de la précaution.

M. Luc Guyau - Il faut distinguer entre l'aspect financier, d'une part, et la rapidité, d'autre part. Pour reprendre l'exemple de l'agriculteur, je crois que les travaux de mise aux normes avaient déjà commencé. Il se demandait, en revanche, où il pourrait bien installer ses animaux si une nouvelle inondation survenait durant l'hiver. Il voulait savoir s'il allait être subventionné pour rehausser ses installations, ou s'il fallait tout arrêter pour aller reconstruire ailleurs. Ces décisions importantes ne doivent pas être prises tardivement, car l'agriculteur ne peut pas se permettre d'attendre.

M. le Président - La routine administrative permanente de notre pays génère des inerties qui ne sont pas favorables à ses citoyens.

M. Paul Raoult - Au-delà de ce cas, il faut se poser une question fondamentale : un agriculteur ou un particulier doit-il se réinstaller dans la zone inondable où il vivait ? Un certain nombre de maisons et de fermes avaient au moins deux siècles. Si l'on considère que c'est un événement exceptionnel, pourquoi interdirait-on aux gens de se réinstaller ? Si, on contraire, on estime que le phénomène risque de se reproduire, il ne faut pas hésiter à leur dire qu'ils agissent de manière inconsciente.

M. Hilaire Flandre - Prenons le cas d'un habitant souhaitant faire des travaux, et qui sollicite un permis de construire. Qui, aujourd'hui, aura le courage de lui refuser l'autorisation de construire ? Par ailleurs, outre l'inondation, d'autres types de phénomènes naturels peuvent survenir (phénomènes climatiques de toutes sortes). A mon sens, il faut prendre le maximum de précautions possibles. Malheureusement, on constate que de nombreux lotissements ou de nombreuses habitations ont été construits dans des zones pour lesquelles le risque d'inondation était connu.

M. Paul Raoult - Pour prendre l'exemple de Vaison-la-Romaine, on a bien reconstruit dans la vallée de l'Ouvèze depuis l'inondation. Il y a eu une montée d'eau de 11 mètres. De mémoire d'homme, cela ne s'était jamais produit. Considère-t-on que l'inondation de la Somme est un phénomène aussi exceptionnel ? Si on empêche l'agriculteur de continuer ses travaux, on paralyse le développement économique d'Abbeville jusqu'à Amiens !

M. Hilaire Flandre - Dans mon département, il y a eu deux inondations : l'une en 1993, l'autre en janvier 1995. En raison du principe de précaution, toutes les communes de la vallée ont été interdites de construction. Il est vrai que la zone avait été inondée. Cela étant, à mes yeux, cette décision est ridicule parce que le phénomène ne se reproduira peut-être pas avant deux siècles. Il n'est pas forcément dangereux d'être inondé sous deux ou trois mètres d'eau.

Par ailleurs, si l'on remonte un bâtiment de 50 centimètres pour le mettre à l'abri de la crue, cela signifie que l'on enlève un volume d'expansion de la crue. Je citerai l'exemple d'une exploitation qui était au milieu d'une cuvette, mais qui était volontairement située sur un monticule. Outre l'humidité, l'exploitation a fini par être inondée, sans aucune possibilité d'évacuation. Les habitants de cette exploitation ont pu passer sur une digue avec un tracteur, non sans mal. Cet exemple montre que le rehaussement des bâtiments n'est pas une panacée, notamment s'il y a encore de l'eau.

M. Paul Raoult - Monsieur Guyau, je n'ai pas bien compris votre explication sur les vertus du drainage. Il me semble que nous en avons fait beaucoup (parfois, cela a même été excessif), ce qui a contribué, dans certains secteurs, à la disparition de zones humides. Les tuyaux du drainage arrivent bien souvent dans le fossé de la voie communale ou de la voie départementale, et contribuent à une arrivée d'eau brutale et rapide. Je tiens à préciser que je ne suis pas foncièrement opposé au drainage. Cependant, dans le parc naturel régional de l'Avenois, nous avons en quelque sorte des relations conflictuelles avec les agriculteurs sur ce point. Il faudrait que notre discours soit plus prudent que par le passé.

M. Luc Guyau - Je maintiens ce que j'ai dit, avec les précautions que cela suppose. Le drainage n'est pas un outil de régulation lorsqu'il y a excès d'eau. Au contraire, il a un effet « retard ». En l'absence d'excès d'eau dans la terre, le drainage joue un rôle régulateur car il permet au sol de maintenir l'eau en son sein. Le drainage, avec un apport d'eau mesuré, permet d'obtenir une structuration du sol propice à la rétention d'eau. L'eau est restituée de façon plus équilibrée. Bien entendu, tout dépend de la situation. J'ai eu l'occasion, il y a une quinzaine d'années, de défendre les opérations de drainage. Le conseil régional avait considéré, pour sa part, qu'il fallait les arrêter. Il a alors fallu expliquer les vertus potentielles du drainage, dans certaines conditions. Je conviens, toutefois, que suite au drainage, on n'utilise pas le sol de la même façon (érosion du sol possible...).

M. Michel Souplet - On oublie de mentionner l'exigence du consommateur en bout de chaîne, qui oblige le transformateur, en particulier dans le secteur de la conserve, à assurer une certaine régularité de ses fournitures et de ses résultats. De son côté, le transformateur se tourne vers l'agriculteur et ne signe des contrats qu'avec ceux qui peuvent irriguer ou assainir.

M. le Président - Monsieur le président de l'APCA, je vous remercie à la fois pour la qualité de votre exposé et pour la qualité des documents remis..

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