32. Audition de M. Claude Allègre, ancien ministre, ancien président du Bureau de recherche géologiques et minières (10 juillet 2001)

M. Marcel Deneux, Président - Nous recevons aujourd'hui M. Claude Allègre, ancien ministre, ancien président du Bureau de recherche géologiques et minières.

Nous l'interrogerons sur le rôle du Bureau de recherches géologiques et minières et sur la question des nappes phréatiques. Mais nous parlerons de bien d'autres choses, puisque la parole est libre, et, monsieur le ministre, vous nous direz tout ce que vous pensez du dossier « inondations ».

Le Président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à M. Claude Allègre .

M. Claude Allègre - Il faut d'abord savoir, c'est un point important, que les inondations de la Somme relèvent d'un type particulier qui n'est pas celui que l'on rencontre généralement en France.

Cela étant, j'écris depuis des années dans mes livres qu'il est absolument inéluctable que les inondations aillent en augmentant.

Quand j'étais président du BRGM, j'ai écrit au ministre de l'Intérieur de l'époque, qui préparait un plan d'aménagement du territoire, en insistant sur la nécessité d'aménager également le sol et le sous-sol. Je n'ai eu aucune réponse. J'ai ensuite écrit à tous les présidents de région -qui, eux, m'ont répondu- pour leur proposer de passer avec le BRGM un contrat portant à la fois sur la prévention et sur l'aménagement du territoire proprement dit. Des discussions ont eu lieu, qui n'ont pas abouti. Je m'étais pourtant donné beaucoup de mal !

Par la suite, lorsque j'ai été ministre, qui plus est chargé de la recherche et de la technologie, j'ai suggéré au ministre de l'Aménagement du Territoire et de l'Environnement de se préoccuper du sol et du sous-sol. J'ai été gentiment écouté, mais cela n'a servi strictement à rien.

J'insisterai sur plusieurs points.

Premièrement, les intempéries vont s'accentuer, notamment parce que le climat de type cyclonique, qui ne concernait jusqu'à présent que la zone intertropicale, monte maintenant dans l'Atlantique nord : la semaine dernière encore, une trombe a frappé un village et un seul. Ce type d'événements va se généraliser, et c'est un fait nouveau.

Deuxièmement, si rien n'est fait, la fréquence des inondations va augmenter.

Troisièmement, et c'est là une prédiction, les glissements de terrain vont devenir catastrophiques.

Je suis fatigué de dire tout cela et que cela ne serve strictement à rien parce que, en France, on se gargarise avec le principe de précaution, mais la prévention n'existe pas. Il existe bien un plan d'organisation des secours, le plan ORSEC, mais il n'y a pas de plan de prévention : on passe son temps à gérer les crises. On le fait d'ailleurs très bien, mais cela continuera si rien n'est fait.

Quatrièmement, vous savez que le BRGM était, lorsque j'en ai pris la présidence, un organisme hybride - c'était une de ces fameuses constructions des années 1970 ! -, à la fois service public et entrepreneur. Je l'ai ramené, non sans mal, au sein du service public pour qu'il y fasse ce que précisément il doit faire, c'est-à-dire jouer le rôle de service géologique national -on en trouve dans d'autres pays- et s'occuper du sol, du sous-sol, des mines abandonnées, etc.

Je voudrais insister sur ce dernier point : l'unicité du service géologique national.

Aux États-Unis, par exemple, le cycle de l'eau est entièrement entre les mains de l'US Geological Survey, l'USGS. En France, il concerne cinq ministères : l'eau qui tombe relève de la météorologie nationale, c'est-à-dire du ministère de l'Equipement ; l'eau qui ruisselle sur le sol, du ministère de l'Agriculture ; l'eau qui est collectée en rivières, du ministère de l'Environnement ; l'eau souterraine, du ministère de l'Industrie. Enfin, le ministère de la Recherche est également plus ou moins concerné à divers titres. Or, tant que nous ne disposerons pas d'un organisme unique, nous n'avancerons pas.

En outre, la France n'a pas de service hydrologique. Elle a des services hydrogéologiques, qui s'intéressent aux nappes souterraines - et je pense que le BRGM fait bien son travail -, mais elle n'a pas de service hydrologique pour étudier les rivières de manière régulière, même si cette question, bien sûr, est liée à l'hydrogéologie, puisque l'eau qui coule dans les rivières provient des nappes phréatiques, il n'y a pas de mystère.

Par ailleurs, des lois invraisemblables ont été adoptées. Par exemple, il est interdit de draguer les rivières sous prétexte que l'on en modifie ainsi le lit.

La Somme est à moitié ensablée. Si elle avait été draguée, l'eau se serait très rapidement évacuée ! La Loire connaîtra également des problèmes, car elle est complètement ensablée. Qui plus est, si on la draguait, le secteur des travaux publics aurait probablement suffisamment de sables et de graviers pour au moins cinq ans, ce qui éviterait les ouvertures de nouvelles carrières et les manifestations et autres qui les accompagnent. Les entrepreneurs de cette branche avec lesquels je discutais récemment aimeraient bien draguer le fleuve, mais la loi le leur interdit.

Si l'on veut éviter les dégâts provoqués par les inondations, il sera très important de faire un bilan de l'ensablement des fleuves français et de ceux - c'est le cas pour plusieurs d'entre eux - qui doivent être dragués. C'est tout bête : si les tuyaux sont bouchés, l'eau ne s'évacue pas !

Mais je crains de continuer à prêcher dans le désert, pour des raisons inexplicables.

Je pourrais vous tenir de grand discours sur les idées socialistes ; je ne le ferai pas. Elles comportaient cependant une notion intéressante - le général de Gaulle lui-même en était tout à fait partisan -, c'était la notion de plan, l'« ardente obligation ». Aujourd'hui, toutes les grandes entreprises ont un plan à quatre ans, mais l'État n'en a plus.

M. François Gerbaud - Tout à fait !

M. le Président . Sous un gouvernement socialiste !

M. Claude Allègre - Sous un gouvernement socialiste, mais surtout sous un gouvernement qui, comme les précédents, est un gouvernement énarchique dans lequel c'est la technostructure qui gouverne, c'est tout !

Ce problème d'aménagement du territoire me taraude, parce qu'il est lié à celui des sols. Il faut entre 5.000 et 10.000 ans pour faire un sol. Or on est en train de perdre environ deux ou trois millimètres de sol par an. Comment va-t-on les reconstituer ? Va-t-on fabriquer des sols artificiels ? Que va-t-on faire ?

Ce sont des problèmes sérieux, qu'il faut traiter. De vous à moi, j'ajouterai que, si on le faisait, on verrait apparaître une véritable industrie écologique qui créerait des entreprises et des emplois en province, à la campagne, au lieu que les habitants de ces régions viennent s'accumuler dans les villes. Ce serait donc extrêmement utile. Mais j'ai l'impression de prêcher dans le désert. On m'écoute poliment, on me dit : « Oui, c'est bien, vous êtes un grand savant... Mais parlons un peu de choses sérieuses, par exemple de prolonger telle autoroute. »

Voilà pour les inondations : vous pouvez vous préparer à constituer une commission d'enquête permanente, parce qu'elles vont continuer.

M. le Président - Je vous remercie de ces propos préliminaires. Vous ne pratiquez pas la langue de bois, nous le savions, et vous confirmez un certain nombre de lignes de force que nous avons découvertes depuis deux mois que nous traitons de ce sujet.

Avant de laisser la parole au rapporteur, je souhaiterais revenir sur quelques-uns des points que vous avez développés.

Les intempéries, les phénomènes extrêmes, dites-vous -et je pense comme vous-, vont s'accentuer.

Je travaille par ailleurs à un rapport sur les climats, et je n'ai pas encore trouvé de météorologue qui accepte d'écrire autrement qu'au conditionnel ce que vous venez de dire. Votre réflexion est-elle le résultat d'un constat, part-elle d'une base scientifique qui nous manquerait, ou bien est-ce plutôt une prémonition ?

M. Claude Allègre - Ce n'est pas une prémonition, c'est un raisonnement scientifique !

De la même manière, j'ai dit et je répète que la prétendue augmentation de la température moyenne du globe est un phénomène très secondaire. J'ai fait remarquer à mes collègues météorologistes qui font des statistiques entre 1820 et aujourd'hui pour montrer que la température moyenne du globe a augmenté de 1°C en un siècle que cela impliquait de mesurer la température au dixième de degré près. Or, le seul enregistrement que l'on ait en 1820, c'est celui du parc Montsouris ! Ils se moquent du monde ! Définir la température moyenne du globe avec cette précision-là, cela n'a pas de sens.

Ce qui est en revanche scientifiquement incontestable, c'est que la teneur de l'atmosphère en gaz carbonique a augmenté - elle a pratiquement doublé - et que la distribution des climats a radicalement changé, ce qui entraîne un certain nombre de phénomènes simples : on constate par exemple une concentration de la pluie et de la sécheresse à la fois dans l'espace et dans le temps ; autrement dit, pendant que la France faisait face à la pluie et à des inondations, la Turquie était confrontée à une intense sécheresse.

M. Michel Souplet - Le Maroc aussi !

M. Claude Allègre - De même, il y a deux ans, les États-Unis ont connu une sécheresse épouvantable. L'année suivante, il a plu pendant l'été. Je ne suis pas capable aujourd'hui de vous donner la liste exacte de ces modifications, mais on les constate.

Par ailleurs, l'hémisphère Nord est bien évidemment celui qui dégage le plus de gaz carbonique. C'est donc logiquement celui où sont perceptibles les effets thermiques les plus forts. Ainsi, cette espèce de cyclone qui a provoqué la tempête de décembre 1999 est un phénomène qui se reproduira : nous avons maintenant des cyclones, c'est tout nouveau. Il ne pleut pas davantage, mais la pluie est répartie différemment.

Cependant, les inondations sont liées à deux types de causes. Il y a bien sûr le climat, mais il y a aussi la réponse du sol et du sous-sol. Or le ruissellement a considérablement augmenté.

On n'est pas encore à même de modifier le climat, bien que l'on sache faire certaines choses, et je vous donnerai un exemple qui peut sembler n'avoir aucun lien avec les inondations dans la Somme.

Paris est la seule grande capitale qui admette les cars de touristes étrangers, alors que c'est interdit à Londres, à New York, etc. Ces cars fonctionnant nuit et jour, Paris subit, l'été, un dégagement de gaz carbonique qui dépasse tout ce que peuvent connaître les autres grandes capitales du monde. Le résultat, c'est une augmentation de 1,5°C de la température à Paris et des perturbations de son climat estival - vous le constatez aujourd'hui -, perturbations qui vont s'installer ; ce que sachant, on continue de laisser les cars circuler dans la capitale.

On fait aujourd'hui de grands discours, on proteste parce que le président des Etats-Unis n'a pas signé le protocole de Kyoto, etc. Très bien ! Mais nous ne prenons pas des précautions pourtant indispensables.

Aménager le territoire, aujourd'hui, cela implique probablement de faire des perforations en certains endroits pour permettre à l'eau de s'infiltrer. Cela veut dire aussi draguer les rivières, etc. Il faut faire un plan sur cinq ans pour prévoir tout cela !

Dans la Somme, la nappe phréatique est dans la craie, et il n'y a pas de piézomètre pour la contrôler. Si on en installe un, cela coûtera de l'argent, il faudra l'entretenir, cela fera du travail... Le fait-on ? Non, et je vous garantis qu'on ne le fera pas, j'en suis sûr !

M. Pierre Martin, rapporteur - Je voudrais d'abord vous féliciter, monsieur le ministre, pour votre franc-parler, qui vous est d'ailleurs habituel. C'est important.

M. Claude Allègre - Monsieur le rapporteur, permettez-moi de vous interrompre. Je n'ai pas de « franc-parler » !

M. Hilaire Flandre - C'est un « parler-franc » !

M. Claude Allègre - Vous me demandez de dire la vérité. Si je me mets à mentir, je ne dis pas la vérité ! Je n'ai pas de franc-parler, je vous dis la vérité.

M. le Président - Vous avez un « parler-vrai » !

M. Jean-François Picheral - Scientifiquement vrai !

M. le Rapporteur - Je suis cependant étonné que nous ne parveniez pas à vous faire entendre, comme vous le soulignez, car, par moments, nous entendions même ce que vous ne disiez pas : c'était en fin de compte très désagréable.

Vous prédisez que les inondations catastrophiques qui se sont produites dans la Somme recommenceront si l'on ne fait rien. Que faut-il faire ? Vous avez parlé de plans de prévention, préférables au principe de précaution. Pouvez-vous détailler ce que vous imaginez, au-delà du curage de la rivière ? Car, lorsque vous parlez de curer les rivières, sans véritablement m'inquiéter, je ne peux m'empêcher de penser que, si on le fait pour la Somme, compte tenu de la faible déclivité du fleuve, celui-ci sera, à l'embouchure, beaucoup plus bas que le niveau de la mer. Or, la mer remonte !

M. Claude Allègre - Je dois d'abord préciser que je n'ai pas eu l'occasion de faire personnellement d'étude géologique détaillée sur la question de la Somme. Par conséquent, ce que j'en sais résulte de lectures indirectes, et je ne suis pas le meilleur expert local, je suis très franc.

Quand je parle de curer la rivière, il ne s'agit pas de faire n'importe quoi et de l'amener au-dessous du niveau de la mer ; il s'agit évidemment d'intervenir en amont.

Il me semble que la première chose à faire, c'est de réaliser une étude géologique sérieuse de la nappe phréatique de la Somme et de la circulation de l'eau afin d'essayer éventuellement d'agir sur celle-ci. Il faut en prendre le temps, et non pas travailler dans l'urgence et sous la pression des médias.

Je vous le répète, on est là en présence d'un cas géologique particulier qui fait que la nappe phréatique est située plus haut que la rivière, phénomène que l'on ne retrouve pas pour la Loire ou pour la Garonne. On le rencontre en un autre endroit, dans le pays de Caux - où il n'y a pas eu de problème cette fois-ci.

Cette étude une fois faite, il faudra placer des capteurs pour surveiller la nappe, et l'on sera peut-être conduit à faire des travaux de terrassement, par exemple pour permettre à l'eau de s'infiltrer sous la craie. Encore une fois, je n'en sais rien, il faut d'abord se rendre compte de la situation exacte. Les personnes du BRGM que vous avez auditionnées ont dû évoquer cette question !

M. le Rapporteur - On nous a dit, monsieur le ministre, que la nappe phréatique était pour ainsi dire incontrôlable et impossible à canaliser, que l'on ne pouvait presque rien faire. Alors, que faire ?

M. le Président - L'idée de percer le plancher, nous l'avions déjà eue, mais ce n'est pas simple !

M. Hilaire Flandre - Cela peut avoir d'autres conséquences plus ennuyeuses. Il faut faire des études !

M. Claude Allègre - J'ignore qui, au BRGM, vous a affirmé que l'on ne pouvait rien faire ; je ne suis plus président de cette maison, mais je pourrais le désavouer ! On peut toujours faire quelque chose : aujourd'hui, les moyens en travaux publics sont absolument gigantesques. Quand on voit que l'on a su faire le pont de l'île de Ré, prétendre que l'on n'a aucun moyen d'action sur une nappe, c'est une plaisanterie.

Ce que l'on vous a certainement dit, en revanche, c'est que ce ne sera pas une mince affaire. Aménager le territoire, cela représente des dizaines et probablement des centaines de milliers d'emplois ; toute une industrie de l'environnement est à créer et, par conséquent, c'est un investissement important.

J'ai écrit ces jours-ci que j'étais un adversaire acharné de la politique dite de baisse des impôts. On aurait mieux fait, l'année dernière, de consacrer une vingtaine des cent trente milliards de francs que l'on a « récupérés », au financement d'un plan d'aménagement du territoire, par exemple. Voilà une chose importante ! D'autant qu'il faudra compter avec un autre phénomène, cette fois dans le Midi : si l'on observe bien, on constate que les endroits où se produisent les crues sont ceux-là mêmes qui, l'été, souffrent de la sécheresse. Car, si l'eau circule, elle ne s'infiltre pas, et l'eau qui provoque les inondations n'alimente pas les nappes phréatiques.

Il faut donc aménager le territoire, mais chaque bassin versant nécessite une étude, un travail, une réflexion.

Dans la Somme, le positionnement de la nappe phréatique dans la craie est un problème spécifique, et je vous conseille vivement d'auditionner M. de Marsily, professeur de géologie appliquée à Paris VI. Il est le meilleur spécialiste d'hydrogéologie en France et pourra certainement vous apporter un éclairage utile.

M. le Président - A-t-on déjà entrepris sur les nappes phréatiques des études comme celles que vous évoquez, en France ou ailleurs dans le monde ? N'est-il pas utopique de penser que c'est possible ?

M. Claude Allègre - Après les inondations dans le Mississipi, je peux vous assurer que les Américains ne sont pas restés les deux pieds dans le même sabot ! Mais, je l'ai dit, ils disposent d'un service hydrologique national ! L'Angleterre a également une excellente couverture en hydrologie. Aujourd'hui, le pays du monde qui connaît la situation la plus dramatique, c'est la Chine ; mais nous-mêmes ne sommes pas gaillards !

Je vous donnerai un exemple de petite mesure qu'il faudrait prendre : il faudrait interdire de goudronner les chemins vicinaux, parce que, goudronnés, ils se transforment en canaux, alors que, sinon, l'eau s'y étale. Cela paraît être une petite mesure, mais celui qui la prendra soulèvera un véritable tollé, sur le mode : « Mais alors, nous allons rester dans la boue, c'est épouvantable ! »

M. Hilaire Flandre - Il y a des personnes qui vivent de travaux, même sur les chemins vicinaux !

M. Claude Allègre - Je suis très inquiet au sujet des glissements de terrain en montagne, notamment dans les Alpes. On a tant cimenté, le sol est si dégradé que, lorsqu'il se passera quelque chose, les conséquences en seront catastrophiques. Les journaux en feront leur une, on reconnaîtra que je l'avais prédit -« Il a toujours raison »-, mais notre pays n'aura toujours pas de plan d'aménagement du territoire. Une partie du territoire sera en friche, ce qui est déjà un problème et n'est pas très malin par ailleurs, et le reste sera bétonné un peu partout.

On a eu un avant-goût de ce qui peut se produire avec l'inondation qui a eu lieu à Nîmes, et qui peut être prise comme un cas d'école : elle est due uniquement au ciment ! On a réuni dans cette ville toutes les conditions nécessaires pour que la moindre petite pluie se transforme en inondation. Est-ce que depuis lors quelqu'un est allé casser le ciment ? Personne ! Les mêmes canaux subsistent, et cela recommencera forcément un jour ou l'autre !

M. François Gerbaud - Je suis frappé de voir à quel point vous recoupez et officialisez, en quelque sorte, des propos que nous avons déjà entendus !

Vous venez de rationaliser la fatalité d'une manière extrêmement éclatante en l'expliquant par un phénomène de changement des climats. Le fait qu'une politique d'aménagement du territoire et de l'étude de l'eau s'impose désormais doit-il nous conduire à passer de la prévention à une politique de rigueur d'aménagement du territoire ?

M. Claude Allègre - Absolument !

M. François Gerbaud - Quand on voit que, dans la Somme - on nous l'avait dit, vous le confirmez -, une seule goutte d'eau sur un sol imbibé pendant des années conduira inévitablement à un ruissellement non contrôlé ; quand on constate que l'Yonne a connu en un mois quatre crues centennales et dix crues décennales ; quand on s'aperçoit que les nouveaux aéroports constituent des plates-formes de récupération de l'eau, laquelle, l'expérience nous l'a montré pour l'un d'entre eux au moins, se déverse malheureusement dans la Seine ; on en déduit que la vision « scientifique », si j'ose dire, que vous nous apportez contient une obligation impérieuse d'aménagement du territoire qui n'a pas été prise en compte jusqu'à présent.

M. Claude Allègre - Absolument !

M. François Gerbaud - Il faut donc le noter : désormais, toute politique d'aménagement du territoire doit comporter cette obligation.

M. Claude Allègre - Sans oublier le sol et le sous-sol ! Monsieur le sénateur, je vous donnerai un exemple : entre Conflans-Sainte-Honorine et l'embouchure de la Seine, sur une bande de vingt kilomètres de large de part et d'autre de la Seine, toute goutte d'eau qui tombe, hors la partie qui est réévaporée, va dans la Seine. La situation est limite, et les barrages qui existent en amont sur le fleuve permettent pour l'instant de la contenir. Mais, sur la Loire, on a refusé d'en construire !

Il faut savoir qu'en temps normal, dans une situation « naturelle », entre 50 et 60 % de l'eau qui tombe est réévaporée par un mécanisme dit d'« évapotranspiration » dans lequel interviennent les feuilles des végétaux. Aujourd'hui, une étude a montré qu'avec le remplacement des feuillus par des résineux, avec l'élimination de tous les buissons, etc., seulement 20 % de l'eau s'évapore. Cela veut dire que, sans même parler d'augmentation de la pluviosité, le sol doit maintenant absorber 80 % de l'eau au lieu de 50 %. C'est un aspect sur lequel on pourrait facilement agir !

M. François Gerbaud - Et si vous ajoutez à cela l'érosion des sols

M. Claude Allègre - Absolument !

M. François Gerbaud - cela pose un autre problème, au niveau agricole ! C'est bien pourquoi que je me permets de dire combien je suis d'accord avec vous.

Le législateur que nous sommes devra veiller, le jour où il abordera la loi sur l'eau, à ce que la responsabilité de l'eau, à l'échelon de l'État, revienne à une seule et même structure, pour gagner en cohérence. C'est ce que je retiens de vos propos.

M. Claude Allègre - La loi sur l'eau, je l'ai vécue : les administrations s'arc-boutaient pour garder chacune son petit territoire !

La première chose importante, je l'ai déjà dit, c'est effectivement qu'un service unique ait la responsabilité de l'ensemble du cycle de l'eau et soit chargé y compris de veiller à ce qu'il y ait assez d'eau potable pour les habitants - mais aussi pour le bétail !-, ce qui n'est pas garanti dans toutes les parties de la France.

Aujourd'hui, au XXIe siècle  - vous ne le savez peut-être pas -, on est en train de transférer sur l'exploitation de l'eau toute la technologie qui a été développée pour le pétrole, notamment la technologie des réservoirs pétroliers. En d'autres termes, toute cette technologie, qui est une technologie chère, est en train de devenir rentable.

Par exemple, on pourra prendre de l'eau en hiver, l'injecter dans un réservoir profond pour qu'elle ne s'évapore pas, et la repomper l'été. Ces technologies étaient impensables il y a vingt ans ; aujourd'hui, on est en train d'y travailler.

M. Hilaire Flandre - Il suffirait de faire un barrage !

M. Claude Allègre - Non ! Si vous êtes en Arabie Saoudite et que vous dessalez l'eau de mer, ce qui coûte très cher, vous n'avez pas envie de la perdre par évaporation ! Si vous la stockez dans un barrage, ce sont les deux tiers qui s'évaporeront.

Mais, j'y reviens, le premier problème est de disposer d'un service unique. Mme Dominique Voynet a posé comme postulat que le coordinateur de l'eau serait le ministère de l'Environnement. Or celui-ci ne dispose pas des experts nécessaires. Les autres services ont donc refusé : il ne suffit pas de décréter !

Que l'on confie cette mission au service géologique national, comme dans les autres pays ! Il n'est pas nécessaire de fabriquer une administration supplémentaire.

M. François Gerbaud - Si on additionne tout ce que vous dites, et à quoi je souscris, on assiste à une espèce de formidable accélérateur de micro-climats dont la détérioration est liée aux phénomènes naturels.

M. Claude Allègre - Nous avons tous les moyens nécessaires pour agir ! Monsieur le sénateur, on va sur la lune, on installe des stations spatiales - qui ne servent à rien, d'accord, mais on les installe - ; croyez-vous que nous n'ayons pas les moyens de maîtriser notre aménagement du territoire ? Encore faut-il en faire une priorité !

Or, que va-t-il se passer ? Je peux vous le dire ! Je vais continuer à prêcher dans le désert, et puis, un jour, se produira une vraie catastrophe qui coûtera vraiment très cher. Ce jour-là, on verra !

M. François Gerbaud - Pour la Loire, cela peut arriver du jour au lendemain, à la première grande crue !

M. Claude Allègre - J'ai écrit dans mon livre que s'il y avait une crue de la Loire, j'attaquerais en justice.

M. François Gerbaud - Oui, mais on a laissé construire !

M. Claude Allègre - Ce sont eux les responsables !

Notre société refuse d'intégrer la notion de relativité dans le traitement des problèmes qui se posent à elle. Pourquoi suis-je partisan de la démarche du plan ? Parce qu'elle permet de comparer et de discuter les choix de financement de façon cohérente au lieu de décider au cas par cas.

M. Michel Souplet - Dans notre région où nous avons suivi de très près les problèmes rencontrés dans le département de la Somme, nous commençons à avoir une idée très précise des mesures de prévention qui s'imposent.

Malheureusement, les intempéries de la semaine dernière nous ont pris de vitesse. Je veux parler des nouvelles catastrophes provoquées par la chute de 100 à 180 millimètres d'eau en une seule nuit. Le sous-sol est gorgé d'eau et les nappes phréatiques sont pleines.

Les pompiers sont intervenus samedi matin dans mon village. Ils ont travaillé dans des conditions très difficiles puisque, dès que le pompage s'arrêtait, le niveau d'eau remontait. Ils ont néanmoins réussi à faire redescendre celui-ci de 3 ou 4 centimètres et à protéger les maisons en bouchant les portes d'entrée avec des parpaings.

Si à l'automne prochain, la pluviosité est normale, nous serons toutefois confrontés au même problème. Dans l'immédiat, nous ne savons pas quelles propositions précises et concrètes formuler.

M. Claude Allègre - Je ne peux rien vous dire. Je ne suis ni le président de la République ni le Premier ministre ; en tout cas, pas pour l'instant... mais tous les espoirs sont permis !

Je crois vraiment que vous devriez vous concerter avec les députés pour imposer un plan d'aménagement du territoire car dans un pays comme la France, l'aménagement du sol et du sous-sol est essentiel. Je vous incite à affirmer votre refus de continuer à avancer au cas par cas.

M. le Président - Trouvez-vous suffisant le volet consacré aux schémas d'espaces naturels et ruraux ?

M. Claude Allègre - Je ne peux que répéter qu'il n'y a pas d'argent... et qu'un véritable plan d'aménagement du sol et du sous-sol revient à plusieurs milliards de francs. C'est un grand projet, d'une envergure comparable à celle du TGV. La France en a vraiment besoin. Or, je n'ai rien vu de tel.

Sans vouloir être inutilement désagréable, je considère qu'on fait un petit truc pour qu'il ne soit pas dit qu'on ne fait rien mais en fait, c'est rien du tout !

M. le Président - Nous partageons assez votre point de vue.

Dans l'interview accordée à L'Express, vous faites allusion au colmatage pratiqué en Picardie sur l'argile qui a coulé. Pensez-vous qu'autre chose soit envisageable ?

M. Claude Allègre - Je ne veux pas me prononcer sur cette affaire sans connaître le résultat des études scientifiques qui ont été faites.

Je sais que quand il y a du calcaire, il y a de l'argile de décalcification et que cela se colmate.

Pour jouer au golf dans le Midi, je sais aussi que les flaques d'eau qu'on trouve sur des terrains calcaires sont provoqués par l'argile de décalcification qui se colle partout. J'imagine que le phénomène observé en Picardie est sensiblement le même.

Je pense qu'il serait bon que les géologues et les pouvoirs publics pratiquent une étude concertée. Je suis sûr que si vous demandiez à l'entreprise Bouygues de résoudre le problème, elle trouverait - moyennant finances, certes - une solution.

Contrairement aux Allemands, nous, Français - et je ne vise là aucun gouvernement en particulier - n'avons pas réussi à faire naître une véritable industrie écologique qui serait d'ailleurs à l'origine de nouveaux métiers. L'écologie reste l'empêcheur de tourner en rond.

La seule à avoir tenté quelque chose est Ségolène Royal qui a fait voter la loi sur les déchets quand elle était ministre de l'Environnement. Je tiens à cet égard à lui rendre hommage. Qu'elle ait cédé aux pressions pour finalement accepter que la loi ne s'applique qu'à partir de 2002 est secondaire. Du moins a-t-elle créé quelque chose.

Certes, nous avons les contrats de plan État-région. Fort bien ! C'est l'une des meilleures idées de ces dernières années et nous la devons à Michel Rocard. Sauf que, monsieur le sénateur, si vous et moi passons un contrat et que je ne respecte pas mes obligations, vous allez m'attaquer.

Or, les contrats de plan État-région ne prévoient pas de sanction, ce que je trouve anormal. On doit pouvoir attaquer l'État s'il ne paie pas sa quote part en temps et en heure.

Je pense qu'il serait bon de s'entourer d'un certain nombre de précaution dans les contrats concernant par exemple la Somme, la Garonne ou l'Yonne.

M. François Gerbaud - Je résume vos propositions : premièrement, une autorité générale de l'eau avec une mission de planification. Deuxièmement, un aménagement des sous-sols à l'échelon régional mais dans le cadre d'une obligation nationale.

M. le Président - Nous convergeons là-dessus.

S'agissant des piézomètres, il y en a soixante-deux sur le territoire de la Somme mais ils ne sont ni centralisés ni automatisés. C'est un employé communal qui va faire les mesures le samedi matin.

M. Claude Allègre - Grâce aux technologies nouvelles, vous pouvez aujourd'hui connaître à partir du Sénat, sans bouger, la situation heure par heure.

Peut-être savez-vous que certains de mes anciens collaborateurs ont créé au CNRS un groupe d'aide à la décision. Ils pourraient faire l'état de la question pour vous guider dans votre décision.

M. le Rapporteur - Tout cela dépend pour l'essentiel du ministère de l'Environnement.

M. Claude Allègre - Soyons justes : le ministère de l'Environnement pourrait agir si la direction de l'équipement dépendait de lui. Vous savez très bien que si dans un pays comme la France, vous ne pouvez pas vous appuyer sur une administration et un corps de fonctionnaires puissants, vous êtes paralysés.

Ces problèmes sont trop sérieux pour être appréhendés simplement en termes d'opposition par rapport à ce qui existe. L'action du ministère de l'Environnement ne doit pas ressembler à la morsure des crocs d'un petit chien dans les mollets du ministère de l'Industrie. L'ensemble des décisions industrielles devrait intégrer cette dimension environnementale.

Prenons l'exemple du principe de précaution. Un excellent rapport vient de démontrer qu'aucune décision ne saurait être prise sans mesure préalable de ses implications économiques et financières. S'agissant de l'aménagement de la vallée de la Somme, il faut savoir combien cela va coûter. Je crois qu'il serait utile que vous déclenchiez un processus dans ce sens.

Quand j'étais président du BRGM, j'ai proposé l'installation dans chaque région d'un service géologique régional. Rien ne s'est fait mais je suis sûr que si une région avait commencé, les autres auraient immédiatement suivi.

M. Michel Souplet - Et je suppose que vous incitez la Picardie à montrer l'exemple...

M. Claude Allègre - Compte tenu de ce qui s'est passé, je crois sincèrement qu'il faudrait dès maintenant faire une étude sérieuse sur le problème de la Loire. Si ce fleuve entrait en crue, cela provoquerait un véritable désastre.

M. Michel Souplet - Ce que je voulais dire, c'est que si la Picardie démarrait l'expérimentation, cela aurait un effet d'appel sur les autres régions.

M. Claude Allègre - Je crois qu'il faut que vous fassiez la suggestion au président du Conseil régional.

En effet, les départements concernés ne sont pas riches et doivent d'abord assumer financièrement le secteur social, l'entretien des routes et le fonctionnement des collèges. La charge de la région étant nettement moins lourde, elle dispose d'une marge de manoeuvre et peut proposer d'investir dans l'aménagement du territoire. Je m'attendais à trouver quelques propositions dans ce sens dans les contrats État-région.

M. le Président - Monsieur Allègre, nous vous remercions.

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