DEUXIEME PARTIE -

RELEVER LES DÉFIS ÉCONOMIQUES

La mission commune d'information a constaté la nécessité de prendre en compte le caractère global de la logique économique montagnarde et les interactions entre toutes ses composantes économiques, sociales, culturelles et administratives. Il est par exemple évident que le tourisme de montagne est une occasion propice à la découverte de produits agricoles de qualité et que la saisonnalité d'une partie de l'économie montagnarde exige l'adaptation de notre droit social à la pluriactivité qui en découle. Relever les défis économiques de la montagne implique donc à partir de la valorisation de puissants atouts sectoriels, d'élaborer des stratégies « interactives » et différenciées fondées sur une logique de bassins d'emploi montagnards pour entretenir le « cercle vertueux » de l'économie montagnarde.

Il est regrettable qu'en dehors de son activité agricole, répertoriée avec précision, la montagne demeure une oubliée des statistiques officielles : l'INSEE ne diffuse que très rarement des indicateurs sur la montagne et pour obtenir des données, cet organisme exige du demandeur une délimitation des massifs en « zones à caractère administratif définies par un code chiffré à trois caractères ».

I. SOUTENIR UNE AGRICULTURE DE QUALITÉ AINSI QUE SA CONTRIBUTION A L'ENVIRONNEMENT

L'agriculture de montagne présente deux caractéristiques essentielles : en premier lieu, le relief et le climat dessinent depuis longtemps une agriculture extensive et orientée vers les productions de qualité. En même temps, du point de vue technique et financier, les agriculteurs de montagne ne luttent pas à armes égales. Le climat et la pente sont générateurs de surcoûts importants : en prenant l'exemple de la construction des étables laitières, le commissariat général au plan a chiffré à 30 % le coût supplémentaire de l'investissement agricole en montagne par rapport à la plaine.

Ces surcoûts demeurent imparfaitement compensés : le revenu moyen d'un hectare agricole en zone de montagne est de 30 % inférieur à celui d'un hectare en zone de plaine. Même si des progrès ont été enregistrés, la mission commune d'information constate donc que le principe de parité des revenus inscrit dans la loi « montagne » n'est pas atteint. Ces faibles revenus de l'agriculture de montagne ne suffisent pas à financer les investissements nécessaires à sa modernisation et ne rémunèrent pas non plus les services rendus à la collectivité

S'interrogeant sur le profil de l'agriculture montagnarde de demain, au moment où l'avenir de la politique agricole commune (PAC) est en train de se dessiner, la mission commune d'information souhaite tout d'abord réaffirmer la nécessité de ne pas laisser se « dissoudre » les spécificités et les acquis de l'agriculture de montagne dans les évolutions irréversibles en cours. Il s'agit de rompre le cercle vicieux de l'insuffisance des revenus et des investissements de modernisation. Les handicaps naturels et structurels ainsi que les difficultés d'exploitation inhérentes au climat et à l'altitude doivent faire l'objet d'une compensation revalorisée de façon substantielle. En même temps, pour permettre à l'agriculture de montagne de valoriser ses atouts, l'effort d'investissement nécessaire à la constitution de filières de qualité doit être particulièrement soutenu.

En effet, par contraste avec la tonalité excessivement « environnementaliste » de certains rapports d'experts sur le devenir de l'agriculture de montagne, votre mission a constaté que les agriculteurs montagnards avaient une conception résolument économique et offensive de leur activité. « Si la logique d'assistanat de l'agriculture venait à prendre le pas sur le maintien de productions économiquement rentables, la relève des générations actuelles d'agriculteurs risquerait de ne pas être assurée » : tel est le message que la mission sénatoriale a clairement perçu.

Les agriculteurs de montagne auditionnés par la mission commune d'information ont mis en évidence un paramètre économique fondamental : la production de qualité et les résultats économiques sont les ressorts essentiels de leur motivation ; l'idée de « devenir des agents rémunérés sur fonds publics pour entretenir le territoire » suscite en même temps peu d'entrain chez un certain nombre d'exploitants agricoles montagnards.

Cette réalité humaine ne doit pas conduire la mission commune d'information à minimiser la contribution essentielle de l'agriculture à la vitalité et au « développement durable » de la montagne : l'apport de l'agriculture en termes de beauté des paysages et de prévention des risques influencent directement la qualité de la vie montagnarde et l'image touristique de ces territoires. L' agriculture reste en même temps un des piliers majeurs de l'économie des zones montagnardes et la présence des agriculteurs, le dernier rempart, dans bien des cas, contre une totale désertification.

A. LES ATOUTS ET LES HANDICAPS DE L'AGRICULTURE DE MONTAGNE

1. Les données de base : l'omniprésence de l'herbe valorisée par un élevage extensif et les savoir-faire

a) Une surface agricole étroite

Malgré leurs vastes espaces, les massifs ne regroupent, avec près de 4 millions d'hectares de SAU, que 13 % de la surface agricole nationale. La composition du territoire de montagne se caractérise en effet par l'importance des surfaces impropres à toute activité productive (prés de 20 %), des ressources forestières et des parcours et terres collectives. La surface agricole utile représente moins de 30 % de ce territoire contre plus de 50 % en moyenne nationale. Les différences entre massifs sont notables: le territoire du Massif central est composé pour près de la moitié de surface agricole, alors que celle-ci ne représente guère plus de 10 % dans les Alpes du Sud et la Corse.

Outre son faible poids dans le territoire de montagne, l'espace agricole se caractérise par l'importance des surfaces toujours en herbe, qui concerne près des 3/4 de cet espace contre seulement 36 % en moyenne nationale. Les conditions climatiques et la pente sont à l'origine de cette omniprésence de l'herbe.

b) Une économie agricole fondée essentiellement sur l'élevage et un génie agricole spécifique

A l'exception des « hauts » -c'est-à-dire du massif réunionnais- dont l'agriculture produit 40 % de la canne à sucre et les deux tiers des fruits et légumes de l'île, l'agriculture de montagne est principalement herbagère et extensive.

Comme l'a opportunément rappelé un représentant des jeunes agriculteurs à votre mission lors d'une visite de terrain dans le Massif central : « les aides façonnent l'agriculture ». Néanmoins, c'est aussi et surtout les conditions climatiques et topographiques qui ont fait de la montagne le « royaume » de l'élevage, qui est aujourd'hui la première activité agricole pour prés des 3/4 des exploitations montagnardes contre moins de 40 % en moyenne nationale. Les zones de montagne rassemblent 40 % des brebis, 20 % des vaches allaitantes et 16 % des vaches laitières de notre pays.

De manière générale, cet élevage est nettement plus extensif : la charge animale est en moyenne de 0,7 UGB/ha contre 1,1 UGB/ha pour la France entière. Ces « bonnes pratiques agricoles  habituelles » qui assurent à la fois la protection du sol, de l'eau, de la biodiversité et l'ouverture des paysages expliquent le faible impact de l'encéphalopathie spongiforme bovine (ESB) en zone de montagne et justifient l'image favorable auprès des consommateurs des produits de montagne.

Fondamentalement, la valorisation de ces systèmes herbagers extensifs repose sur des savoir-faire agricoles montagnards qui se manifestent notamment par les productions sous appellation contrôlée ou autres signes de qualité (labels...).

2. Un milieu fragilisé par la forte régression des activités agricoles avec toutefois des différences selon les massifs

Pour fonder son analyse sur des constats précis, la mission commune d'information s'est efforcée de recueillir les données statistiques les plus pertinentes auprès des experts qu'elle a auditionnés. Ces données sont souvent sensiblement divergentes en valeur absolue : ainsi le nombre des exploitations agricoles de montagne a été estimé tour à tour, pour l'année 2000, à 95.000 par M. Gilles Bazin, rapporteur de l'instance d'évaluation sur la politique de la montagne au Commissariat général du Plan ; puis à 135.000 et à 115.000 par le ministère de l'Agriculture, ce qui correspond à des zonages sans doute différents. A travers ces difficultés de chiffrage, votre mission a choisi avant tout de s'assurer de la convergence des statistiques en termes d'évolution afin de focaliser son attention sur les grandes tendances.

a) La présentation faussement rassurante d'une déprise agricole proche de la moyenne nationale.

Le nombre d'exploitations situées en zone de montagne ne cesse de diminuer : 143.500 en 1988, 105.000 en 1995 (36 hectares en moyenne) et, selon M. Gilles Bazin entendu par votre mission, 95.000 aujourd'hui et 75.000 en 2005 (49 ha en moyenne).Cette diminution n'est pas spécifique à la montagne et correspond exactement à l'évolution moyenne nationale (une diminution de 42 % entre 1979 et 1995), si bien qu'en proportion ces chiffres se traduisent par un pourcentage constant : la zone de montagne abrite 14 % du total des exploitations agricoles françaises.

Sur le fondement de ce chiffrage global, M. Gilles Bazin a fait valoir qu'il n'y avait pas de déprise particulière en zone de montagne. En recherchant les explications de ce phénomène, il a souligné le rôle essentiel du maintien de la prime à l'herbe. D'un montant modeste, environ 300 francs par hectare, la prime à l'herbe a néanmoins favorisé le maintien d'un certain nombre de surfaces herbagères.

b) La réalité : certains massifs souffrent particulièrement de la forte diminution en valeur absolue du nombre d'exploitations agricoles

La mission commune d'information ne peut pas se satisfaire de la conclusion purement statistique selon laquelle la diminution du nombre des exploitations en montagne correspond à une tendance générale. En effet, sur le terrain, on constate immédiatement que cette diminution « moyenne » a des conséquences beaucoup plus dévastatrices sur la vitalité des territoires de montagne.

En effet, l'impact de la régression de l'activité agricole sur la gestion de l'espace montagnard est renforcé par sa faible densité de population (23 % du territoire national mais seulement 8 % de sa population) et l'inégale répartition de celle-ci : les zones les plus difficiles, et bien souvent les plus fragiles, se dévitalisent et se désertifient.

La déprise agricole pèse lourdement sur le maintien d'une société rurale en zone montagnarde. Cette fragilité particulière de la société rurale montagnarde se mesure à la proportion élevée de la population agricole familiale qui représente 11,8 % de la population totale des différents massifs contre 5,8 % pour la moyenne nationale, soit près du double.

D'après l'analyse du dernier recensement agricole de l'année 2000, effectué à la demande de la mission sénatoriale par M. José Rey, chef du Service central des enquêtes et études statistiques au ministère de l'Agriculture, de l'alimentation, de la pêche et des affaires rurales, la main d'oeuvre agricole en montagne reste aujourd'hui principalement familiale : ainsi, alors qu'en moyenne nationale la proportion de salariés agricoles est passée d'un sixième à un quart, elle est restée constante en zone montagnarde.

En outre, contrairement à l'idée reçue, seuls 22 % des chefs d'exploitations de montagne sont aujourd'hui pluriactifs, ce qui correspond presque exactement à la moyenne nationale (21 %). La pluriactivité agricole montagnarde est plus répandue dans les départements des Alpes du Nord ou des Vosges, où l'emploi est plus abondant, que dans les zones montagnardes du Massif central où l'activité fait défaut et qui représente 40 % de la montagne française.

En « renversant le tableau » on constate qu'environ 80 % des agriculteurs de montagne sont mono actifs, taux qu'il convient de rapprocher d'une autre grandeur fondamentale : les revenus agricoles sont en montagne inférieurs de 30 % à la moyenne nationale. Ces chiffres permettent de mieux cerner la réalité vécue sur le terrain : les faibles revenus agricoles montagnards constituent, en l'absence de possibilités d'emplois alternatives ou cumulatives, l'unique source de revenus pour la très grande majorité des agriculteurs de montagne.

Votre mission commune d'information ne saurait donc trop insister sur l'importance qui s'attache à la préservation et à l'amélioration de ces revenus qui constituent le dernier rempart contre une désertification totale de territoires que les agriculteurs sont les seuls à valoriser et à entretenir.

3. Les handicaps et les surcoûts dus aux contraintes naturelles et aux spécificités du foncier

a) Les incidences de la pente et du climat sur les rendements agricoles

Les handicaps naturels de l'agriculture de montagne sont principalement liés à l'altitude et à la baisse consécutive des températures moyennes, qui est de l'ordre de 0,5 à 0,7°C par 100 mètres. Il en résulte essentiellement un allongement de la durée de la période hivernale, qui réduit d'autant la période de végétation (diminution de 8 à 9 jours par 100 mètres d'altitude). Le potentiel de production des cultures et des prairies s'amenuise donc avec l'altitude et à partir d'un seuil variable localement la plupart de celles-ci sont « condamnées » économiquement, sinon techniquement.

La durée de stabulation des animaux s'accroît et les capacités de stockage de fourrages doivent donc être plus importantes. Les bâtiments d'élevage doivent être fermés, plus isolés du froid et plus résistants (poids de la neige) qu'en plaine. Le coût par animal logé est ainsi plus élevé. En Savoie, ce surcoût de construction par vache logée a par exemple été estimé à 73 % en haute montagne et à 40 % en montagne par rapport aux exploitations de plaine.

De plus, ce gradient thermique provoque un accroissement du nombre de jours de gelées en début ou fin de cycle de croissance végétative. Le rendement des productions végétales prend donc un caractère de plus en plus aléatoire avec l'altitude et la gestion du risque devient une notion décisive dans le choix des itinéraires techniques. La pente vient le plus souvent s'ajouter aux limitations d'ordre climatique et rend difficile voire impossible la mécanisation des travaux agricoles. Les machines agricoles les plus courantes ne sont généralement pas utilisables et le matériel adapté -avec un centre de gravité abaissé et quatre roues motrices- doit être acquis à un prix dans certains cas deux fois plus élevé qu'en zone de plaine. Ce coût élevé s'explique non seulement par les spécificités techniques des matériels qui doivent évoluer en sécurité dans les pentes, mais aussi par l'absence de débouchés aussi larges qu'en plaine, qui ne permet pas de fabriquer le matériel en grande série.

b) « Beaucoup d'espace mais peu de foncier disponible »

D'autres handicaps s'imposent à l'agriculture de montagne. Au cours de ses déplacements, la mission commune d'information a pu constater, par exemple dans le Massif central, que l'impression visuelle de vastes étendues herbagères se révélait trompeuse : les agriculteurs ont à faire face à une rareté foncière et à un coût d'acquisition de la terre parfois « aberrant » et par exemple qualifié de « beauceron » par un interlocuteur, ce qui correspond à 6.000 à 7.500 euros à l'hectare.

Cette rareté foncière s'explique, tout d'abord, par l'histoire. L'héritage des structures agraires du XIXe siècle et le mécanisme des successions ont débouché sur un fort morcellement du foncier et des parcelles généralement exiguës.

En outre, plusieurs raisons expliquent la difficulté du remembrement :

- l'absentéisme d'un grand nombre de propriétaires qui ont émigré définitivement en milieu urbain ;

- l'augmentation du prix des terres et la concurrence avec d'autres activités économiques dans les régions à potentiel touristique ;

- et l'importance de son coût financier: proportionnel au nombre de transactions, il est très élevé en raison de la multitude de parcelles concernées.

Le grand nombre de parcelles entraîne, pour les producteurs, de multiples déplacements, des perte de temps et au total une limitation de la productivité du travail agricole.

A ces freins à l'agrandissement des exploitations, s'ajoutent les très importantes difficultés rencontrées dans l'application du statut du fermage en milieu montagnard. Hormis le faire-valoir direct, l'accès aux ressources fourragères ne peut généralement se faire que par des « ventes d'herbe » (vente de production sur pied) annuelles et donc précaires. De ce fait, les investissements dans l'amélioration des terres pastorales souffrent d'une grande insécurité et ne peuvent donc être que plus difficilement réalisés.

c) Les handicaps liés à l'isolement

La faible densité de population et la baisse de l'activité économique ont conduit à la concentration des services publics, des sources d'approvisionnement et des marchés dans les pôles urbains. Leur éloignement implique d'importants surcoûts de transport, des pertes de temps et des prix locaux majorés.

Outre les surcoûts dans l'achat de biens de consommation courants, ces contraintes se traduisent par des surcoûts dans l'achat des intrants pour l'activité agricole. A titre d'exemple les producteurs laitiers de montagne achètent leurs aliments concentrés à un prix en moyenne 20 % supérieur à celui en vigueur en plaine.

De plus, l'isolement et les difficultés d'accès aux exploitations, la taille réduite des troupeaux et leur dispersion spatiale limitent fortement la diffusion du progrès technique par les services individuels et collectifs du développement agricole. La conjugaison de ces diverses contraintes augmente le temps passé par les techniciens en déplacement et diminue donc le nombre d'exploitations « visitées » par jour. A titre d'exemple, le nombre d'inséminations artificielles réalisables annuellement par un technicien était dans les années 80 deux fois moindre en haute montagne alpine que dans les zones de plaine.

Pour finir, il convient de noter que les résultats de la recherche agronomique concernent essentiellement les systèmes de culture et d'élevage des zones de plaine. Les références techniques adaptées à la spécificité des zones montagnardes sont donc restées rares et éparses.

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