40. Audition de M. Robert de Caumont, président de l'Association pour le développement économique de la Haute Durance (ADECOHD), accompagné de Mme Jacqueline Fabre (3 juillet 2002)

M. Jean-Paul Amoudry, rapporteur - Monsieur le Président, Madame, je suis heureux de vous accueillir au Sénat, au nom d'une mission qui, pour l'heure, est à effectif réduit. Après quelques minutes de retard dont je vous prie de m'excuser, en raison de la déclaration de politique générale du Premier Ministre, nous allons commencer nos travaux avec le souhait qu'un certain nombre de nos collègues puissent nous rejoindre. Je voudrais tout d'abord excuser le Président Jacques Blanc, ainsi que les autres collègues, et vous dire le plaisir que nous avons de faire un point très philosophique et structurant sur la loi Montagne. Nous avons le privilège, Monsieur de Caumont, de vous accueillir en tant que Président de l'Association pour le Développement Economique de la Haute Durance mais aussi et surtout en tant que co-auteur de la loi Montagne de 1985 au côté de Louis Besson, de Jean Faure et d'un certain nombre d'autres promoteurs. C'est donc pour nous un plaisir, un honneur de vous recevoir et de vous écouter en cette qualité, mais également en votre qualité d'observateur tout à fait privilégié à l'ANEM, notamment. Je ne crois pas utile de vous rappeler ici quels sont les objectifs de notre mission, mission d'évaluation et dont le contenu doit être synthétisé pour octobre prochain pour que nous puissions notamment rendre compte de nos travaux et proposer un certain nombre d'orientations.

Sans plus attendre, en vous renouvelant le plaisir que nous avons à vous accueillir tous deux, je vais vous laisser la parole, Monsieur de Caumont, sur la base de la grille de questions que nous vous avons présentée. Cette liste est bien entendu non exhaustive et vous laissant toute la liberté de déborder et de nous dire ce que vous désirez sur la façon dont cette loi a été appliquée, sur les carences qu'il peut y avoir, sur les compléments qui seraient nécessaires. Notre vision des choses n'est pas de bouleverser la loi ni de la remettre en cause mais de lui donner aujourd'hui l'actualité et la pertinence nécessaire par rapport aux évolutions qui sont survenues depuis 1985. Vous avez donc la parole pour une heure à une heure et quart. Nous nous réservons le loisir de vous poser des questions après votre exposé liminaire.

M. Robert de Caumont - Monsieur le Président, le plaisir est partagé par moi d'être présent parmi vous pour aborder cette problématique de la loi Montagne. Le fait que le Sénat se soit saisi de ce sujet est pour nous, qui nous sommes consacrés dès l'origine au suivi de cette loi, une étape importante. Au bout de 17 ans, le problème est arrivé à maturité et nous pouvons beaucoup attendre de vos travaux.

Peut-être faudrait-il que je vous dise tout d'abord pourquoi l'Association pour le Développement Economique de la Haute Durance - association qui accomplit les fonctions de comité de bassin d'emploi pour le nord du département des Hautes-Alpes - a un rapport particulier avec la loi Montagne.

Dès l'élaboration de la loi, il y a eu une longue période de participation qui a permis l'intervention des forces vives des différents terroirs de montagne. Il se trouve que ce travail a été assez intense dans la Haute Durance, comme j'étais rapporteur de la loi. Peu de temps avant l'adoption de la loi, nous avons décidé de constituer un outil pour en faire, si j'ose dire, le service après-vente, et ce fut l'Association Nationale des Elus de Montagne. Cette association est née de la volonté que cette loi ne reste pas lettre morte. Elle a eu un destin assez brillant depuis. Il y a une autre instance dans laquelle je me suis investi dès le départ, l'Association Européenne de la Montagne, qui est née de la volonté d'élever les enjeux de la politique de la montagne au niveau européen. En effet, les enjeux se déplaçant de plus en plus, il ne servait à rien d'avoir une politique française de la montagne si l'Europe n'avait pas de politique de la montagne. L'ADECOHD a constitué dès 1985 une équipe pour s'occuper des tâches concernant un comité de bassin d'emplois, mais qui est à chaque fois confrontée à la spécificité de la montagne, qu'il s'agisse de :

- l'élaboration d'une analyse de territoire et d'un projet de développement ;

- l'accompagnement des politiques publiques de l'emploi ;

- la création d'entreprises qui a une grande importance dans notre milieu ;

- l'adaptation des formations aux spécificités de la zone de montagne et plus particulièrement à la pluriactivité saisonnière ;

- le partenariat franco-italien -Briançon n'est qu'à treize kilomètres de la frontière italienne ;

- la recherche appliquée à des domaines qui concernent la politique de la montagne.

Nous nous sommes - successivement - consacrés à différents sujets, que je n'énumérerai pas. Le sujet le plus difficile de tous concerne la pluriactivité et le travail saisonnier. La perception de ce problème, par les montagnards et par les instances de décisions nationales a progressé ces derniers temps, notamment grâce au souci de compétitivité de notre tourisme. C'est la raison pour laquelle Jacqueline Fabre est ici aujourd'hui. Elle représente en quelque sorte l'équipe de l'ADECOHD et est une spécialiste de la pluriactivité saisonnière. En effet, elle est très compétente pour traiter de la reconnaissance des spécificités du statut des saisonniers et des pluriactifs, au regard du droit du travail, de la protection sociale, des aides à la création d'entreprises, de la formation permanente, etc. Il se trouve que depuis ce matin elle est aussi collaborateur de député. A ce titre, elle pourra également apporter sa contribution à vos collègues de l'Assemblée Nationale sur ce point. Elle est elle-même pluriactive : diplômée d'un DESS de Droit de la Montagne et de Gestion des Collectivités Montagnardes, elle conduit également une remontée mécanique occasionnellement. Auteur du guide des pluriactifs et des saisonniers - que j'ai tenu à la disposition de votre commission - c'est en connaissance de cause qu'elle dirige la maison des saisonniers de Serre-Chevalier (c'est une maison expérimentale issue du rapport Le Pors).

Nous sommes complètement à votre disposition, au-delà de cette audition, puisque nous souhaitons vivement, ainsi que toute l'équipe de l'ADECOHD, le succès de votre entreprise. Nous avons mis à votre disposition quelques documents dont notamment le texte définitif et originel de la loi Montagne, le guide des pluriactifs et des saisonniers, document diffusé dans toute la France, et des propositions sous forme de 34 fiches « Action sur la pluriactivité saisonnière », que nous avait demandées l'Assemblée Nationale suite au rapport Le Pors. Nous mettons enfin à votre disposition le descriptif de la phase action de l'expérience sur la pluriactivité. Cette expérience est née du constat que quatre commissions successives, dirigées par des hauts fonctionnaires et des parlementaires, ayant fait des analyses pertinentes et préconisé des mesures judicieuses généralement admises par tous, n'ont pas nécessairement débouché sur des mises en oeuvre satisfaisantes. Puisque la loi montagne le prévoyait, nous avons décidé de faire des travaux pratiques sous forme de recherche-action. Si cette recherche-action devait aboutir, cela pourrait servir de point d'appui à des mesures de caractère général. C'est ainsi qu'est né le guide des pluriactifs et qu'a été engagée la recherche-action sur huit critères concernant la pluriactivité dont nous reparlerons ultérieurement. Nous avons également pu constituer un réseau national des pluriactifs, des saisonniers et de leurs partenaires, et organiser une rencontre nationale chaque année. Nous avons enfin pu bénéficier de la mise en place de la première maison expérimentale des saisonniers. Il y avait eu des expériences antérieures en Savoie mais elles n'étaient pas ouvertes toute l'année, contrairement à l'expérience conduite à Serre-Chevalier L'activité de la maison des saisonniers bat en effet son plein entre septembre et décembre pour préparer la saison d'hiver. Voici donc la présentation que nous pouvions faire de notre association, qui est également faite dans un petit dépliant que les gens de l'ANEM connaissent bien, pour l'avoir reçu lors de la dernière assemblée générale, et qui s'appelle « saisonniers et pluriactifs, prouver le mouvement en marchant ». Il y a enfin une plaquette que nous avons éditée lors des voeux, afin que vous connaissiez les effectifs de l'ADECOHD ; vous y reconnaîtrez Jacqueline Fabre ici présente.

Vous m'avez questionné sur les principes structurants et les orientations principales de la loi Montagne. Historiquement, c'est la première loi française d'aménagement du territoire.

C'est une loi transversale qui, plutôt que d'essayer de traiter un seul problème sur l'ensemble du territoire, a pour objet de traiter tous les problèmes d'une partie de la France. Cela ne l'empêche pas pour autant de porter des mesures de portée générale, avec des précisions sur ce qui doit se passer en zone de montagne. A titre d'exemple, la loi Montagne comporte un volet sur les biens indivis, sur les sections de communes, car le ministère de l'Intérieur nous l'avait demandé lors de l'élaboration de la loi. Cela nous a d'ailleurs valu la compréhension du ministre de l'Intérieur de l'époque, qui n'a pas hésité par la suite à nous rendre à son tour quelques services. En définitive, c'est une loi qui a « essuyé les plâtres », de par son caractère novateur, et qui s'est heurtée au jacobinisme ambiant.

La loi Montagne est une loi transversale, donc interministérielle. Sur un plan anecdotique, je peux vous dire que nous avons vu tous les ministres que nous estimions concernés - c'est à dire 24 ministres. Ils nous ont reçu avec toute la courtoisie qui les caractérise, mais ils nous ont presque tous demandé pourquoi ils étaient concernés. En effet, ils ont souvent une approche verticale, qui est celle de leur ministère. Or, nous avions une approche qui en quelque sorte quadrillait cette approche verticale. Après le succès de la loi Montagne, il se trouve que les ministres ont tous, sans exception, souhaité apposer leur signature au bas du texte. Sauf erreur de ma part, la loi Montagne a donc été signée par 24 ministres. C'est une illustration intéressante, me semble-t-il, de la nature même de la loi Montagne.

C'est, en troisième lieu, une loi d'orientation. Je conversais tout à l'heure avec un de vos collaborateurs sur ce sujet ; je crois finalement que nous avons fait le bon choix. C'est une loi-cadre, notamment en ce qui concerne les articles 1 et 17, s'agissant de la définition d'une politique générale de montagne et d'une politique agricole de la montagne. On a fourni aux montagnards un point d'appui pour pouvoir pratiquer de nouvelles avancées, en invoquant certains articles de la loi Montagne, comme les articles 8 et 80 sur lesquels nous reviendrons. Les choix fondamentaux de la loi ont été assez clairement exprimés. Cependant, encore fallait-il que l'administration d'une part, et les juges d'autre part, intériorisent en quelque sorte les objectifs de la loi Montagne, ce qui au départ, et par la suite même, n'était pas évident. En face, la vigilance des élus et des institutions dédiées à la montagne est une composante essentielle du rapport de forces, d'où la place prise par l'ANEM qui a donc joué un rôle très important dans ce domaine.

La notion d'auto-développement, pas toujours très bien comprise, que l'on peut opposer un peu artificiellement à la notion d'assistance, est une autre dominante de la loi Montagne. Autrement dit, quand on essaie de répondre au critère de région défavorisée, on demande l'assistance de la collectivité nationale, sans contrepartie, alors même que la légitimité de la solidarité au bénéfice de la zone de montagne est évidente. On ne peut pas dégager les atouts et les éléments qui peuvent permettre le développement des zones de montagne, si on ne cible pas les aides publiques sur l'auto-développement, sur un projet de développement élaboré par les montagnards eux-mêmes. La participation des montagnards à l'élaboration et à l'application des décisions qui les concernent, est l'un des ressorts du développement de leurs régions. Aux niveaux national et régional, il y a par ailleurs l'obligation d'introduire des dispositions concernant la montagne dans la planification nationale, et dans les contrats de plan. On se situe donc dans une forme de démocratie participative pour les montagnards, susceptible de monter en régime, notamment dans le cadre de l'actualisation de la loi.

Trop souvent, les montagnards ont eu l'impression que l'on plaquait sur leurs atouts et leur terroir local des solutions standardisées, appliquées à toute la France. Ce fut notamment la période des « Sarcelles sur neige » du premier « plan montagne ».

Le droit à la différence est une autre caractéristique fondamentale. C'est la revendication d'un traitement particulier afin d'obtenir une meilleure adaptation des mesures nationales à une situation locale spécifique. Il y a donc dans la loi tout un volet sur la reconnaissance de la spécificité, comme support d'un droit à la différence. A cet égard, le titre 2 - « Du droit à la prise en compte des différences et à la solidarité nationale » contient l'article 8 qui stipule que « les dispositions de portée générale sont adaptées, en tant que de besoin à la spécificité de la montagne...et les dispositions relatives au développement économique, social et culturel à la protection de la montagne, sont en outre adaptées à la situation particulière de chaque massif, ou partie de massif ». A travers la diversité de la montagne (moyenne montagne, haute montagne...), on se heurte à une première objection lorsque l'on veut faire un texte propre à ce milieu. Or, la montagne a quand même des dénominateurs communs qui justifient la reconnaissance du droit à la différence, afin que l'on n'applique pas bêtement des dispositions bonnes sur le plan national, mais inappropriées à ces régions. A titre d'exemple, l'article 14 concerne la mise en place des crédits du bâtiment et des travaux publics qui doivent tenir compte des contraintes saisonnières. Concrètement, cela signifie que les gens qui conduisent des remontées mécaniques en hiver, doivent pouvoir conduire leur engin du BTP à la fonte des neiges. On pourrait décliner, si l'on avait le temps, une trentaine d'exemples similaires. Tout le monde doit reconnaître que des mesures, justifiées sur le plan national - comme par exemple la régulation des flux financiers d'un douzième par mois pour éviter d'avoir des tensions inflationnistes - ont des effets pervers au plan de la montagne, qui ne représente que 6 % du chiffre d'affaires. Le bon professionnel des remontées mécaniques et du bâtiment a alors du mal, si le carnet de commande se fait attendre, en été, à trouver un emploi, car les entreprises du BTP subissent la concurrence des entreprises nationales du secteur qui ont un volant de main d'oeuvre conséquent. Le potentiel économique de la zone de montagne, où le BTP est très bien représenté, en est finalement très affecté.

Il existe une légitimité à revendiquer un droit à la solidarité nationale. Il s'agit d'un type de solidarité particulier, lié à l'auto-développement, pour aider la montagne à prendre elle-même les initiatives propres à son développement. Cela implique également une reconnaissance du fait que la montagne apporte beaucoup à la communauté nationale - sur des plans tels que l'approvisionnement en eau, le social, le culturel, la fabrication de produits de qualité. Malheureusement, la montagne a de grands espaces, une faible population au pouvoir d'achat limité, une fiscalité difficile. Or, elle accueille pendant la saison touristique une population massive, ce qui doit notamment être compensé par le surdimensionnement d'un certain nombre d'équipements. Tout ceci est donc légitime, et ne relève pas d'un quelconque passe-droit.

Je vous rappelle qu'au début des années 80, on sortait à peine de la période « héroïque » des stations de sports d'hiver, où l'on a beaucoup construit, souvent de manière anarchique. Cela a engendré une réaction écologique avec les excès que l'on connaît, comme la stérilisation du milieu montagnard. En fait, il y a paradoxalement une énorme complicité entre l'aménageur ravageur, et l'écologiste intégriste, car leur affrontement laisse peu de place pour une démarche synergique, pourtant la meilleure pour la montagne.

Le développement n'est rien sans la protection qui est la garantie de notre développement futur. Dans le même temps, la protection ne peut se faire sans les hommes qui sont capables de protéger et d'entretenir la nature. Ainsi, conduire à la désertion des fonds de vallée en posant un certain nombre d'interdits qui s'opposent à l'installation des jeunes, signifie à la limite saborder son propre projet écologique. A terme, cela implique que la montagne va retourner à sa nature sauvage, ce qui n'est en aucun cas synonyme de défense de la nature.

Il faut donc réaliser une synthèse entre le développement et la protection, ce que symbolise d'ailleurs l'expression « développement durable ». L'ANEM porte également de plus en plus, en complément, la notion de « développement équitable ».

En zone de montagne, il est important de voir si les choses que l'on teste fonctionnent. C'est ce que nous sommes en train de faire sur la pluriactivité saisonnière. Si une expérience donne satisfaction, on peut alors dans un second temps la transférer au niveau national ou à celui d'un massif, voire à un niveau plus modeste. On avait cette disposition en filigrane dans l'article 8. Elle était aussi, hélas, dans l'article 80, qui a été abrogé. Celui-ci indiquait, en définissant l'usage du FIAM, le fonds d'intervention pour l'auto-développement de la montagne : « le FIAM a pour mission prioritaire et permanente de contribuer à la valorisation de tous les atouts de la montagne en soutenant la recherche appliquée, l'expérimentation, l'innovation, l'animation locale et l'assistance technique, nécessaires à la mise en oeuvre de projets de développement global, ainsi que la diffusion des expériences et des techniques adaptées au niveau montagnard ». Malheureusement, Bercy a tenu à ce que soit abrogé l'article 80 sur lequel s'appuyait le FIAM, car il a été décidé de regrouper tous les fonds dans un seul fonds, le FNADT. L'acuité de la réaction des parlementaires n'a pas été assez forte pour s'opposer au Ministère des Finances.

Il y a là, je crois, une erreur à corriger ; c'est la raison pour laquelle je me permets d'insister sur ce point.

Vous m'avez également questionné sur les oppositions et les obstacles rencontrés lors de la procédure, et sur les difficultés d'application et les insuffisances du texte.

Il est important de savoir que la procédure s'est appuyée, au départ, sur un travail antérieur, à un moment où les montagnards ne bénéficiaient pas d'une politique spécifique, sauf en matière agricole. Cela remonte au discours de Valéry Giscard d'Estaing, à Vallouise, en août 1977. Ce discours reposait sur une revendication concernant l'environnement pour essayer de compenser les aménagements excessifs. A partir de ce moment-là, les différents partis représentés au parlement ont engagé, chacun de leur côté, des travaux sur ce sujet. Le discours prononcé en Août a donné lieu à la directive de Vallouise de Novembre. Ce travail antérieur a été bénéfique puisqu'il a donné lieu à la création d'une commission d'enquête le 2 Juillet 1981, dès le premier jour de la session du parlement. J'ai honte de dire, vis-à-vis des administrateurs de l'assemblée qu'il s'agissait d'une sorte de détournement de procédure. En fait, une commission d'enquête, ce n'est pas fait pour cela. Mais c'est aussi une grande concentration de moyens de qualité, un délai buttoir, avec la possibilité d'entendre tout le monde, sous le sceau du secret puisqu'en principe, les archives sont enfermées au palais de Versailles pendant 50 ans. Cela a représenté l'élément déclenchant d'un travail très intense qui a conduit au dépôt d'un rapport de 400 propositions, totalisant 200 pages, que vous possédez sûrement dans vos archives. A mon sens, on a eu la sagesse de ne pas vouloir poursuivre sur la démarche d'une proposition de loi, d'une part parce que l'on aurait eu du mal à l'inscrire à l'agenda parlementaire, et d'autre part parce qu'elle aurait été vidée de l'essentiel de ses orientations lors du débat.

On a donc renvoyé l'initiative au gouvernement, où Michel Rocard était un ministre bien disposé à l'égard de la montagne. Michel Rocard, qui a d'abord été ministre d'Etat chargé de l'Aménagement du Territoire, puis Ministre de l'Agriculture, a suivi la loi Montagne dans ses pérégrinations ministérielles. Cependant le gouvernement a profondément déshabillé la loi de ses propositions, comme d'habitude, et quel que soit le gouvernement, allais-je ajouter. Un certain nombre de dispositions auxquelles on tenait, ont disparu. Juste après les municipales de 1983, le gouvernement a consenti à lancer une concertation à la base, dans toutes les circonscriptions de montagne. Il nous était demandé ce que nous souhaitions voir apparaître - ou reparaître - dans la loi Montagne. On a commencé à rhabiller la loi, jusque dans la seconde moitié de l'année 1984, avec plus de 1.000 amendements dans le débat parlementaire qui a suivi.

Dans mon groupe, qui disposait à l'époque de la majorité absolue à l'assemblée nationale, on nous avait demandé de ne pas obstruer le calendrier parlementaire. On nous avait alors dit : « puisque nous avons la majorité, faites votre loi, puis nous la voterons ». Nous avons alors rétorqué qu'il s'agissait d'une loi pour tous les montagnards ; par conséquent, si elle était votée à l'unanimité, nous savions tous qu'elle serait protégée des effets pervers des alternances successives. Le président de mon groupe a eu la sagesse de reconnaître que c'était une bonne démarche, et il nous a laissé le champ libre pour travailler pendant trois ans et demi, du 2 juillet 1981 au 9 janvier 1985, date de la promulgation de la loi. Cela a permis de donner beaucoup de force à la loi, pour résister aux changements politiques successifs, car c'est la loi de tous les montagnards - j'ai d'ailleurs commencé ma première intervention à la tribune de l'assemblée par un « Montagnards de tous les partis, unissez vous » , ce qui m'a valu d'être qualifié de « lobbyiste en chef » par le Monde dans son édition suivante. J'en suis d'ailleurs fier, car c'est un lobbying dans l'intérêt de la nation, qui a besoin que sa montagne prospère. Toutes les archives des débats représentent plusieurs mètres cubes de documents. Je tiens à votre disposition tous les articles sur les débats parlementaires, et la façon dont on les a vécus, et plus particulièrement les tensions que nous avons connues, et les murs auxquels nous nous sommes heurtés. Nous nous sommes d'ailleurs opposés au gouvernement pour un certain nombre de mesures, qui sont peut-être aujourd'hui plus mûres qu'elles ne l'étaient dans les années 1980.

En commission et en séance, il n'y avait pratiquement que des montagnards dans la salle, à partir du moment où il s'agissait de la loi « Montagne ». Dans la plupart des cas, le travail a été grandement facilité par la proximité des positions des montagnards de droite comme de gauche.

Les obstacles permanents sont d'abord les oppositions à la loi proprement dite ; quand la technostructure ne digère pas une loi, elle attend, embusquée, la meilleure occasion de la remettre en cause. Il y a également les obstacles qui tiennent à l'application de la loi. Ainsi, la loi Montagne a été stérilisée dans un certain nombre de ses articles, car l'administration n'a pas fait de zèle pour les appliquer, et les élus n'ont peut-être pas suffisamment fait en sorte que la loi soit appliquée. Les jacobins n'acceptaient pas qu'un texte ne puisse s'adresser qu'à une partie du territoire. Je vais ouvrir ici une parenthèse. L'article 8 de la loi Montagne, d'une certaine manière, préfigurait ce que les Corses ont réclamé. Or la Corse est presque intégralement en zone de montagne. Ils ont sans doute souhaité, de même que le gouvernement, lui donner davantage de solennité, mais l'essentiel était dans l'article 8 de la loi Montagne.

Toutes les mesures à incidence financière ont plutôt été mal reçues au départ. Il y avait par exemple le cas des redevances ski de fond et ski de piste qui fonctionnent à peu près bien, excepté l'application de la grille d'attribution aux différents secteurs d'activités montagnardes. Par contre, le FIAM a été remis en cause, d'ailleurs avec quelques précautions : pour que les représentants de la montagne ne réagissent pas trop fort, on a alors annoncé que l'on allait garder une réserve d'un montant équivalent à celui que l'on avait consacré au FIAM. Depuis quelques années il est vrai, cette réserve reste à un niveau stable, mais relativement faible.

Il y a aussi les gens qui étaient contre les lois d'orientation, en arguant le caractère brouillon de ces textes qui déclarent des intentions et proclament une politique sans en prévoir tous les moyens. Les décrets d'application, contrairement à ce que beaucoup ont dit, ont fini par sortir, et cette querelle s'est apaisée. Au départ, l'Elysée et le Conseil d'Etat ont manifesté une certaine hostilité à ce type de loi, ce que l'on peut comprendre de leur point de vue.

Les organisations professionnelles nationales ont représenté le dernier obstacle. A cette époque, elles ignoraient la spécificité montagnarde ou s'en méfiaient, sauf quand elles étaient dirigées par des hommes de la montagne, comme M. Debatisse à la FNSEA. Certaines organisations sont dominées par les exploitations les plus productivistes, dont la logique s'oppose à celle de la montagne qui repose sur des exigences de qualité, de respect de l'environnement, de commercialisation directe. Les choses sont en train de changer, avec la prise de conscience de l'importance de notions telles que la sécurité alimentaire ou la qualité des produits de consommation.

Les professionnels, de même que les interprofessionnels, c'est à dire les organismes sociaux, qui sont des institutions paritaires, ont opposé une résistance acharnée pendant plusieurs années. Nous sommes peut-être en train de la surmonter à travers notre expérience, puisque l'on a tout de même convaincu la CNAM des Hautes-Alpes de conduire une expérience pilote de guichet unique et de caisse pivot. Aujourd'hui, il n'existe pas de guichet unique et de caisse pivot dans la mesure où l'on en donne la définition suivante :

- le guichet unique est le lieu où l'on rencontre une personne hautement qualifiée et mandatée par toutes les caisses, capable de prendre en charge le dossier et de l'acheminer correctement.

- la caisse pivot est un lieu où s'organisent les flux financiers entre les caisses.

Il y avait précisément sur ce point une opposition fondamentale entre la CNAM et la MSA qui souhaitait obtenir le régime des pluriactifs. Aujourd'hui, le directeur de la MSA est devenu directeur de la CNAM, et le président de la CNAM a accepté de réaliser une expérience à taille réelle, sur le terrain, en collaboration avec les autres régimes.

Je souhaiterais à présent revenir sur une anecdote législative tout à fait représentative de la situation générale : dans le cadre d'un texte du Ministère de l'Agriculture, on a cru pouvoir dire que le pluriactif avait le libre choix de sa caisse pivot ; or, il n'existait pas de caisse pivot. On a alors sorti un décret d'application, mais il n'y avait toujours pas de caisse pivot. Monsieur Le Pors a alors déclaré qu'il fallait abroger le décret et la loi. J'espère donc, à partir de l'expérience de terrain conduite dans les Hautes-Alpes, que l'on pourra faire avancer ce dossier, dont Jacqueline est en charge en relation avec des responsables nationaux de la CNAM et avec la CPAM des Hautes-Alpes.

Des évolutions justifient de modifier le texte en vigueur. Les institutions européennnes ne sont plus ce qu'elles étaient en 1981 ou en 1985. Les enjeux doivent parallèlement s'élever au niveau européen, et le travail d'actualisation de la loi Montagne est également à conduire à ce niveau. Les élections européennes sont un scrutin à la proportionnelle, ce qui favorise les concentrations urbaines par rapport au milieu rural diffus et au milieu montagnard. Or, les concentrations urbaines perçoivent plutôt la montagne comme un lieu de récréation et de détente. C'est pourtant également un lieu où les hommes vivent, y compris quand les touristes ne sont pas là. Il y a encore beaucoup de travail pour faire comprendre cela au Parlement européen et à la Commission. Heureusement, Michel Barnier est le commissaire européen à l'aménagement du territoire, et il y a également, désormais, Luciano Caveri qui est le Président de la commission aménagement du territoire et transports du Parlement européen. Nous disposons donc peut-être de quelques atouts de plus pour faire progresser les choses au niveau européen dans les temps qui viennent. J'ajouterai enfin que la montagne, excepté le Massif Central, est largement située en zones frontalières. D'autre part, faire progresser l'Europe, y compris à travers la perméabilité des frontières montagnardes, est important.

Le nouveau député des Hautes-Alpes, dans notre circonscription frontalière, a voulu envoyer les enfants de ses écoles de l'Argentière la Bessée au musée égyptien de Turin. On lui a dit d'accord, sauf pour les enfants d'immigrés qui doivent rester puisqu'ils ne peuvent pas passer la frontière. Nous sommes à treize kilomètres de la frontière. L'hôpital de Briançon est le meilleur jusqu'à Turin ; beaucoup de femmes italiennes viennent accoucher à l'hôpital de Briançon, mais les bébés italiens ne sont pas pris en compte dans les statistiques françaises de l'Agence régionale d'hospitalisation. Quand on veut que les Ponts et chaussées flèchent Briançon à partir de Lyon, par le tunnel du Fréjus, on nous dit que c'est impossible, parce que les enfants vont franchir la frontière deux fois, et qu'ils courent tous les risques. Pourtant, nous sommes en 2002. Il y a donc encore du chemin à faire !

La montée en régime de la décentralisation me paraît être un élément déterminant. Les deux lois sur l'aménagement du territoire ont fait progresser un certain nombre de choses en ce qui concerne les services publics et les lois d'urbanisme par exemple, mais ont en même temps rebanalisé les problèmes de la montagne, puisqu'elles traitaient les problèmes pour l'ensemble du territoire. La montée en puissance des communautés de communes, et l'émergence des pays, par contre, sont autant de cadres pertinents pour faire monter les enjeux de la politique de la montagne à des niveaux où ils sont généralement mieux perçus qu'au plan communal.

Les problèmes de la solidarité nationale et de la péréquation se posent maintenant, dans une période de décentralisation des attributions et des moyens, mais aussi dans une période où l'Europe doit jouer un rôle de péréquation.

Il y a également la montée en régime de ce que j'appellerai la nouvelle dépendance de la montagne par rapport à l'idéologie dominante des « zones défavorisées », symbolisée par l'idée suivante. Puisqu'à présent, on cible les zones défavorisées comme principales bénéficiaires de la solidarité nationale, pourquoi ne dirait-on pas que la montagne est une zone défavorisée ? Ce n'est pas vrai. Il existe en montagne, certes, des zones défavorisées nombreuses qui méritent la même sollicitude que les autres, mais il existe aussi en montagne des zones qui ont des chances de développement réel, et qui ne peuvent toujours pas se saisir de ces moyens. Par conséquent, les zones défavorisées s'opposent par leur nature même, à la spécificité montagne. Ce n'était pas une bonne démarche de souhaiter classer toute les zones de montagne en zone défavorisée. J'espère que le texte qui proviendra de vos travaux restera sur le créneau de la « différence montagne ». Dans nos terroirs de montagne, la stratégie de développement ne va pas sans la prise en compte des activités économiques spécifiques à la montagne, et du rôle moteur des chefs-lieux.

Je vais vous donner un exemple parlant, pour ceux qui connaissent les Hautes-Alpes. Au cours d'une séance de nuit, on a décidé que les ZRR se déclineraient au niveau des cantons, ce qui a eu chez nous des effets ravageurs. La grande station de Serre-Chevalier est en ZRR. Les deux cantons de Briançon, qui sont pourtant juste à côté, ne sont pas en ZRR. Or, dans chacun des deux cantons de Briançon, il y a deux villages de haute montagne isolés, Névache et Cervières, qui évidemment justifieraient beaucoup plus que Serre-Chevalier un statut de ZRR. A force de voir les choses de Paris, par le petit bout de la lorgnette, on en arrive à des aberrations, très mal ressenties sur le plan local.

En termes de secteurs économiques, le BTP et le tertiaire ne font pas partie des activités de production ciblées. Or, il ne reste plus grand chose en zone de montagne si l'on supprime ces deux activités - sauf dans des zones de tradition industrielle comme la Savoie. Il faut donc que la zone de montagne soit éligible, sur l'ensemble de ses espaces fragiles, y compris les chefs-lieux. On ne peut pas demander à des entreprises de se délocaliser au fin fond d'une vallée, quand elles ont besoin des services minimum du chef-lieu.

Le tertiaire et les PME sont les deux catégories d'entreprises susceptibles de créer le plus d'emplois nouveaux. C'est du pain béni pour la montagne, car elles y sont très bien représentées. Par conséquent, cela modifie la problématique de l'aide à la création d'entreprise en zone montagneuse, en particulier dans le cadre de la pluriactivité saisonnière. Nous avons reçu en 2001, 170 créateurs d'entreprises, ce qui a débouché sur la création effective d'une quarantaine d'entreprises. Sur les 40 mentionnées, au moins quinze sont en pluriactivité, et les systèmes d'aides leur sont très mal adaptés.

Les changements climatiques modifient profondément la problématique des stations. Ils incitent à l'usage de l'enneigement artificiel, avec les problèmes écologiques que cela pose parfois, impliquent la nécessité d'une diversification, d'une modernisation de notre appareil d'accueil, et en particulier du bâti, tout en pensant au logement des saisonniers, et dans les cas limites, de la reconversion du potentiel vers des activités différentes.

Tout cela n'existait pas en 1980. Quand on a glorieusement proposé d'instaurer une taxe de 5 % sur les remontées mécaniques, on estimait qu'il était légitime de taxer une activité prospère, afin de reverser les montants générés aux activités faibles de la montagne. On avait notamment ciblé l'aide à l'agriculture de montagne. Quelques années après, ce fut le début des années sans neige, et ce sont les remontées mécaniques qui à leur tour ont connu des jours difficiles. Là encore, il faut adapter la loi à un décor qui a beaucoup évolué.

Les mutations démographiques ont conduit à une certaine désertification de certains territoires de montagne, notamment en moyenne montagne. A contrario, on a assisté à un redressement démographique très net dans certains pays de haute montagne. Ces mutations démographiques posent le problème du maintien des services publics, ce qui nécessite une transversalité, déjà inscrite en filigrane de l'article 16 de la loi Montagne. Finalement, si l'on veut conserver les guichets de toutes les administrations au plus près, il faut avoir une démarche plus globale et « déverticaliser » les services, dans le cadre de maisons de service public, d'espaces ruraux emplois formation, de maisons des saisonniers ou d'autres formules. Dès lors, on arrive à maintenir les services au public au plus près, au moindre coût. Ce qui était impliqué dans le cadre de la loi Montagne, doit à présent s'épanouir, notamment dans le cadre des lois d'aménagement du territoire qui traitent de ce sujet.

De nouvelles habitudes de consommation alimentaire apparaissent. On assiste à ce que j'appellerai la montée du « manger mieux », et des préoccupations en termes de sécurité sanitaire qui incitent de plus en plus à se méfier d'un certain nombre de composantes des produits alimentaires. On cherche de plus en plus l'authenticité, la qualité de la production et le plaisir gustatif, pas toujours en adéquation avec les règlements de Bruxelles d'ailleurs. Cet aspect qualité des produits est le créneau des agriculteurs montagnards. Il est évident que produire en montagne, où l'on subit les aléas climatiques, n'a pas la même signification qu'en Brie ou en Beauce où l'on utilise sans complexe des engrais aux effets secondaires parfois néfastes. En montagne, c'est le créneau de la qualité, de la commercialisation directe, et l'on combine l'agriculture avec un tourisme de découverte de la nature, de l'artisanat et des produits locaux, plus proche des habitants.

Ce ne fut tout de même pas évident de convaincre les différents acteurs, notamment les syndicats ouvriers qui avaient du mal à accepter que l'on puisse être ouvrier pendant six mois, et patron le reste de l'année et les syndicats agricoles qui ne considéraient pas comme de véritables agriculteurs ceux qui pratiquaient un ou plusieurs autres métiers. Vous imaginez le chemin parcouru, lorsque l'on songe que ce genre d'opposition était dominante il y a 20 ans.

La montée de la saisonnalité et de la pluriactivité est un sujet dont nous nous sommes saisis, car il est très important en montagne, mais existe dans tous le pays, selon toutes sortes de déclinaisons. La secrétaire de direction qui partage son temps de travail entre plusieurs patrons est aussi une pluriactive. Ce sujet est traité par Jacqueline à l'ADECOHD ; nous vous avons d'ailleurs fourni divers documents très actuels sur la recherche active que nous menons dans ce domaine.

J'ai déjà évoqué précédemment de graves insuffisances et défauts d'application de la loi Montagne. Je pourrais en énumérer beaucoup, mais le temps me manque. Nous sommes prêts à vous apporter notre contribution sous d'autres formes.

Les insuffisances sont essentiellement les suivantes :

- l'abrogation de l'article 80 ; qu'il faudrait rétablir ;

- la politique des ZRR, très mal adaptée aux zones de montagne, comme il a été dit ;

- les mesures environnementales ne tenant pas compte des spécificités de ces zones, comme l'interdiction de construire à moins de 75 mètres des axes départementaux et à 100 mètres des axes nationaux, alors que bien souvent la falaise surplombe la vallée à une distance inférieure ;

- des règles d'urbanisme mal comprises par les administrateurs et par les juges.

Je citerai par exemple le problème des chalets d'alpages. Il est important que le patrimoine représenté par les chalets d'alpages soit maintenu avec les matériaux et l'urbanisme traditionnel du pays. Pour éviter le mitage, il existe une règle qui veut que l'on construise en continuité et une autre qui veut que l'on préserve en même temps les meilleures terres agricoles. Il y a contradiction entre les deux, car les meilleures terres agricoles sont souvent très proches des habitations. C'est aux élus, aux administrateurs et aux juges d'appliquer l'esprit de la loi.

Il y a le fameux article 14 sur le BTP qui n'a pas été appliqué. Le premier secrétaire d'Etat au budget que j'ai rencontré sur ce sujet était Laurent Fabius. Je lui ai fait part de ce problème, et il a rédigé une circulaire, que j'ai retrouvée dans les paniers de la DDE et de la préfecture. Les gens du BTP et les élus de montagne protestent cycliquement contre cet état de fait.

Il y a également le problème du foncier agricole, notamment au niveau de l'installation des jeunes agriculteurs dans les fonds de vallées. Vous savez que le foncier est souvent l'apanage de gens qui ont quitté le pays, ou décidé d'y acheter des terres, parfois dans un but spéculatif.

On ne peut pas fonder des exploitations agricoles dans la continuité tant qu'il n'y a pas, derrière, la maîtrise du foncier pour pouvoir constituer le capital d'exploitation. On avait peut-être donné une réponse à cela dans les articles 39 et 40 du code rural modifiés par la loi montagne, mais peu de monde s'en est préoccupé, à commencer par les élus. Les résidences secondaires abritent aussi des électeurs, parfois dominants dans certaines communes, et organisés - par un promoteur, par exemple. On a connu ce problème en Savoie, à Villarambert. S'il y a bien un terrain sur lequel on a échoué dans le cadre de la loi Montagne, c'est celui de la limitation de l'électorat des résidents secondaires. Je reste persuadé que c'est important pour préserver le droit à l'initiative des montagnards, par rapport à leur développement économique.

La place de la montagne dans la planification est une lutte de tous les instants. Au plan national, ce n'est pas évident. C'est également très inégal dans les contrats de plan selon les régions. Les schémas spatiaux de massifs n'ont jamais vraiment vu le jour, sauf peut-être dans certaines régions privilégiées. Le rôle des comités de massifs et du conseil national de la montagne est toujours passé par des alternatives d'avancées et de reculs. Pourtant, la loi est là. Toutes ces instances n'ont pas l'autorité politique, ni les attributions, ni la capacité d'auto-saisine nécessaires - elles ne l'avaient pas en tout cas jusqu'à présent - pour atteindre leur pleine dimension, telle qu'elle avait été prévue par la loi Montagne.

Enfin, je terminerai avec les mesures financières. Ces mesures fonctionnent pour le ski de fond ainsi que pour le ski de piste - sauf quand les exploitants de remontées mécaniques connaissent des difficultés. En revanche, il faudrait revoir l'ordre de priorité des huit catégories de bénéficiaires successifs de la redevance et veiller au respect de ces dispositions. Il faut également rétablir le FIAM, ce qui ne va pas être facile, même s'il n'était doté que d'un fonds de 40 millions de francs et n'avait pas pour but de réaliser des investissements massifs. Enfin, si vous feuilletez la loi montagne, vous constaterez que des rapports annuels étaient prévus - je ne les ai jamais vus.

M. Jean-Paul Amoudry - Merci Monsieur le Président pour cet exposé très complet. Avant de passer la parole à Madame Jacqueline Fabre, je voulais saluer l'arrivée de Jean Boyer, sénateur de Haute-Loire.

Nous avons eu une analyse très complète du texte de la loi, de son contexte et de ses conditions d'application. Il reste un sujet très important qui est piloté par Madame Fabre que nous allons écouter. Je souhaiterais, en vous remerciant à nouveau, Monsieur de Caumont, que vous nous laissiez vos notes, en particulier sur vos préconisations pour remédier aux différentes insuffisances et aux défauts d'application de la loi. Je souhaiterais savoir ce qu'est devenu le fonds d'intervention pour l'auto développement en montagne, qui dans l'article 7 accompagnait le FIAM.

M. Robert de Caumont - Ce fonds a été abrogé avec l'article 80, mais on nous a dit pour nous rasséréner que l'on réserverait toujours la même somme à l'intérieur du FNADT. Le support législatif et sa signification - comme la ratification d'expériences telles que celle que Jacqueline peut vous présenter - ont disparu.

Mme Jacqueline Fabre - J'ai en charge tout ce qui concerne la recherche action. Je suis donc plus un agent de terrain que Monsieur de Caumont ; c'est aussi ce qui fait ma force, et c'est la raison pour laquelle Monsieur de Caumont a précisé que, l'hiver, je suis également perchwoman, ce qui me permet de bien connaître les problèmes des saisonniers et des pluriactifs.

Je connais de multiples exemples d'inadaptation des dispositions nationales au niveau local, notamment concernant l'emploi. Dès que l'on sort du cadre de l'emploi unique, autour duquel a été construit notre système législatif social, on se sent perdu. Or, en montagne, on ne peut pas toujours se permettre d'avoir un travail à l'année, car le milieu implique une succession de contrats à durée déterminée pour les saisonniers et les pluriactifs. On parle beaucoup de la pluriactivité. J'aimerais tout d'abord définir ce terme. A mon sens, un pluriactif est une personne qui cumule plusieurs emplois sous un statut social et/ou fiscal différent, au cours d'une même année. Par exemple, un pisteur secouriste va être salarié d'une remontée mécanique en hiver, et artisan en été. Il est donc travailleur indépendant et salarié au cours d'une même année, ce qui pose beaucoup de problèmes, notamment au niveau de la protection sociale. Cette succession d'activités entraîne une cotisation multiple à deux caisses sociales différentes au moins. Cela implique que la personne ait deux cartes vitales, deux affiliations différentes. Les textes sont très difficiles à appliquer, même pour les professionnels, au niveau des caisses de Sécurité sociale. Autre inadaptation : les formations. Il arrive souvent que des formations aient lieu à cheval sur l'été et sur l'hiver, ce qui empêche les saisonniers pluriactifs d'y assister.

La notion de pluriactivité recouvre aussi celle de pluri-compétence. En effet, les pluriactifs ont besoin d'être qualifiés. Au cours d'une étude que nous avons menée à la demande de la Direction Départementale du Travail, nous avons constaté que 78 personnes, sur un échantillon de 300, considéraient que leur formation initiale ne correspondait pas à l'activité qu'elles occupent aujourd'hui. Il existe une totale incohérence entre la formation initiale et la formation exercée.

Nous parlions également des travailleurs indépendants, artisans, commerçants, professions libérales. Beaucoup de personnes travaillant dans nos massifs sont titulaires d'un brevet d'Etat sportif. Souvent, l'utilisation de ce brevet d'Etat ne peut se faire qu'à travers un statut de travailleur indépendant. Or la fonction de travailleur indépendant implique la création d'entreprises, qui nécessite elle-même un grand nombre de formalités. Dans ce domaine, nous avons besoin d'un accompagnement. J'entendais tout à l'heure Monsieur Raffarin dire qu'il fallait simplifier, limiter le nombre de projets, de décrets et de lois ; je suis entièrement d'accord. Certaines créations d'entreprises peuvent être exonérées des charges sociales, ce que l'on appelle l'ACCRE. Nous avons constaté que l'ACCRE était souvent refusée aux créateurs d'entreprises du fait de leur caractère saisonnier. Dans nos montagnes, les créations d'entreprises sont souvent saisonnières.

Je suis à votre disposition si vous voulez avoir des informations complémentaires, notamment sur les maisons de saisonniers.

M. Jean-Paul Amoudry - J'aimerais revenir sur tout le processus qui fait qu'aujourd'hui, nous sommes en situation d'échec. Vous avez une expérience dans les Hautes-Alpes. Pensez-vous que l'expérience pilote que vous conduisez avec la CNAM sera durable, aura valeur pour l'ensemble de la montagne ? ou pensez-vous que cette expérience, en caricaturant, est un alibi, pour prouver que ça ne marche pas ?

Vous savez aussi que suite au rapport Gaymard de 1997, une loi avait été créée, mais les décrets d'application n'ont pu voir le jour. Quelles préconisations pourriez-vous nous faire pour tenter de régler une fois pour toute ce problème ?

M. Robert de Caumont - Je suis intervenu devant la commission Jean Gahemynck sur ce sujet, et je ferai,pour vous répondre, référence à cette expérience.

A travers des démarches telles que la maison des saisonniers, les actions de formation et de soutien aux créateurs, que nous avons engagées, une relation de confiance s'est instaurée entre nous, les pluriactifs et saisonniers. Dans ce contexte, 60 % de ceux que nous connaissons ont avoué trouver refuge dans le travail au noir, lorsqu'ils ne sont pas identifiés et qu'ils savent que leur nom ne sera pas publié. Cette situation, qui représente une évasion fiscale et sociale, ne fait plaisir ni aux pluriactifs ni aux saisonniers, car ils préfèreraient s'en tirer autrement, ni aux employeurs de la concurrence, ni aux élus. Jacqueline Fabre est maintenant en position de négocier la mise en place d'une personne à plein temps désignée à Briançon par la CNAM, pour conduire cette expérience avec une personne du cabinet du Président de la CNAM, Monsieur Noury.

Nous pouvons fonder des espoirs sur cette expérience. Je comprends et partage entièrement votre découragement, et c'est pour cela que nous avons décidé de nous investir dans cette démarche. Pour illustrer ce découragement, lorsque M. Gahemynck, qui est aujourd'hui conseiller d'Etat, a demandé aux partenaires sociaux s'ils étaient d'accord avec mon diagnostic, ils ont répondu par l'affirmative. Ils ont reconnu qu'il y avait de l'évasion fiscale et sociale. Mais en réponse à la question « Etes-vous pour le couple guichet unique - caisse pivot ? », il a obtenu un long silence. Je n'ai jamais vu de meilleure illustration d'une société bloquée. Ce sont en principe les partenaires sociaux, patronat et syndicats ouvriers qui gèrent ces institutions. Or, ils défendaient leur pré carré, en se disant finalement que les pluriactifs et les saisonniers étant des contributeurs nets, et que c'était positif pour résorber le déficit de la sécurité sociale.

La contre attaque a commencé par l'édition du guide des pluriactifs et des saisonniers. On s'est aperçu que les saisonniers ayant tellement de difficultés, au milieu de tous leurs problèmes de vie quotidienne - concernant l'emploi, le logement, la protection sociale, la fiscalité, les contrats de travail, l'indemnisation du chômage, la formation professionnelle, la création d'entreprises, etc. - on ne pouvait en rester au document de fond fait par la DATAR en 1990. Il fallait faire quelque chose qui soit à leur portée. Nous avons eu la chance d'avoir un Conseil Général qui a accepté de financer la remise gratuite de ce document aux saisonniers et pluriactifs. C'est parce que Jacqueline Fabre - titulaire d'un DESS de Droit de la Montagne et de Gestion des Collectivités Montagnardes - conduisait une remontée mécanique à Orcières Merlette et que ce document lui a été remis gratuitement grâce au Président du Conseil Général, qu'elle a décidé de rejoindre l'ADECOHD pour valoriser cet outil en l'actualisant chaque année. Il a fallu attendre quinze ans après la loi « montagne », pour que les saisonniers aient leur guide. Il y avait bien en Savoie le « tout schuss », mais c'est un document qui ne va pas aussi loin sur les droits et devoirs des saisonniers. Le Ministère du Tourisme a pour sa part sorti à 70 000 exemplaires un document d'une légèreté extraordinaire, au point que beaucoup de personnes n'ont pas souhaité le diffuser. Cela montre que lorsque l'on aborde les problèmes de manière technocratique et centralisée, même avec la meilleure intention du monde, on peut aller à des catastrophes ; il faut donc être sur le terrain.

M. Jean-Paul Amoudry - Nous attendons les compléments écrits que vous jugeriez bon de nous faire passer. Nous vous remercions pour votre contribution.

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