PREMIÈRE TABLE RONDE :

MARCHÉ EUROPÉEN DE L'ÉNERGIE :
COMMENT SORTIR DE L'IMPASSE ?

Intervention de M. Dominique Ristori, directeur des Affaires générales de la DG Energie et Transport de la Commission européenne

L'intitulé de cette table ronde comporte le mot "impasse", qui implique que l'on fasse marche arrière. Or, nous préférons aller de l'avant... de manière maîtrisée et lucide, sur la base de priorités bien pesées et pensons que cela est possible.

Tous les éléments qui ont été mis en évidence lors de l'introduction de ce colloque sont effectivement au coeur de nos débats. De larges échanges de vue ont lieu actuellement au sein des Etats membres, et notamment en France : cela caractérise bien les progrès qui ont été accomplis sur le plan de la définition d'une politique européenne qui ne se limite pas aux questions relatives à l'ouverture des marchés, mais qui aborde sans tabou des aspects tels que la diversification des sources d'énergie, le nucléaire, la place et le rôle de la maîtrise de l'énergie ou des sources d'énergies renouvelables, tout ceci par rapport aux contextes européen et mondial.

En ce qui concerne l'ouverture des marchés, le vote du Parlement européen et les conclusions du sommet de Barcelone tracent les contours du cadre dans lequel nous devons opérer. Ce cadre est conforme aux propositions que nous avions nous-mêmes introduites.

Un large accord existe aujourd'hui pour que les marchés électriques et gaziers soient ouverts dès 2004, en termes de choix, à tous les clients industriels et commerciaux. Tous les chefs d'Etat et de Gouvernement ont donné leur appui à ce projet fondamental, dont le calendrier précise que ces éléments devraient être acquis pour la fin 2002.

Un deuxième point touche les aspects qualitatifs les plus importants. C'est le modèle de régulation, sur lequel nous avons beaucoup progressé, notamment avec l'Allemagne. Un régulateur dans chaque Etat membre sera en mesure de statuer sur les points essentiels liés à la fois au contrôle des tarifs et aux conditions d'accès au réseau.

L'accord vaut aussi pour les aspects de séparation juridique et comptable. Conformément à notre proposition nous nous approchons d'une séparation légale. Nous avons, en France, un gestionnaire de réseau de transport qui a acquis au fil du temps son indépendance fonctionnelle et les moyens nécessaires pour le maintien et le développement du réseau.

Nous avons donc tracé les éléments qualitatifs et quantitatifs pour réussir et obtenir une décision sur les points-clés. De plus, soucieux de la sécurité de fonctionnement du marché intérieur de l'énergie, nous y avons ajouté la nécessité d'aboutir en même temps sur les réseaux transeuropéens d'énergie.

On caricaturerait l'approche européenne si on la réduisait à la libéralisation, à la déréglementation et à la dérégulation. Le nouveau cadre concurrentiel appelle au contraire un modèle de régulation moderne qui se traduit par une législation effective de grande qualité qui fixe correctement les règles du jeu en associant tous les partenaires-clés. Cet élément fondamental est en train de bâtir la force du modèle européen. Saluons au passage l'accord passé avec les gestionnaires et régulateurs de réseaux de transport en matière de tarifs transfrontaliers. Cela fait de l'Europe le marché le plus avancé, le plus harmonisé et le plus intégré en ce domaine.

Sur les obligations de service public et sur le service universel, le contrôle de l'Etat et la responsabilité de la puissance publique ne disparaissent pas avec le processus d'ouverture de marché. L'Etat garde une responsabilité éminente en ce qui concerne le contrôle des services essentiels : les conditions dans lesquelles les obligations de service public doivent être assumées, que ce soit au travers d'entreprises publiques ou privées ; les aspects fondamentaux liés à la sécurité de l'approvisionnement ; la protection des consommateurs les plus vulnérables, etc. Sur tous ces points, la responsabilité de la puissance publique reste pleine et entière. Elle prend même un sens plus aigu et particulier, dans la mesure où elle opère dans un cadre qui permet le choix. C'est aussi pourquoi le dialogue social est un moyen de gérer le processus en cours de manière équilibrée, maîtrisée et responsable.

On a également souvent réduit l'objectif européen sur la libéralisation à une question de prix bas. Ce n'est pas exact. Ce qui est important, c'est d'avoir des prix compétitifs. Ceux-ci doivent refléter l'état de l'offre et de la demande. Il est essentiel de garder cela à l'esprit lorsque l'on sait que nous devrons faire face à une demande énergétique qui va rester importante chez nous et croître à nos portes. Nos entreprises devront être en mesure de répondre à ces besoins. C'est un élément qu'il faut intégrer dans leurs stratégies.

Nous serons, bien entendu, attentifs à tout ce qui concerne la sécurité des approvisionnements et la diversification des sources d'énergie, sans oublier notre devoir de maîtrise de l'énergie elle-même. Nous avons, en Europe, des capacités à mieux exploiter. En ce qui concerne les appareils électriques par exemple, nous n'avons pas suffisamment profité des technologies de pointe, qui devraient s'allier aux normes d'économie d'énergie pour permettre de placer sur le marché des produits qui répondent aux besoins.

Tels sont les défis que nous avons devant nous, et que nous souhaitons aborder avec confiance et détermination.

Intervention de M. Christian Stoffaës, président de l'Initiative
pour les services d'utilité publique (ISUPE)

La manière dont vous formulez votre question laisse entendre que nous serions dans une impasse. C'est d'ailleurs une idée assez complaisamment répandue à l'étranger, où EDF est à la fois incomprise, crainte, jalousée pour ses résultats alors qu'elle n'est pas conforme au modèle du « politiquement correct » ; le modèle français d'organisation de l'énergie serait archaïque, la France serait le mauvais élève de l'Europe... Je vais essayer d'apporter un éclairage économique sur cette question. Si l'économie est une science avec ses lois, c'est aussi une science politique, avec ses vérités mais aussi ses options idéologiques.

La question de la concurrence dans les industries à tendance monopolistique - ce que les économistes appellent les monopoles naturels - est une question complexe. La concurrence conduit à la concentration, au profit des entreprises de plus grande taille. La course à la part du marché débouche sur la position dominante qui suscite à son tour la régulation. Il n'y a pas une vérité, mais plusieurs, et l'on remarque d'ailleurs que les vérités d'hier peuvent être les erreurs d'aujourd'hui. Le modèle de l'économie centralisée naguère considéré comme la référence, est aujourd'hui voué aux gémonies. Mais le modèle dérégulé et désintégré, après les crises d'Enron et de la Californie, est aujourd'hui lui-même déjà démodé.

Les situations de ce type, où la vérité scientifique est complexe, laissent le champ libre à la propagande : l'utilisation de l'expression "impasse" est révélatrice de cette attitude. Il faut aussi être conscient que derrière ces prises de position, il y a de puissants intérêts, privés, économiques et financiers, collectifs et sociaux. Et aussi des intérêts idéologiques, puisque l'énergie -l'électricité et le gaz en particulier - est un secteur où toutes les forces politiques et sociales d'un pays se croient autorisées à prendre position. Marcel Boiteux disait à ce propos qu'il faut préférer le gouvernement par les ratios au gouvernement par les ragots.... Dépassant les rumeurs, la science économique peut apporter un éclairage aux options, identifier les vrais enjeux et éclairer les positions.

Les caractéristiques propres au secteur de l'industrie électrique conduisent à rendre le concept de monopole naturel paradoxal. Si ce secteur économique s'est développé dans le cadre de la concurrence vers 1880, il se concentre entre les deux guerres, dans les années 1920. Nationalisées suite à des controverses suscitées par les pouvoirs des trusts capitalistes, ces industries ont été soumises pour l'ensemble de leurs activités à des régimes de service public. Depuis 1980, l'histoire s'est remise en marche dans un contexte nouveau où les monopoles sont devenus sujets à critiques. Une vague de dérégulation qui a pris naissance dans les pays anglo-saxons, est aujourd'hui relayée par les textes communautaires.

Voilà le paradoxe : si l'on développe la concurrence, on aboutit à la concentration, et la concentration aboutit quelquefois à un monopole qui débouche sur des insuffisances de gestion, donc sur la nécessité d'une régulation, puis à un renouveau de la concurrence ; et le cycle recommence. En 1946, il y avait dans l'ensemble du pays un large consensus sur la nationalisation de l'électricité et du gaz. Ce fut un symbole de la reconstruction du pays. Aujourd'hui les choses ont changé, et l'on sent bien que le cycle est en train de se reboucler.

La dérégulation britannique a été une véritable rupture historique qui a plutôt bien réussi. Cet exemple a inspiré les Etats-Unis, l'Europe et incité la Banque mondiale et le FMI qui l'ont l'imposé à toute une série de pays en développement. Vingt ans après, ce modèle, sans être remis en question, montre tout de même ses limites ; en effet, il pose des problèmes illustrés notamment par la rupture d'approvisionnement en Californie voici un an et demi ou par le scandale d'Enron. Le krach de 1929, rappelons-le a été lié à la spéculation dans le secteur électrique. Sans vouloir faire de strict parallèle, il faut remarquer que la crise boursière actuelle a, elle aussi, été déclenchée par la dérégulation de l'énergie qui a fait émerger un certain nombre d'acteurs, tel Enron. La France est devenue, à son corps défendant la bête noire de l'Europe en matière d'énergie : Le modèle français est mis à l'index par l'Europe parce que nous aurions des monopoles subventionnés par l'Etat.

Or, la vérité est que ni EDF ni GDF n'ont reçu, depuis plus d'un quart de siècle, de dotation en capital ni d'aide publique. C'est donc un faux procès. Par ailleurs, il est reproché à la France, que son marché serait fermé ; ce qui, en matière d'industrie de réseau, signifie un marché dont l'accès est prohibé. Or, le facteur commun de la dérégulation et de la concurrence dans ces industries est d'imposer l'accès au réseau au profit des tiers. Nous avons donc une « infrastructure essentielle », le réseau de transport qui est un monopole naturel : pour l'ouvrir à la concurrence on impose le transport pour compte de tiers. C'est bien le cas des autoroutes, du gaz, du transport aérien, du chemin de fer et ... de l'électricité.

Le marché français est bien un marché ouvert où s'applique clairement la directive européenne. Son accès est d'ailleurs bien plus ouvert que dans d'autres pays, parce que nous avons un régulateur national et un gestionnaire du réseau de transport qui reste intégré à EDF, mais qui pratique des tarifs transparents, sous l'égide de la commission de régulation. La nationalisation est elle aussi mise en accusation. Bien qu'il faille reconnaître que l'ouverture à la concurrence, l'expansion et le développement nécessite l'appel aux capitaux privés, il n'en reste pas moins que, pour le moment, les textes communautaires sont neutres par rapport à la propriété du capital. Aujourd'hui, en Europe, le décloisonnement des marchés énergétiques fait que les phénomènes de concentration sont en plein développement. Si la dérégulation et l'ouverture des marchés ont pour conséquence la disparition des situations protégées des entreprises de petites tailles, elles favorisent en revanche la constitution de grands groupes. Actuellement, un oligopole de quelques grands groupes est en train de se composer : alors que de grands pétroliers comme BP, Shell, TotalFinaElf existaient déjà, on assiste maintenant à la concentration du secteur électro-gazier. Finalement, le seul vrai reproche que l'on puisse faire au système français, c'est sa compétitivité. Le choix nucléaire français est un atout considérable en matière de coût de production de l'électricité. Mais dans un marché ouvert et concurrentiel, peut-on nous faire grief d'être compétitif ? Et, comme il faut bien trouver quelque chose on nous fait les faux procès que nous venons de citer. Le modèle français paraît aux yeux de certains archaïque. Il faut reconnaître que le nucléaire, le Parti communiste et le monopole d'Etat ne sont plus très à la mode ces temps-ci. Et, c'est sur cette exception française que repose maintenant l'essentiel du procès qui nous est fait.

La privatisation -l'ouverture du capital- est un débat actuel. Nous avons rappelé à ce sujet que les traités sont neutres. L'examen du passif du bilan d'EDF, montre que la part des capitaux propres est assez faible par rapport aux dettes et autres engagements. On en déduirait presque que la valeur nette d'EDF est très modeste, surtout quand on intègre les engagements hors bilan que constitue le régime spécial des retraites. Mais cette bizarrerie n'est qu'apparente, car ce bilan est en fait chargé de provisions qui correspondent aux engagements d'EDF à l'égard d'intérêts collectifs. Nous trouvons par exemple au bilan 20 milliards d'euros de provisions pour la restitution des concessions de distribution électrique, puisque la loi de 1906 accorde aux municipalités le pouvoir concédant des réseaux de distribution. On peut se poser la question de savoir si cette provision, légale, est justifiée et donc, si la législation est pertinente. Il faut en débattre. Nous trouvons également au bilan 50 milliards d'euros de provision pour risques et charges, en particulier pour couvrir les charges de retraitement des combustibles nucléaires. Il importe de poser ces questions difficiles relatives à l'ouverture du capital. Elles ne peuvent être résolues que par une mise à plat de l'ensemble du régime juridique et légal de l'électricité et du gaz qui s'est sédimenté depuis environ un siècle. Des dizaines de textes se sont accumulés et à l'évidence, le moment est venu d'accomplir un gigantesque toilettage législatif et réglementaire, préalable nécessaire à tout ce que l'on pourra envisager sur le capital.

Une dernière remarque, sur la question sensible de l'antitrust européen. Rappelons que l'antitrust ne réprime pas les positions dominantes et les monopoles, mais les abus que les monopoles peuvent faire grâce à leur position dominante. Dans la législation américaine, l'antitrust joue un rôle majeur, mais les procès durent souvent des décennies. Par exemple, le procès contre le monopole du téléphone, ATT, a duré un siècle.

En Europe la question commence à se poser. La Direction générale de la concurrence qui avait un pouvoir d'appréciation sans limites dans ce domaine, commence maintenant à être contre-arbitrée. En effet, la Cour de Justice vient de considérer que, dans un certain nombre de cas, la Direction générale de la concurrence était allée un peu trop loin dans l'imposition de contraintes antitrust. Le dossier va donc être très ouvert, ce qui va poser la question de la procédure. Le droit européen est d'inspiration libérale, c'est à dire avec une procédure de type accusatoire : nous avons le procureur, qui dirige l'action publique, et le juge. Alors qu'aujourd'hui, la procédure de l'instruction antitrust est de type inquisitoire, où l'administration est souveraine, puisque, à la fois, elle conduit l'action publique et prononce le jugement.

Nous connaissons deux cas d'application : le rapprochement de l'électricité et du gaz, et l'ouverture du transport. L'ouverture du transport est la vraie condition de la concurrence. Il faut distinguer l'ouverture légale et l'ouverture de fait. L'expérience de l'ouverture à la consommation finale, comme dans la téléphonie mobile par exemple, montre qu'elle a peu d'effets. En revanche les effets sont importants sur la fraction du marché professionnel, déjà largement ouverte. La France pourrait pertinemment porter l'attention sur l'ouverture du réseau européen de transport (sujet sur lesquels les Allemands n'aiment pas beaucoup s'exprimer). Notre monopole de ce côté-ci du Rhin ne convient pas aux cartels qui se trouvent au-delà : l'Allemagne est le pays des ententes alors que nous sommes le pays des monopoles publics !

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