PREMIÈRE SÉANCE

« La situation actuelle et les problèmes principaux »

présidée par M. Lluis Maria de Puig,
Président de la Commission de la culture, de la science et de l'éducation
de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe

M. le PRÉSIDENT souligne les efforts inlassables de M. le sénateur Legendre en faveur de la diversité culturelle et remercie le Sénat français de son hospitalité.

Ce qui se passe aujourd'hui dans le monde peut être considéré comme un échec de la culture. Le dialogue politique, la compréhension entre les hommes et les civilisations peuvent faire beaucoup pour la paix et éviter les chocs que la guerre en Irak, malheureusement, porte en germe.

Le Conseil de l'Europe et sa Commission de la culture ont beaucoup réfléchi à l'importance de la culture dans les relations internationales. L'identité culturelle, le patrimoine, l'art, c'est l'identité purement et simplement. Là où il y a création, il y a identité. Et cette identité doit être respectée.

Le Conseil travaille depuis longtemps sur la protection des biens culturels et la lutte contre les trafics ; car il y a des oeuvres qui ne peuvent être mises sur le marché, qui appartiennent à une identité, à un territoire, à une société. Elles ne sauraient être considérées comme des marchandises. La responsabilité des Européens est engagée dans ce qui se passe aujourd'hui en Afrique : c'est pour cela que le Conseil de l'Europe s'est intéressé au problème et entend y réfléchir plus avant. Quels risques le patrimoine africain court-il ? Comment faire pour le protéger ? Comment lutter efficacement contre les vols et les trafics ? C'est tout le sens de ce colloque.

Son Excellence M. Mahamadou OUEDRAOGO, Ministre de la culture, des arts et du tourisme du Burkina Faso , transmet au Président Diouf l'admiration du Président Compaoré pour sa personne et son action à la tête de l'OIF, et remercie M. le sénateur Legendre de lui donner l'occasion de débattre de la protection du patrimoine africain.

Les sociétés anciennes ont toujours conçu des objets chargés de symboliques. Dans celles qui sont restées proches de leurs traditions, en Afrique, en Amérique ou en Océanie, l'objet, jusqu'à récemment, n'avait pas de valeur monétaire ; il représentait une force, une puissance capable d'influer sur le destin de l'individu ou de la communauté. En Occident, l'esthétique et la qualité artistique l'ont progressivement emporté sur la sacralité. Avec les progrès de la navigation, dès le XV e siècle, les Européens partent à la découverte du monde et reviennent des continents visités avec un nombre toujours plus important d'oeuvres d'art, étant entendu que les oeuvres d'art ont de tout temps voyagé du fait des pillages consécutifs aux guerres ou des échanges de présents.

L'arrivée des Européens provoque un choc des civilisations et des conceptions artistiques. En Afrique, en Amérique ou en Asie, l'oeuvre d'art a d'abord une fonction spirituelle et religieuse ; sacrée, elle n'est la propriété de personne et ne peut être vendue. Avec le pillage systématique, les peuples de ces continents sont dépossédés d'objets rituels et cultuels importants. Le pillage va s'intensifier durant la période coloniale, pour combler le désir d'exotisme des populations européennes. Militaires, fonctionnaires de l'administration coloniale, civils et chercheurs, forts de leur pouvoir et de leurs privilèges, s'en donnent à coeur joie. Les objets arrachés de force aux communautés autochtones sont désacralisés, parce que soustraits à leur contexte originel ; beaucoup arrivent en Europe sans information sur leur origine, leur fonction ou leur créateur.

Se constituent rapidement hors d'Afrique d'importantes collections d'oeuvres d'art de toutes tailles et de tous usages au profit de particuliers, dont elles font la fortune, ou de musées spécialisés dans les arts dits « nègres » ou « premiers » - Musée de l'Homme à Paris, British Muséum à Londres ou Musée royal de Tervuren en Belgique. L'indépendance de la plupart des États africains, dans les années 1960, n'a pas mis fin au trafic illicite ; celui-ci s'est au contraire développé, grâce aux profits qui en sont tirés, vers de nouveaux débouchés.

Les complices africains, conscients ou inconscients, du trafic appartiennent à tous les milieux. Les acteurs professionnels sont ces « antiquaires » sans foi ni loi qui, installés dans les grands centres urbains, sillonnent les villages à la recherche d'oeuvres dont commandes leur ont été passées. Ils s'appuient sur des relais locaux, le plus souvent des jeunes désoeuvrés appartenant aux familles dépositaires ou gardiennes des objets sacrés, qu'ils corrompent pour peu d'argent. Plus grave, on compte parmi les participants au trafic des fonctionnaires muséaux qu'appâtent le gain et sa facilité.

Il faut compter aussi avec les acteurs informels, tous ceux qui contribuent de façon occasionnelle au trafic : membres des familles dépositaires des objets ou individus et personnalités qui offrent des pièces patrimoniales à des amis ou homologues étrangers.

Les acteurs non Africains du trafic sont d'abord des collectionneurs et des musées privés qui passent commande sur le terrain et ne sont arrêtés par aucune considération morale ; il faut noter aussi la présence d'aventuriers, devenus archéologues de circonstance, qui fouillent les sites africains avant d'exporter leurs découvertes au mépris des législations nationales - certes imparfaites - et internationales.

Les oeuvres d'art authentiques, anciennes et/ou sacrées, sont les plus prisées par les trafiquants ; il s'agit de masques rituels, de statuettes ou figurines cultuelles, de sculptures, d'attributs traditionnels de pouvoir.

Trois célèbres cas de vol ont été signalés au Burkina Faso ces dernières années : la statuette de la fécondité des Kurumba Mamio, retrouvée finalement en Allemagne après un passage aux Pays-Bas, dont une fête de quatre jours entiers a célébré la restitution ; le masque Pog-Nérée de Tigundamba, retrouvé, lui aussi, grâce à Interpol ; et le masque-papillon Bobo, toujours porté disparu. Le problème le plus grave, aujourd'hui, est celui des fouilles clandestines, dont sont victimes de nombreuses ethnies. De véritables réseaux de pillage se sont organisés avec la complicité de certaines populations autochtones.

Un bien culturel volé est une âme de perdue. Il importe donc de mettre en place des stratégies pour lutter contre un trafic aux conséquences morales et sociales dévastatrices. L'UNESCO, l'ICCROM, l'ICOM, des ONG, de nombreuses conférences internationales ont déjà tiré la sonnette d'alarme et fait des recommandations. Il importe d'améliorer la législation et de renforcer les capacités des administrations chargées de la faire respecter ; promouvoir une meilleure collaboration avec Interpol ; élaborer des politiques d'information, d'éducation et de recherche afin de sensibiliser les populations et les décideurs à l'importance du patrimoine culturel ; inventorier, documenter et gérer avec rigueur le patrimoine culturel ; renforcer enfin le contrôle de la circulation des biens culturels.

Le Burkina Faso a ratifié les trois principaux instruments internationaux de lutte contre le trafic de biens culturels : les Conventions de La Haye, de l'UNESCO et Unidroit. Mais les règles internationales doivent être appliquées plus strictement pour produire leur plein effet. Il est nécessaire que l'Union européenne, le Conseil de l'Europe et toutes les organisations supranationales se mettent de la partie. La culture est le substrat du développement ; sans elle, le monde va vers une globalisation déshumanisée. ( Applaudissements )

M. George ABUNGU, Directeur honoraire des musées nationaux du Kenya , remercie chaleureusement les organisateurs du colloque.

Il souligne que l'Afrique est un continent majeur sur le plan culturel et qu'elle peut être fière de sa diversité, des pyramides d'Égypte aux bronzes du Bénin, en passant par les réalisations des Royaumes de l'ouest et les manuscrits précieux des églises d'Éthiopie. Elle a toujours participé aux grands mouvements culturels du monde. De nombreux artistes ont été influencés par leurs confrères africains.

Mais ce patrimoine extrêmement riche est aujourd'hui menacé, des sites archéologiques sont pillés ou détruits, de nombreux objets sont exportés au mépris des conventions internationales. L'instabilité politique n'est pas étrangère à cette situation, non plus que l'insécurité, la guerre, la pression du marché de l'art en Occident et l'ouverture excessive des frontières.

Quelle est la situation des musées africains ? Nombre d'entre eux ont été créés pendant la période coloniale pour servir des intérêts et des objectifs étroits ; aujourd'hui ils se vivent comme des plates-formes de dialogue et d'échange, les représentants d'identités nationales. La préservation du patrimoine est désormais reconnue comme leur vocation principale, qui passe par la collecte, l'interprétation, l'exposition - et la transmission. L'avenir est mieux fondé si le passé n'est pas oublié...

Mais les menaces sont nombreuses, pillage des sites et des archives, vols jusque dans les salles des musées, contrebande. Il faut d'abord en chercher les raisons dans l'insécurité et la guerre dont les trafiquants profitent - les exemples sont nombreux, de la Somalie à l'ex-Zaïre, et personne ne peut dire que les mêmes causes ne produiront pas les mêmes effets en Côte d'Ivoire ou au Liberia. Il faut ensuite incriminer l'insuffisance des moyens d'État. Les pays africains ont certes beaucoup à faire, construire des routes et des écoles, lutter contre la misère et le sida, mais ils oublient trop souvent que la culture est le socle des nations, qu'elle fonde l'identité des peuples, qu'elle permet aux gens de vivre ensemble ; les politiques culturelles sont ainsi lacunaires ou inexistantes. Manque bien souvent le cadre juridique où elles pourraient s'épanouir. Un effort au niveau du continent tout entier est indispensable. Autre élément favorable aux trafics, la faiblesse de l'application de la loi par les organes gouvernementaux de répression, l'absence d'éducation et de formation de leurs membres - et, bien sûr, la corruption.

M. Abungu note que des progrès ont été accomplis, notamment pour renforcer la législation. Mais il importe simultanément que les communautés du continent africain se réapproprient leur patrimoine, que celui-ci soit perçu comme une ressource durable et profitable à tous. C'est pourquoi les musées doivent être au plus près de la population.

L'orateur évoque ensuite le Program for museum development , le rôle de l'EPA dans la formation, essentielle, des professionnels et des muséographes africains, la liste rouge de l'ICCROM et les efforts d'inventaire. Il plaide pour la multiplication des accords intergouvernementaux comme ceux qui lient le Mali aux États-Unis ou le Nigeria à la France. Il donne en exemple l'aide apportée par l'Union européenne à la restructuration des musées kenyans. Il appelle de ses voeux une meilleure coopération entre les musées, les forces de police, Interpol. Il cite un ouvrage publié en 2001 et consacré au commerce illicite des objets d'art, qui relève l'importance du renforcement des législations répressives dans les pays d'origine, la nécessité de former les professionnels comme d'informer et d'éduquer les populations, le caractère dissuasif de condamnations sévères des intermédiaires et par dessus tout la sensibilisation des collectionneurs institutionnels et privés, qui ne doivent pas acheter d'objets dont ils ne connaissent pas la provenance.

Lieux de préservation du patrimoine, centres irremplaçables de dialogue, les musées ont un rôle essentiel à jouer dans la lutte contre les trafics d'oeuvres d'art. Mais ils ont besoin pour cela de l'appui des gouvernements et de législations appropriées. ( Applaudissements )

Mme Chinwe CHUKUOGO-ROY, artiste peintre (Nigeria) , remercie les organisateurs du colloque de lui permettre d'intervenir.

L'art en Afrique a toujours eu un statut très élevé ; l'arrivée des Européens et du christianisme a provoqué la destruction de nombreuses oeuvres sacrées, parce que païennes, et l'exportation de nombreuses autres.

L'oratrice note, pour s'en réjouir, l'extrême vitalité et la diversité de la création contemporaine en Afrique. Les Africains achètent de plus en plus d'oeuvres mais l'absence de classes moyennes pèse sur le marché ; les artistes se tournent vers les plus riches de leurs concitoyens ou les entreprises. Ils ont souvent du mal à exposer, les galeries sont peu nombreuses, et le marché de l'art est plutôt inorganisé ; les sources de financement européennes sont insuffisantes et ne permettent pas de mettre sur pied les infrastructures de base nécessaires. En outre, les objets « touristiques » achetés sur place sont souvent revendus comme oeuvres d'art en Europe. Le stéréotype de l'art africain « primitif » ou « tribal » a la vie dure, et on l'expose volontiers dans les musées ethnographiques - même l'art contemporain ! Les sociétés occidentales semblent persuadées que l'art africain ne mérite pas d'être présenté dans les musées d'art, et on le rejette - pour l'encenser aussitôt dès qu'il inspire les artistes européens ! Aux yeux de l'oratrice, il n'y a pas d'art de second rang.

Cette remarque vaut d'ailleurs pour les galeries privées, qui ont souvent une attitude discriminatoire ; les artistes africains établis en Europe ont du mal à exposer et à vendre, leur art étant catalogué comme naïf ou tribal. Certains galeristes ne regardent même pas les portfolios, la couleur de la peau leur suffit pour dire non ...

Les États africains ne dépensent pas beaucoup pour la culture et la formation des professionnels, mais, après une longue période de latence, les Africains commencent à reconnaître et se réapproprier leur patrimoine. L'éducation joue un rôle primordial dans cette évolution. D'autant que la scène artistique bouillonne, diverse et créative, dans tous les pays du continent. Les artistes doivent pouvoir travailler, s'appuyer sur des réseaux, s'exprimer partout où cela est possible pour dire le foisonnement de leur art. ( Applaudissements )

M. le PRESIDENT remercie Mme Chukuogo-Roy de son témoignage fort utile au débat. Il est vrai que les stéréotypes ont la vie dure et que la création africaine contemporaine mérite qu'on s'intéresse à elle.

M. Stéphane MARTIN, Président Directeur général de l'établissement public du Musée du Quai Branly, Paris , considère, comme Mme Chinwe Chukuogo-Roy, que la création contemporaine, les arts vivants sont une dimension essentielle. Il souligne, s'agissant de l'institution qu'il préside, qu'il n'y a pas d'exemple de préservation d'un patrimoine culturel si ce dernier n'est pas soutenu au-delà du groupe social qui lui a donné naissance. Une politique de défense du patrimoine qui se cantonnerait au group social d'origine, qui confierait les églises bretonnes à la garde des seuls catholiques bretons, serait vouée à l'échec.

Le patrimoine culturel africain est largement sous-estimé, surtout quand on ne veut prendre en compte que l'influence qu'il a exercée au XX e siècle sur certains courants artistiques européens. L'art africain n'est pas seulement une source d'inspiration pour Picasso ! C'est l'expression d'un courant spirituel et esthétique qui ne se limite pas au seul « art nègre », à l'« art primitif ». On parle d'« art primitif » ou d'« arts premiers », mais ces termes sont inadéquats, ce sont des conventions, dans la mesure où ils ne prennent en compte bien souvent que l'influence de la sculpture africaine et océanienne sur les créateurs occidentaux, et le musée du Quai Branly, tout en étant un musée de ces « arts premiers », aura une vocation plus large, son approche sera plus globale, et s'efforcera d'être le plus fidèle possible à l'histoire africaine, à sa place dans l'aventure humaine, car on a dépouillé l'Afrique de son histoire. Un Européen, un Français sait que son passé est structuré par des dates qui lui servent de repères, de jalons chronologiques, comme 1515 ou 1789. Les styles sont désignés par des appellations comme « Louis XV » ou « Louis XVI ». L'Afrique a été privée de cette profondeur historique, et on lui a substitué une approche intemporelle, l'illusion d'un temps continu et étale. Or, le continent africain a connu des mutations importantes, il a eu une riche histoire que l'on redécouvre aujourd'hui, et c'est aussi une façon de reconquérir son patrimoine culturel.

Il convient donc tout d'abord de remettre l'histoire africaine - dans toutes ses dimensions - à sa place dans l'aventure humaine, et, dans cette perspective, une stratégie purement défensive et nationale, qui ne passerait pas par ces instruments de dialogue entre les cultures que sont les musées étrangers serait inefficace. Mais un musée est un lieu étrange, qui regroupe des objets qui n'ont pas été créés pour se trouver là, c'est un lieu d'accueil pour des objets déracinés, et, en un sens, il a quelque chose d'artificiel. Il lui appartient de replacer ces témoignages, artistiques et sociaux, dans leurs contextes. Cela n'est pas toutefois propre à un musée d'art africain : après tout, un musée de la mode et du costume qui présente des robes de Jacqueline Kennedy ou de Marilyn Monroe donnent une autre fonction à ces vêtements. L'ambiguïté est tout aussi présente.

Il n'en reste pas moins que les musées sont des lieux de dialogue. On assiste à cet égard à une évolution curieuse : depuis une quinzaine d'années, il existe un véritable engouement pour les musées, qui ne sont plus les lieux poussiéreux et déserts de jadis ; ce sont désormais des endroits à fort prestige, mais ces musées sont consacrés pour l'essentiel à la célébration de la culture nationale ou locale. On veut sans doute, de cette façon, rendre hommage à des cultures humiliées, mais que devient la fonction essentielle, celle qui fait du musée d'abord un lieu de dialogue ? Les premiers musées qui se sont créés en Angleterre, aux Pays-Bas, en Italie, étaient pourtant des substituts du voyage et s'efforçaient de donner une impression de l'Autre. Si le musée peut contribuer à renforcer l'estime de soi, il est aussi, et c'est une mission fondamentale, un instrument de connaissance de l'Autre et de partage.

Une politique de défense d'une culture comme celle de l'Afrique passe par de multiples réseaux, en Afrique même, mais aussi dans les institutions publiques étrangères et dans les collections privées. La meilleure défense d'un patrimoine tel que celui-là passe par le respect partagé de ce patrimoine. ( Applaudissements )

M. LE PRÉSIDENT remercie M. Stéphane Martin pour son intéressante approche, sentimentale et intellectuelle, du rôle du musée.

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