LA SURVEILLANCE DU RISQUE ÉPIDÉMIQUE - M. LE PROFESSEUR GILLES BRÜCKER, DIRECTEUR GÉNÉRAL DE L'INSTITUT DE VEILLE SANITAIRE (INVS)

La surveillance est le métier de l'Institut de veille sanitaire puisque celui-ci a été créé par la loi de Sécurité sanitaire de 1998 afin de mettre en place des outils de surveillance que nécessite l'observation permanente de l'état de santé de la population. La loi de Santé publique d'août 2004 a précisé les missions de l'institut en signalant que celui-ci devait développer ces outils de surveillance et d'observation mais également d'alerte, les deux fonctions étant étroitement liées. La question est de définir quels sont les outils qui peuvent permettre d'exercer, de façon satisfaisante, cette mission qui ne peut qu'être pérenne. C'est-à-dire qu'il ne s'agit pas d'improviser tout à coup un système de surveillance face à un risque émergeant mais d'anticiper ces problèmes et de mettre en place un ensemble d'outils capables de surveiller les risques connus et d'identifier, d'anticiper les risques émergents. Cette partie est particulièrement complexe.

On devrait tout surveiller, c'est la loi. Tout surveiller, partout et tout le temps, est évidemment une gageure particulièrement complexe. Il faudrait non seulement surveiller tout ce que l'on pense devoir surveiller mais également tout ce que l'on ne sait pas que l'on doit surveiller. Ce propos, peut-être un peu caricatural mais réel, montre que nous avons besoin de mettre en place des outils qui doivent être adaptés à ce que l'on pense devoir surveiller. Il n'existe pas un outil qui surveille tout, partout et tout le temps. Il n'existe pas un médicament qui soigne toutes les maladies. La panacée n'existe pas. L'outil de surveillance adaptable à tous les risques n'existe pas non plus. Il faut donc modéliser des problèmes et construire un certain nombre d'outils de surveillance.

Il existe toute une série d'outils de surveillance dont certains sont anciens et d'autres émergents. Par exemple, je rappellerai l'importance du système dit « de la déclaration obligatoire des maladies » (25 maladies infectieuses et une maladie non infectieuse, le saturnisme). C'est un outil qui doit évoluer, s'adapter. Il y a deux ans, l'Institut de veille sanitaire a élargi la liste des maladies à déclaration obligatoire, en liaison avec les pouvoirs publics, pour y inclure ce dont nous débattons aujourd'hui : le risque du bioterrorisme. Elle a ainsi ajouté la variole, le charbon et un certain nombre d'autres risques émergents ainsi que des maladies importantes qui, jusqu'à présent, ne figuraient pas dans la liste des déclarations obligatoires (la séropositivité VIH et les hépatites B).

Ce système de la déclaration obligatoire est-il véritablement satisfaisant ? La réponse peut être mitigée parce que l'exhaustivité à laquelle il prétend n'est pas toujours présente et la mise en place de ces outils de surveillance nécessite évidemment l'adhésion des professionnels de la santé. C'est très bien de construire des outils mais si les personnes ne peuvent pas, ne savent pas ou n'ont pas le temps de s'en servir, cela ne fonctionne pas. Il est constaté que l'adhésion, en particulier des médecins, à ces systèmes de notification n'est pas parfaite. Pour la déclaration du VIH, il y a environ 30 % de sous-déclaration de l'affection. Pour la tuberculose, qui nécessite pourtant des interventions face à des risques de contagiosité, la sous-déclaration peut atteindre 40 à 50 %. Cela pose question sur la bonne capacité de ce système à répondre à son objectif.

Parallèlement à l'exhaustivité se pose le problème de la qualité de l'expertise microbiologique. Un outil de surveillance sur les maladies infectieuses est performant sur l'identification du risque épidémique dès lors que nous disposons de laboratoires performants pour : identifier le type d'agent ; identifier que les cas groupés observés sont effectivement atteints par le même type d'agent ; éventuellement retrouver dans l'environnement la source commune de contamination.

Je citerai deux exemples intéressants. Ainsi que ce fut le cas il y a deux ans, nous sommes aujourd'hui capables d'identifier cinq cas de listériose dispersés sur le territoire national ; nous sommes capables de déterminer que c'est exactement la même souche qui les a contaminés ; et nous sommes capables de remonter à l'aliment qui les a contaminés et de trouver la même Listeria chez le producteur de l'aliment. Ceci permet une intervention extraordinairement précoce de l'autorité sanitaire pour faire prendre l'ensemble des mesures qui arrêteront la diffusion. Je voudrais souligner qu'un certain nombre d'outils permettent aujourd'hui de déceler des situations épidémiques qui ne sont pas des épidémies telles qu'on l'entend communément avec des centaines ou des milliers de cas mais qui se limitent à quelques cas et d'identifier la source de contamination.

Le second exemple concerne la légionellose et la récente épidémie très importante dans le Nord-Pas-de-Calais. En caractérisant précisément la légionelle en cause, nous avions trouvé des cas jusqu'à dix kilomètres de la source. D'autre part, nous avions pu identifier de façon assez formelle la tour aéroréfrigérante qui était à l'origine de cette épidémie ; faire prendre l'ensemble des mesures pour que l'épidémie cesse ; et faire renforcer par ailleurs le contrôle environnemental sur ce type de source. La surveillance de la maladie, l'identification du caractère groupé de ces cas, le rapprochement avec une source environnementale ont permis de prendre des mesures pour contrôler l'épidémie et de prévenir de nouvelles épidémies par le renforcement du contrôle des tours aéroréfrigérantes.

Cela démontre l'importance de ce système qui ne répond toutefois pas à tous les besoins. Parallèlement au système des déclarations obligatoires des maladies, il est nécessaire de construire des réseaux de surveillance qui soient adaptés aux types de pathologies sur lesquelles on souhaite être alertés. Si on veut surveiller les infections nosocomiales, on le fera dans les hôpitaux et ce sera évidemment plutôt un réseau hospitalier. Si on veut surveiller une maladie comme la grippe (dont on a beaucoup parlé la semaine dernière), il faut évidemment des réseaux de médecins libéraux pour tracer l'évolution de cette épidémie puisque la grippe se rencontre surtout en médecine libérale. C'est le rôle qui a été tenu à la fois par les réseaux des médecins sentinelles et les réseaux GROG.

Il existe également d'autres outils. Les réseaux doivent parfois être complétés par des enquêtes de prévalence dans la population. Il y a 48 heures, conjointement avec la Caisse nationale d'assurance-maladie - je salue d'ailleurs Hubert ALLEMAND -, nous avons pu mener un travail sur la prévalence des hépatites B et C dans la population. Cela nous a permis de mesurer que l'évolution de la situation est très différente selon l'hépatite et qu'il y a beaucoup plus de porteurs chroniques du virus de l'hépatite B dans la population que nous l'estimions il y a une dizaine d'années. Il ne faut certainement pas parler d'épidémie mais d'une progression, d'une situation endémique. Ces enquêtes peuvent donc s'ajouter aux autres outils existants.

Ce qui nous préoccupe tout particulièrement dans la mise en place de ces outils, c'est notre capacité à déceler les nouveaux agents émergents. Le SRAS a été un exemple tout à fait important à prendre en compte et à analyser. Le problème du SRAS est que l'on ne pouvait pas décider de le surveiller puisqu'il n'était pas connu. Ceci conduit à s'interroger sur le fait de ne pas surveiller uniquement des maladies connues mais également des situations épidémiques symptomatiques qui sont atypiques ou qui posent problème. De ce point de vue, l'épidémie de pneumopathie en Chine a été extrêmement importante. On constatait qu'il se passait quelque chose d'anormal qui avait initialement été attribué à une épidémie de chlamydiae par les autorités chinoises. Il paraissait toutefois extrêmement bizarre que des pneumopathies à chlamydiae prennent ce caractère épidémique et il s'agissait effectivement d'un agent nouveau, d'un coronavirus agent du SRAS. Ceci démontre que l'on ne peut pas surveiller uniquement des maladies ou des agents pathogènes connus mais qu'il faut aussi être capable de mettre en place des outils de surveillance de syndromes qui posent problème parce qu'ils sont atypiques et que leur développement soulève des questions nouvelles.

Je pense que Guénaël RODIER parlera de la très grande importance du règlement sanitaire international rénové qui vise non pas seulement à surveiller des agents pathogènes identifiés (je sais que le débat est encore assez vif sur ce sujet) mais à être étendu à une surveillance par états morbides posant des problèmes de transmissibilité ou de santé publique qui nécessitent la mise en place d'une alerte internationale. Il y va évidemment du SRAS comme il peut en aller de la grippe aviaire. Celle-ci a déjà été évoquée avec les questions qui se posent sur le risque de survenue d'une épidémie humaine. Cela permet de souligner l'importance de la coopération internationale sur ces sujets. Aujourd'hui, nous ne pouvons plus construire des outils de veille sanitaire fermés sur nos frontières, cela n'aurait aucun sens.

Il faut évidemment des outils nationaux mais également des outils régionaux. La loi de Santé publique a prévu une régionalisation des actions de santé et la mise en place des actions de veille et d'alerte sanitaire au niveau régional. Je pense que c'est un point extrêmement important mais qui n'est pas encore complètement réglé dans son organisation. Quelle sera l'articulation entre le régional et le national ? Quels seront les outils de recueil d'information qui pourront être mis en place au niveau régional ? Il va de soi que le traitement de l'information pose aujourd'hui le problème des systèmes d'information dont il ne faut pas masquer le retard important.

Afin de surveiller l'évolution de la situation sanitaire sans forcément connaître l'agent que nous voulons surveiller, l'Institut de veille sanitaire a tenté de mettre en place un système qui surveille les flux de patients dans les services d'urgence en France. On se souvient de la canicule et des importants problèmes rencontrés pour mesurer l'ampleur du phénomène qui atteignait les services d'urgence. Nous avons alors réalisé un important travail de recensement de l'état des systèmes informatiques dans les hôpitaux et constaté que la compatibilité des systèmes entre eux est une catastrophe. Les rendre cohérents est une difficulté majeure. Pour l'instant, nous sommes parvenus à élaborer un système avec seulement 32 hôpitaux. Ce n'est pas un score admirable mais c'est déjà très intéressant. Lors du développement de l'épidémie de grippe que nous avons connue la semaine dernière, nous avons pu voir surgir une suractivité dans les services d'urgence qui était mesurable par ces systèmes d'information. Il est important de souligner que nous ne saurons pas gérer l'émergence de phénomènes de grande ampleur sans avoir véritablement des outils informatisés de transmission qui soient sécurisés et respectent la confidentialité des données. C'est un défi majeur.

Tout ceci suppose de pouvoir anticiper les risques nouveaux et les modéliser. Sur le risque de la grippe aviaire, nous avons travaillé sur les conséquences possibles de l'émergence d'une situation épidémique de grippe à partir d'un virus aviaire muté, recombiné avec un virus humain. Cette anticipation pose ensuite le problème de l'organisation sanitaire qu'il faudrait pouvoir mettre en oeuvre face à un risque aussi important.

L'élément clef, c'est qu'il est indispensable qu'il y ait un opérateur qui soit le chef d'orchestre de la vaste diversité des systèmes d'information. Je plaide évidemment pour ce rôle à l'Institut de veille sanitaire, tel que le lui a d'ailleurs confié la loi. Je pense que c'est une décision sage qui a été prise de telle façon qu'à la complexité de ces systèmes nous n'ajoutions pas la complexité de la diversité des opérateurs, ce qui, à mon sens, rendrait les choses encore plus difficiles à gérer.

Je conclurai sur les quelques points qui m'ont semblé essentiels à prendre en compte dans les risques qui sont devant nous. Je voudrais souligner l'importance de former les professionnels en charge de ces signalements car les délais sont encore parfois trop importants entre l'identification des cas et le signalement à l'autorité sanitaire. L'organisation doit ainsi être capable de fonctionner 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. C'est un défi et une exigence dont on ne peut pas se passer.

Deuxièmement, dans ce contexte de la sécurité sanitaire et de la surveillance du risque épidémique, il faut non seulement travailler au niveau régional mais bien sûr au niveau européen et mondial. Je voudrais saluer ici le développement des actions particulièrement importantes qui ont été conduites par l'OMS. L'Institut de veille sanitaire a d'ailleurs adhéré à ces démarches, en particulier aux réseaux supranationaux de surveillance (notamment le Global outbreak network system ). Je soulignerai également la mise en place il y a quelques mois de l'Agence européenne de surveillance des maladies (désormais appelée le CDC à Stockholm) qui a devant elle une tâche gigantesque majeure : construire un système de surveillance européen avec l'Europe des 25 (et certainement davantage bientôt). Il faudra là aussi aboutir à une cohérence des systèmes d'information. Le défi est très important compte tenu des développements extrêmement divers de ces systèmes de sécurité sanitaire pour les différents membres de l'Union européenne.

Troisièmement, il est important de développer la recherche, non seulement en matière de modélisation mais en termes d'expertises microbiologiques. La diversité des risques émergents et le problème du franchissement de la barrière des espèces (c'est-à-dire les maladies de l'animal qui peuvent un jour passer chez l'homme) nécessitent un renforcement de nos capacités de recherche dans le domaine de la biologie. Je pense que c'est un point essentiel.

Enfin, dans la construction de ce système mondial, il ne faudra pas oublier les pays en développement qui représentent une population considérable et des risques émergents tout à fait importants. On ne peut pas imaginer construire au sein des pays développés des systèmes de surveillance qui ne prendraient pas en compte la réalité de ces problèmes dans les pays en développement. Nous avons donc une responsabilité à partager avec les pays où ces risques existent et où il faut pouvoir les traiter, non seulement parce qu'ils peuvent venir chez nous mais aussi tout simplement parce qu'ils existent chez eux.

Mme Marie-Christine BLANDIN

Merci beaucoup pour cet exposé très complet et riche en recommandations très ciblées que nous prendrons en compte.

Je passe la parole à Monsieur Guénaël RODIER qui est le Directeur du Département surveillance et réponse aux épidémies de l'Organisation mondiale de la santé (OMS).

Page mise à jour le

Partager cette page