2. Les obstacles à une démocratisation réelle

a) Partis politiques ou logique communautaire ?

Le jeu politique afghan reste marqué, en dépit des progrès formels réalisés en 4 ans, par l'existence d'une rivalité, voire d'une opposition entre les responsables des principaux groupes ou communautés ethno-linguistiques. Cette rivalité place, schématiquement, d'un côté les personnalités pachtounes, de l'autres les leaders tadjiks et ouzbeks, en particulier les membres de l'ancienne Alliance du Nord. Ainsi, lors de l'élection présidentielle, le candidat pachtoune Hamid Karzaï avait-il contre lui les responsables de chacun des principaux groupes ethno-linguistique du pays : MM. Qanouni (tadjik) ; Dostum (ouzbek) et Mouhaqiq (Hazara). Les résultats ont certes démontré que si le Président élu a recueilli les voix de 90 % des électeurs pachtounes, il a aussi bénéficié du vote d'électeurs d'autres communautés et aucun des candidats n'a basé sa campagne sur le thème des rivalités ethniques. Cette logique communautaire ou ethnique  est davantage le fait des responsables politiques afghans que du citoyen de base, plus attaché à sa tribu et à son clan qu'à sa communauté au sens large, toutes étant par ailleurs fédérées par une même référence à l'islam et à un même sentiment national puissant, renforcé par l'histoire et par la guerre.

Un certain communautarisme est cependant perceptible dans l'Afghanistan de l'après 2001. Si la transition politique, dans le sillage de l'action militaire internationale avait d'abord, après les accords de Bonn, privilégié l'Alliance du Nord et les minorités du Nord du pays qui furent au coeur de la lutte anti-soviétique puis anti-talibane, la composition par le Président Karzaï de son dernier gouvernement, après son élection à la présidence, a dissipé les ambiguïtés : les principaux ministères régaliens -défense, intérieur, finances- y sont détenus par des pachtounes, seul le Ministère des affaires étrangères reste détenu par un ancien de l'Alliance du Nord, M. Abdullah.

Le Président Karzaï, soucieux d'engager une réconciliation politique, corollaire nécessaire de la stabilisation du pays, a par ailleurs invité ceux des talibans qui accepteraient d'abandonner la violence à s'insérer dans le jeu politique et institutionnel. Une procédure a ainsi été mise en place, à partir de mars 2003, destinée à accueillir les talibans « repentis ».Quelques centaines de combattants talibans ont répondu à cette invitation mais les responsables sollicités par la démarche présidentielle -les chefs talibans et le fondamentaliste Gulbuddin Hekmattyar, lui-même engagé dans la lutte contre la coalition- n'ont pas saisi la main tendue et entendent poursuivre le combat armé.

Cette tentative de conciliation du Président Karzaï a cependant jeté une certaine confusion parmi les Afghans qui ont souffert du régime taliban : comment dans le même temps promettre des récompenses pour la capture de responsables anti-coalition et engager avec eux des négociations politiques ? Même si l'objectif de réconciliation nationale suppose en effet de tout tenter pour réinsérer tous les acteurs au sein du processus de transition politique, une partie des afghans y ont vu une démarche surtout guidée par un souci communautaire en faveur de l'ethnie pachtoune à laquelle appartiennent les talibans.

Même si la Constitution interdit les partis fondés sur l'ethnie, la langue ou la religion, l'allégeance communautaire ou ethnique risque de l'emporter sans doute encore dans la prise de décision électorale sur toute autre considération.

Il n'est par ailleurs pas de vie politique véritable sans l'existence de partis politiques structurés autour d'un programme. Or ceux-ci sont encore inexistants en Afghanistan : certes, un peu plus de 75 « partis » ont fleuri depuis 2001 à l'occasion des élections réalisées ou à venir, mais ils incarnent bien davantage des intérêts locaux, tribaux ou communautaires, des solidarités issues de la résistance et de la guerre, des intérêts financiers ou de pouvoir local, que de véritables partis de programme à même d'animer une démocratie moderne.

Par ailleurs, si le citoyen afghan a bien intégré le bénéfice qu'il peut retirer de la règle démocratique, plus juste encore à ses yeux que les assemblées traditionnelles,-jirga et choura qui fonctionnent sur la base du consensus-, tel n'est pas le cas de la caste politique dominante qui, aujourd'hui encore, demeure au coeur du système. Si elle comprend désormais les « spécialistes » revenus de l'étranger, elle rassemble surtout leurs rivaux, les anciens moudjahidines. Forts du soutien de leurs communautés et, pour certains, de groupes militarisés, ils entendent bien continuer d'oeuvrer à un partage du pouvoir fondé sur le clientélisme, la solidarité ethnolinguistique, l'achat de soutiens politiques, voire la menace envers les populations qu'ils contrôlent.

Enfin, la démarche politique suivie par le président Karzaï lui-même n'est pas de nature à stimuler le processus de maturation démocratique. Comme il l'a indiqué à votre délégation, M. Karzaï a érigé comme doctrine le refus de constituer un parti politique pour le soutenir, se voulant « au-dessus de la mêlée », alors même que l'opposition a constitué une coalition contre son pouvoir 5 ( * ) . Cette démarche, combinée aux règles constitutionnelles qui l'obligeront pour agir à avoir l'aval de l'Assemblée nationale ou de la chambre du Peuple, le contraindra chaque fois à quémander des soutiens ponctuels qu'il devra honorer d'une manière ou d'une autre par des promesses de récompenses, des nominations honorifiques ou autres faveurs, ce qui ne permettra pas le développement d'un réel processus démocratique.

* 5 Cette coalition dénommée « Tafahhom e melli » regroupe onze partis -mouvements tadjiks, hazaras et pashtouns- et peut être considérée comme l'héritière partielle de l'ancienne Alliance du Nord.

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