C. PRÉSENTATION DE SON RAPPORT PAR MME JOSETTE DURRIEU : LES DÉVELOPPEMENTS DANS LE GRAND MOYEN-ORIENT (DOC. 1894) (Mercredi 15 juin 2005)

Mme Josette Durrieu, S énatrice, a présenté le Rapport élaboré au nom de la commission politique en ces termes :

« Pour poursuivre dans le registre des remerciements, j'adresse un immense merci à M. Floris de Gou, notre précieux collaborateur de la Commission politique de l'Assemblée, pour le travail que nous avons accompli ensemble durant de si longues semaines, dans un espace aussi vaste et dans d'aussi bonnes conditions. Merci aussi à l'Assemblée de nous avoir donné la possibilité de nous consacrer à un domaine aussi passionnant.

« S'agissant du Grand Moyen-Orient, je m'efforcerai d'aller à l'essentiel, ce qui n'est pas facile. Le sujet est immense, complexe, et faire émerger ce qui peut paraître le plus important à retenir dans l'immédiat - parce que tout bouge - n'est pas simple. C'est un exercice de synthèse un peu difficile.

« Ce sont les Américains qui ont pris l'initiative de ce projet de Grand Moyen-Orient et ont donné son nom à cette démarche politique nouveau au moment du G8 de Sea Island en février 2004, un certain nombre d'initiatives devant d'ailleurs être prises en cette même année. Dans un premier temps, pour les Américains et les partenaires du G8, le Grand Moyen-Orient était constitué du monde arabe, c'est-à-dire l'ensemble des pays de la Ligue arabe, au nombre de vingt-deux. Très vite, cet espace s'est élargi à la Turquie, qui n'est pas arabe, à Israël, et également aux pays du Maghreb. Ce Grand Moyen-Orient, dont il est difficile de définir les limites, s'étend donc probablement de la Mauritanie à l'Afghanistan, incluant aussi tout ce qui se situe au Sud, jusqu'au Yémen et au-delà.

« Dans cet espace, les Américains pensaient - à juste titre - que le moment était venu d'initier une démarche nouvelle de développement à la fois économique, démocratique, social, culturel, et que l'une des autres façons de combattre le terrorisme résidait ailleurs que dans la force.

« L'initiative est en soi intéressante. Elle constitue un défi, probablement un pari. De nombreux commentaires ont été faits, par ceux qui ont reçu le message, sur la crédibilité d'une telle démarche des Américains qui voulaient carrément, dans ce grand ensemble, changer le milieu, selon une démarche nouvelle, et positive en soi, de transformation de ce milieu, une autre façon de lutter contre le terrorisme.

« Où en est l'Europe par rapport à cette démarche ? Elle avait, avant, déjà pris d'autres initiatives allant dans le même sens, notamment dans le cadre du processus de Barcelone en 1995, au point mort depuis, probablement par suite du conflit israélo-palestinien, ou pour d'autres motifs.

« Qu'a fait l'Europe en 2004 ? Après cette initiative américaine, elle a décidé d'agir en réactivant notamment le processus de Barcelone et en fixant un objectif 2005-2010 afin de faire progresser la situation dans les domaine économique, démocratique, culturel et social dans ces pays de l'espace méditerranéen.

« En juin 2004, l'Europe a pris une autre initiative en lançant « la politique européenne de voisinage », dont il a été question hier lors de l'audition de Mme le Premier ministre d'Ukraine, qui a fait référence aux plans d'action que l'Europe met en place.

« Nous sommes un peu à la remorque des initiatives américaines, bien qu'ayant généré nos propres actions avant.

« Comment les Arabes réagissent-ils à cela ? Des doutes, pas de rejet systématique. Ils expriment des doutes, c'est certain, et surtout un certain nombre d'observations, essentielles. Ils insistent sur le partenariat et la coopération, le dialogue et ne veulent pas de réformes imposées de l'extérieur. Ils insistent sur un certain nombre de points, comme le dit le Président de la Ligue arabe, M. Moussa : « On parle aux Arabes, on ne touche pas à l'Islam ». Voilà, tracé, le sujet et ses contours.

« Si, dans ce grand espace en question, j'ai essayé de dresser un état des lieux - ce que vous faites régulièrement dans votre cheminement par rapport aux informations que vous recevez - celui que je fais pour l'instant portera essentiellement sur deux aspects car, à ce jour, on peut dire qu'il est des points qui font consensus, des points sur lesquels tout le monde est à peu près d'accord : on veut lutter contre le terrorisme, régler le conflit israélo-palestinien, bien sûr, on ne veut pas de la prolifération nucléaire, on veut stabiliser la région, on pense qu'il faut faire des réformes. Trouver des accords sur ces points n'est pas extrêmement difficile.

« Mais, dans cet espace, je voudrais insister sur quelques points car les situations évoluent dans deux pays : l'Irak et le Liban.

« Vous suivez comme moi l'actualité : elle va très vite ! Si j'avais à résumer, pour faire émerger les considérations à retenir sur l'évolution dans ces deux pays, je dirais qu'en termes politiques, les réponses que l'on apporte à la stabilisation politique en Irak ou au Liban tournent autour de compromis, trouvés souvent difficilement, autour des forces religieuses. Les réponses politiques se structurent autour des forces religieuses.

« En Irak, on l'a vu, c'est une inversion de situation. Les Chiites dominent, les Sunnites sont les grands perdants. Mais un équilibre est trouvé entre Chiites, Sunnites et Kurdes. Les Chiites ont le Premier ministre, les Sunnites, le Président de l'Assemblée nationale et les Kurdes réclament la Présidence de l'Etat. Un équilibre fragile, sûrement, mais reposant essentiellement sur des forces religieuses et des identités nationales.

« Au Liban, on cherche encore aujourd'hui un équilibre mais qui, la situation évoluant, pourrait bien nous surprendre. En tout cas, c'est autour d'un équilibre religieux que pourrait se stabiliser, ou se dégrader, la situation. Contrairement à ce que l'on pouvait prévoir, quatre blocs ont émergé des dernières élections qui ne sont pas encore tout à fait finies puisqu'elles s'achèvent le 19 juin. Quatre forces à peu près égales maîtrisent en ce moment le Parlement : Hariri, sunnite, dix-neuf postes sur cent vingt-huit ; Hezbollah, chiite, vingt-trois postes ; Druzes, dix-neuf et l'ex-Président Aoun, chrétien, vingt et un - c'est la surprise. Donc, dans ces deux pays, des équilibres religieux à chercher dans les réponses données. La situation est fragile.

« Deuxième remarque : l'islamisme. Quelle est la place de l'islamisme dans ces pays et dans ces situations stabilisées ? C'est une question majeure, surtout quand les forces islamistes sont aussi des mouvements de résistance comme le Hezbollah au Liban, par exemple, le Hezbollah ou le Hamas en Palestine, dont je reparlerai tout à l'heure. Quelle est la place de l'islamisme dans ces processus nouveaux de recherche de démocratie ?

« Troisième remarque, la présence des forces étrangères et leur retrait.

« C'est vrai pour l'Irak : les Américains partiront. C'est vrai pour la Syrie : au Liban, les Syriens sont partis - pas complètement, semble-t-il. Et c'est vrai pour d'autres : les Israéliens sur le Golan, les Israéliens en Cisjordanie.

« Tant en Irak qu'au Liban, la présence des forces étrangères est un problème. Je veux quand même, pour l'objectivité des choses, et pour la compréhension politique de la situation, rappeler que la Syrie était au Liban de par les accords de Taëf de 1989. Leur présence correspondait à une demande. Leur départ correspondait à une demande également : la Résolution 1559. Tel n'est pas le cas pour la présence des Américains en Irak, des Israéliens sur le Golan ou en Cisjordanie.

« Dernière remarque, la réconciliation nationale dans ces pays est difficile, l'unité nationale aussi. Que restera-t-il après les élections au Liban du Printemps libanais ? A nous de suivre les événements en restant optimistes.

« Dans cette zone, dès lors que l'on considère qu'en Irak et au Liban les choses évoluent de la façon que j'ai essayé de vous décrire, je voudrais insister sur les trois menaces qui persistent et qui déstabilisent toujours cette région : le conflit israélo-palestinien, la Syrie, l'Iran et le nucléaire.

« En ce qui concerne le conflit israélo-palestinien aujourd'hui, il faut suivre l'évolution du plan Sharon, qui est une démarche unilatérale. Elle se superpose à l'initiative du Quartet et à la feuille de route.

« Le plan Sharon c'est, premièrement, une phase de retrait de Gaza, des quatre colonies de Cisjordanie et la libération des prisonniers - plus de 900 aujourd'hui. Gaza représente 1 200 000 Palestiniens pour 700 à 800 000 Israéliens seulement. L'équation politique de Sharon, à l'évidence, c'est « plus de terres, moins d'hommes, de Palestiniens ». On libère Gaza, mais surtout 1 200 000 Palestiniens et, en même temps, on poursuit la colonisation illégale par la prise de terres, condamnée par des résolutions de l'ONU. Aujourd'hui, les Israéliens sont présents en Cisjordanie dans 138 colonies, qui représentent 245 000 Israéliens.

« Le plan Sharon, c'est donc une première phase de retrait de Gaza et des quatre colonies de Cisjordanie. Personne ne sait aujourd'hui ce qu'il adviendra de la phase 2, de la phase 3, de la feuille de route. La phase 2 était la mise en place, puis la création d'un Etat palestinien dans des limites provisoires. La phase 3, l'accord final, y compris sur Jérusalem et la fin du conflit.

« Les témoignages que nous avons reçus, très forts, très nombreux - nous les avons retranscrits tels quels dans les documents - vont quasiment tous dans le même sens : Sharon veut des accords transitoires. Il ne veut pas d'accords définitifs.

« Nous suivrons l'évolution de cette situation. L'Europe aura, à un certain moment, son rôle à jouer. Ce conflit est le noeud de tout. Il est au coeur du terrorisme. Il est au coeur de la déstabilisation de l'ensemble et pas seulement de la région de proximité.

« En ce qui concerne l'Etat palestinien, dans ces conditions, on peut se poser les questions suivantes : quelles limites ? Quelle souveraineté ? Quelle continuité ? Quelle viabilité ? Quand je dis : quelle continuité, on sait très bien aujourd'hui que c'est une somme d'îlots entourés de murs, reliés souvent par des ponts ou par des tunnels. Aujourd'hui, la Cisjordanie n'est pas reliée à Gaza et la liaison n'est pas dans le plan de Sharon. De même, la relance de l'aéroport ou du port de Gaza n'est pas prévue.

« Aujourd'hui, le Président Abbas est dans une situation qui n'évolue pas forcément beaucoup. Elle n'évolue pas non plus négativement, mais les élections du 17 juillet sont reportées. Le Président est pris dans ce double étau politique que constitue le Fatah, parti politique créé par son prédécesseur Arafat avec le consensus des Israéliens, et le Hamas, mouvement de résistance islamique, extrêmement redoutable mais qui est entré dans le domaine politique puisqu'il a remporté un certain succès aux dernières élections municipales, notamment à Gaza.

« La communauté internationale, par rapport à ce conflit, devra intervenir. L'Europe seule ne peut rien faire, la demande est très forte. L'Europe ne fera rien tant que les Américains ne diront pas de façon très claire ce qu'ils veulent. C'est par le biais d'une conférence internationale et probablement la présence d'une force internationale qu'une solution globale et durable pourrait être trouvée un jour dans cet espace.

« La Syrie, quant à elle, espace dangereux, pays de « l'axe du mal », Etat voyou accusé de l'assassinat de Hariri, ancien Premier ministre libanais, a été chassée du Liban, même si ce n'est pas complètement, et si elle est probablement encore présente dans certaines zones, y compris avec ses services de renseignement, et une partie de son territoire sur le Golan est occupée.

« Le régime est dictatorial. Le Baas est un parti unique. La Syrie soutient ouvertement le Hezbollah et le Hamas. Bref, la Syrie est un pays menacé, mais cette menace qui pèse sur elle représente une menace pour l'ensemble du monde arabe qui jouit d'une grande solidarité. Il faut interpréter ou apprécier l'isolement qu'on est susceptible de lui imposer, parce que la Syrie constitue un problème.

« L'Iran : autre pays de l'« axe du mal » et menace nucléaire.

« Vous suivez cela dans l'actualité. L'Iran veut la bombe et il est très prêt de l'avoir. L'enrichissement de l'uranium fait partie de la richesse immédiate et les choses avancent très vite. Pourquoi veut-il la bombe ? L'Iran considère qu'elle garantit sa sécurité contre Israël qui la possède. L'Iran considère qu'elle assure la stabilité de la région parce qu'il y jouera un rôle essentiel et qu'il sera un pôle d'influence.

« Naturellement, dans le cadre de la non-prolifération, et à juste titre, tout le monde s'inquiète, y compris l'ensemble des pays arabes qui expriment vraiment leur inquiétude. D'où les négociations qui se sont engagées à l'initiative de trois pays - France, Angleterre, Allemagne - et malgré les Américains qui, à un certain moment, envisageaient de régler le problème seuls. Pour eux, la solution passe, quelles qu'en soient les modalités, par la destruction totale. Les Américains ne veulent pas une suspension du processus, ils veulent un arrêt définitif. Quand on se rend aux Etats-Unis, on en revient convaincu.

« Dans l'immédiat, des négociations ont lieu qui peuvent aussi aboutir, et c'est donc une bonne chose qu'elles se poursuivent. Les Iraniens résistent. Ils poursuivent, forts de leurs droits légitimes, la recherche en matière de nucléaire civil. Ils disent qu'ils sont en mesure de suspendre leurs recherches, mais refusent de déclarer qu'ils les arrêteront définitivement. Ils veulent beaucoup de garanties, beaucoup de contreparties - entrer à l'OMC, etc. Ils ont probablement raison de négocier comme cela. La situation demeure très tendue. Pour l'instant, les choses n'avancent pas. Les Américains ne pensent pas que ces négociations puissent aboutir.

« Que peut-on faire aujourd'hui ? La question est posée. Il faut négocier, négocier ! D'aucuns disent que l'Iran pourrait être un des éléments à intégrer dans le processus de stabilisation. Sous quelle forme ? Cela reste à définir. Ils ne reconnaissent pas l'existence d'Israël.

« Il convient, à cet égard, de dénoncer la prolifération, et surtout le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires qui ne maîtrise plus rien. Chaque réunion se solde par un échec. La semaine dernière à New York, les puissances n'ont pu se mettre d'accord sur une redéfinition de la notion de prolifération et décider de la place à accorder dans ce Traité à tout ce qui est civil dans cette recherche nucléaire.

« Une chose est sûre aujourd'hui, deux pays, dans cette zone, sont susceptibles d'avoir la bombe : Israël et l'Iran. Leurs voisins - le Pakistan et l'Inde - l'ont déjà. Alors, certains, peu nombreux, posent comme un sujet de réflexion que l'existence des deux bombes constitue une forme de dissuasion et un équilibre qui peut préserver l'avenir. Les plus sages estiment que la réponse définitive sera, un jour, la dénucléarisation de la région tout entière. Mais cette notion de deux poids deux mesures - un pays autorisé, l'autre poursuivi - est extrêmement difficile à assumer politiquement. Très souvent, revient dans la discussion cette inégalité de traitement. Il s'agit d'un vrai problème, éminemment dangereux. Je ne sais pas si nous sommes dans un cercle vicieux ou vertueux, une chose est certaine, c'est que cette spirale iranienne est incroyablement dangereuse et qu'il y a - et elle s'exprime très fortement - une solidarité musulmane qui s'affirme. Par conséquent, cette affaire est à suivre et, dans l'immédiat, on ne perçoit pas de signes très positifs. Encore une fois, que les négociations se poursuivent !

« Ma dernière remarque a trait aux réformes.

« Tout le monde y aspire, tout le monde les réclame. Des pressions viennent de l'intérieur, d'autres de l'extérieur. Des gages sont donnés. L'Egypte rafistole sa loi électorale au moment des présidentielles. Ce sont des gages donnés aux Américains. On perçoit des frémissements. A l'évidence, des réformes sont engagées partout dans les pays du Golfe et au Yémen et je ne parle pas des pays qui, comme la Turquie, ont engagé depuis longtemps des réformes. Des élections ont lieu un peu partout. Le sort des femmes bouge un petit peu partout. Au Koweit, une femme vient d'être nommée, dimanche dernier, ministre de la planification et secrétaire d'Etat. A Barheïn, depuis 2002, on accepte les femmes au Parlement. Au Qatar, elles vont pouvoir voter en 2006. J'ai été à la fois étonnée et réconfortée d'apprendre que, depuis deux jours, les femmes ont le droit de conduire en Arabie. Ainsi, une interprétation de la loi religieuse vient de faire dire au Conseil consultatif, à une très grande majorité, que les femmes allaient pouvoir conduire et que, peut-être, on envisagerait de les faire voter.

« Les choses bougent ! Je ne crois pas que ces démocraties sans démocrates engendreront de grands bouleversements, mais je constate malgré tout que les choses bougent.

« Posons-nous, pour terminer, une ou deux questions qui sont importantes. Elles ont trait à la démocratie et à la religion puisque, au coeur de tout, il y a l'Islam.

« D'une façon générale, la démocratie et la religion sont-elles compatibles ? A l'évidence, elles sont compatibles. Il y a longtemps qu'existent, dans nos démocraties occidentales, des partis démocrates chrétiens et autres.

« La démocratie et l'Islam sont-ils conciliables ? La réponse est « oui ». Nous avons pu collecter d'autres informations. Ainsi, dans une banque à Bahrein, nous avons étudié le fonctionnement du système bancaire en vertu de la loi religieuse. Nous avons vu quelles étaient les interprétations qui pouvaient être faites pour que, dans le domaine financier, on puisse avancer sans interdits. Ce que je viens de dire sur les femmes en Arabie démontre qu'une certaine souplesse se fait jour et existe depuis longtemps, à l'évidence, dans d'autres pays ; je pense en particulier à la Turquie depuis les lois kémalistes, à l'Algérie, au Maroc qui, depuis un ou deux ans, a modifié fondamentalement le code de la famille. Donc, je ne pense pas que l'Islam et la démocratie soient incompatibles.

« Des preuves nous sont données. Cela dépend de ceux auxquels il appartient de définir dans leur pays la démocratie par des modèles. Or, s'il y a des références, il n'y a pas de modèle. Chacun peut trouver un modèle de référence. En revanche - j'anticipe là sur le débat des amendements - si on prétend entrer dans un processus démocratique, il faut que la loi civile s'impose face à la loi religieuse, car la loi religieuse inspire grandement les lois de ces pays. Elle les inspire même profondément.

« Dans une société démocratique, les restrictions prévues par la loi constituent des mesures nécessaires à la sécurité publique, à la protection de l'homme, à la santé ou à la morale publique. C'est d'ailleurs inscrit dans l'article 9 de notre Convention des droits de l'homme. Il convient de prendre garde à la formulation, car il ne faudrait pas rendre nos textes incompatibles avec les principes que nous avons adoptés.

« J'aborderai maintenant l'islamisme et la résistance islamique, car c'est là que réside le problème. Il existe des groupes de résistance islamistes armés : les Frères musulmans en Egypte qui ont vu le jour dans les années 1920, le FIS en Algérie, le Hamas en Palestine et le Hezbollah au Liban. Ils font souvent la guerre et, par là même, touchent dramatiquement des populations civiles, ce que nous condamnons. Si nous ne condamnons pas la résistance - nous l'accompagnons d'ailleurs souvent - en revanche, nous condamnons certaines pratiques systématiques de certains groupes. L'intégration politique des mouvements radicaux est le défi aujourd'hui dans tous ces pays. Il est probable que leur place se trouve à l'intérieur de la société, mais à deux conditions ! D'une part le désarmement - c'est ce que demande la Résolution 1559 pour le Hezbollah ; d'autre part, le respect de l'Etat de droit. C'est seulement à ces deux conditions que de tels mouvements s'intégreront dans une société civile. Ils respecteront l'Etat de droit et, par conséquent, le processus démocratique.

« Quel rôle pour l'Europe ? C'est un défi. L'Europe a une mission qu'il lui est demandé de remplir. On invoque l'Europe. C'est assez dramatique. Nous savons ce qu'elle est, nous savons quelle est sa force, nous savons aussi ses pouvoirs limités. Il n'en reste pas moins que nous avons une mission. Nous devons vraiment mener une action forte pour qu'une conférence internationale puisse conduire cet espace à un accord final, définitif et à une paix juste. Il faut que nous replacions la Méditerranée au centre de nos débats. Je rappelle qu'en 1975, à Helsinki, le document final formulait ceci : « La sécurité de l'Europe doit être considérée dans le cadre de la stabilité du monde et liée à la sécurité du bassin méditerranéen ». L'espace arabo-musulman du Grand Moyen-Orient est essentiellement l'espace méditerranéen. Pour l'Europe, il est l'origine de toute son histoire, de sa civilisation. C'est à nous que revient la mission d'éviter le choc des civilisations par la rencontre des civilisations. Et je pense que c'est maintenant. »

Après la présentation de son Rapport et les interventions de plusieurs membres de l'Assemblée, Mme Josette Durrieu a répondu aux orateurs en ces termes :

« Je remercie tous nos collègues qui ont enrichi le rapport par leurs interventions. Je vais tenter de répondre à certains d'entre eux dans la mesure où, à partir du moment où les problèmes sont posés, nous avons l'occasion de commencer à engager les débats.

« Le mot « laïcité » n'est pas traduit en anglais. Cela veut donc dire qu'il n'est pas répandu dans le monde. J'ignore comment il est né en France mais, en tout cas, pour nous, il a cent ans (et on pourrait trouver ses origines jusque dans la Grèce antique, avec la naissance de l'idée d'organisation politique de la cité).

« En tout cas, il y a cent ans que la fameuse loi de 1905 a posé le principe de la laïcité. Or ce mot n'est pas compris, en tout cas, par l'Europe. J'aimerais m'adresser à ceux qui en ont parlé, en particulier nos collègues MM. Gubert et Gaburro, en leur indiquant que d'autres, notamment MM. Bilgehan et Mercan, Turcs tous les deux, ont répondu mieux que moi, étant aussi bien placés que moi pour cela.

« Qu'est-ce que la laïcité ?

« Ce n'est surtout pas un combat ni un affrontement. C'est le respect de toutes les religions, de toutes les idées philosophiques et politiques. Et parce qu'on les respecte et que l'on ne veut pas qu'elles s'opposent, on dit que la liberté de penser et de conscience est l'affaire privée de l'individu, qui a tous les droits en ce domaine. D'où cette notion de sphère privée et de droits privés qu'on lui consent quand on parle de « liberté de conscience et de liberté de pensée » ; il y a ensuite la sphère publique et nous séparons ces deux espaces en affirmant, d'une part, que l'individu a tous les droits dans son domaine privé, d'autre part que le domaine public définit les siens mais ne doit pas contrarier ceux, privés, de l'individu.

« La laïcité telle que nous la concevons dira - après, mais seulement après, avoir défini l'espace privé et l'espace public - qu'on sépare les Églises de l'État, parce que toutes sont respectables et ont le droit d'exister. Aucune ne doit dépendre de l'État et aucune n'a à être éliminée par l'Etat. Mais le principe fondamental de la laïcité tel que nous l'avons défini, ce n'est pas : d'abord, on sépare les églises de l'Etat, c'est : d'abord, on sépare l'espace privé de l'individu, à qui on confère tous les droits, de l'espace public, qui n'a pas le droit de les contrarier.

« Donc, ce mot n'est pas compris. J'ai éprouvé un sentiment de surprise, je vous le livre : au Conseil de l'Europe où nous sommes tous, nous ne parlons jamais de laïcité parce qu'on considère que c'est une spécificité française et turque et que ces deux pays se sont différenciés. Les autres ne s'y reconnaissent pas. On n'aborde jamais le mot, il serait incompris. Or, j'ai constaté avec surprise, je le dis ici, que dans tous les pays musulmans où nous sommes allés, ce mot est au coeur du débat. Il est repris au Yémen et, bien sûr, en Tunisie, en Algérie ; je ne parle plus de la Turquie. Je la mets complètement à part car elle a une antériorité par rapport à tout le monde. Il est repris en Palestine, en Irak, puisque l'Irak était laïque. Il est repris, de temps en temps, au Liban puisque le Président en place actuellement l'a réaffirmé récemment.

« Curieusement, je constate que les pays musulmans n'ont aucun problème avec ce mot et la philosophie qu'il véhicule. Alors, il ne faudrait pas que nous en ayons dans nos pays judéo-chrétiens européens tout simplement parce que nous refusons de lui rendre le sens étymologique qui est le sien. La laïcité, c'est le respect de toutes les religions, de toutes les idées. Après, on bâtit le reste !

« Je remercie Mme Bilgehan, notre collègue Députée de Turquie, de l'avoir dit. Son témoignage est plus fort que le mien.

« Pour répondre à un autre intervenant, le problème de la relation de l'individu, voire du citoyen à sa religion fondatrice, est d'actualité. Je suis fondamentalement tolérante ! Soyons-le tous. J'ai une culture chrétienne et catholique. Je souhaite qu'on encadre aujourd'hui, dans la loi civile, l'espace de chacun : ce qu'on m'autorise à faire et ce qu'on m'interdit. Je ne veux pas être en reste dans ce domaine. Je n'imposerai rien, mais je revendiquerai à un certain moment mes droits, quel que soit le positionnement religieux.

« Quelle n'est pas ma surprise quand on évoque le problème de l'avortement, qui n'est pas traité dans ce document. Je ne l'ai pas du tout posé. C'est un autre débat. Il a implicitement sa place, mais ce n'était pas forcément le moment de l'aborder. Je ne l'ai pas fait.

« La seconde partie de la même intervention pose le problème de la redéfinition de la sphère privée en matière religieuse. Pour le reste, je ne m'y reconnais pas parce que je n'ai pas abordé le problème de l'avortement. Si un jour je l'aborde, vous serez surpris de mes positions. Je vous le répète, je suis libre d'esprit et très tolérante, il y a un certain nombre de choses que j'accompagne avec courage.

« Il faut s'entendre sur le mot laïcité, je souhaite que chacun soit libre de sa propre décision à l'égard, non seulement de certaines interdictions, mais surtout de certains droits. Ce débat est important. Il faut que nous le reprenions au Conseil de l'Europe. Il faut débattre de la laïcité. Il ne faut pas rester sur des malentendus. Il faut en parler et nous efforcer de bien nous comprendre.

« Lord Judd a souligné que « faire la paix », c'est une idée forte, c'est vrai. Faire la paix, cela demande une volonté et des efforts. C'est à cela que nous sommes confrontés dans ce Moyen-Orient : faire la paix. Les protagonistes aujourd'hui sont dans l'impossibilité de s'en sortir. Il faudrait une Conférence internationale juste, reconnaissant le passé, l'histoire, les lourdeurs de ce passé, de cette histoire, de chacun des deux peuples et de tout ce qui les environne pour parvenir au compromis qui sera le plus juste, étant entendu qu'il ne satisfera jamais personne. Je crains qu'aujourd'hui, nous ne prenions des voies détournées pour y arriver. Les chemins que l'on prend et tout ce qui se passe là-bas alourdissent le processus et nous ne débouchons pas sur une solution qui pourra être durable, je le crains.

« Certains ont eu le courage d'aborder le problème de la Turquie. Ce n'est pas l'objet du débat de ce jour ni le référendum en France. Pourtant, cela a transversalement nourri tous les débats. Le problème est posé. Aussi, je complèterai effectivement le document pour y préciser que la Turquie, se sentant proche des valeurs européennes et d'une perspective européenne, a formulé sa demande d'adhésion. C'est une réalité. Je ne vais pas dire s'il faut être pour ou contre.

« Je peux dire, à ce titre personnel, que je suis pour l'adhésion de la Turquie. Je le suis pour plusieurs raisons, politiques et stratégiques. Je le suis pour des raisons essentiellement politiques, parce que ce pays est intégré à notre culture et à notre histoire.

« Politiquement, il est intégré à notre histoire. Il est l'un des pays fondateurs du Conseil de l'Europe. Ce ne peut pas être le fait du hasard.

« La Turquie contrôlant les détroits du Bosphore et des Dardanelles, la mer Noire et son entrée dans la mer Méditerranée, Churchill considérait qu'elle devait toujours être dans l'espace européen.

« Pour toutes ces raisons, plus celles liées à la culture et au fait religieux dont nous parlions, la Turquie est le pays probablement le plus proche de nous. Son code civil a été adopté en 1926, le vote des femmes en 1934 alors qu'en France, il ne l'était qu'en 1946 et l'avortement en 1982. C'est vrai, la Turquie est prête à rejoindre les pays du reste de l'Europe.

« Ce sera un débat. Est-ce que la place de la Turquie est, politiquement, historiquement, culturellement, religieusement, plus du côté de l'Europe ou plus du côté des pays musulmans ? Je ne sais pas en fonction de quoi certains feront le choix. Moi, je l'ai fait pour des raisons politiques, et je dirai, stratégiques. Que la Turquie soit un pays de 60 millions de musulmans ne me gêne pas du tout. Ce n'est par conséquent pas le fait religieux qui deviendra pour moi un problème dans l'appréciation politique que j'aurai à porter.

« Lord Judd a parlé d'« opportunisme coupable » à propos d'Israël, de la Palestine et de l'Iran. Il a même employé le terme de « cynisme » pour qualifier ce trafic d'armes qui nourrit toutes ces situations. Il a raison d'utiliser le terme de double langage à propos de l'Iran et du problème nucléaire. Les Iraniens parlent de « deux poids, deux mesures ». Il conviendra d'être clair à ce sujet. Nous le serons dans cinq ans, puisque le sommet qui s'est tenu la semaine dernière à New York s'est soldé par un échec et que le prochain sommet se tiendra à Vienne dans cinq ans. Ce sera l'occasion de procéder à un réexamen du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires. Lord Judd a eu raison de parler d'arrogance. Cette politique de « deux poids, deux mesures » est pour le moins assez insoutenable.

« J'approuve pleinement ceux qui avancent qu'il faut une vision pour cette Europe et que l'Europe a un rôle essentiel à jouer, sûrement supérieur à celui des Etats-Unis. En effet, si l'on fait confiance à l'Europe aujourd'hui, on a du mal à faire confiance aux Américains. A l'évidence, il nous faut une vision européenne, une inspiration européenne, du courage probablement, si nous voulons prendre les initiatives que l'on attend de nous. »

À la fin du débat, la Recommandation a été adoptée, à l'unanimité, sous le n° 765 .

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