B. UNE MISE EN oeUVRE N'OBÉISSANT À AUCUNE COHÉRENCE

On chercherait vainement un commun dénominateur aux considérations ayant jusqu'à présent présidé à la création des vingt-quatre agences de régulation que compte aujourd'hui la Communauté européenne. Les appels répétés de chaque composante du « triangle institutionnel » à une « rationalisation » et à une « meilleure cohérence » dans la création des agences sont à cet égard éloquents... et ce jugement ne peut qu'être partagé par l'observateur (un tantinet audacieux) qui se penche sur leur organisation interne (1), leurs missions (2) et les relations qu'elles entretiennent avec les institutions (3). À ces considérations s'ajoute l'épineuse question de la responsabilité au sein de la fonction exécutive (4).

1. L'organisation interne des agences

Quelques exemples suffiront probablement à démontrer toute la pertinence du jugement de la Commission européenne lorsqu'elle parle d'un « manque manifeste de cohérence et d'uniformité » .

a) La composition du conseil d'administration

Le nombre de membres composant les conseils d'administration des agences varie du simple au quintuple : de quinze pour l'Agence européenne de sécurité des aliments à environ quatre-vingt pour les agences associant les partenaires sociaux (Centre européen pour le développement et la formation professionnelle, Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de travail, Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail). Comme l'écrivait la Commission dans son livre blanc sur la gouvernance européenne, le problème essentiel, pour la composition des conseils d'administration, vient d'une « représentation surdimensionnée des États membres » , qui, sauf pour l'Agence européenne de sécurité des aliments, ont tous un représentant au sein du conseil d'administration.

Cette situation conduit à des structures pléthoriques, qui ne peuvent délibérer dans des conditions optimales. Par ailleurs, toujours selon la Commission, « le fait que tous les États membres soient représentés dans les conseils d'administration incite leurs représentants à agir généralement en tant que défenseur des intérêts nationaux » . La situation confine enfin aux limites de l'ubuesque, voire du ridicule, lorsque l'on constate que la fermeté des États à disposer chacun d'un ressortissant conduit, par exemple, à la représentation au conseil d'administration de l'Agence ferroviaire de pays qui n'ont pas de chemins de fer...

b) Le fonctionnement du conseil d'administration

Le même manque de cohérence se constate au niveau du fonctionnement des conseils d'administration, en particulier en ce qui concerne les systèmes de vote. La règle pour l'adoption d'une décision par le conseil d'administration est tantôt la majorité absolue des membres ayant le droit de vote (Agence européenne pour la gestion ou la coopération opérationnelle aux frontières extérieures...), tantôt les deux tiers des membres disposant du droit de vote (Agence « Galileo », Agence pour la sécurité maritime...), tantôt les deux tiers des suffrages exprimés (Observatoire européen des phénomènes, racistes et xénophobes), etc.. Ces règles hétérogènes connaissent elles-mêmes des exceptions, plus ou moins nombreuses et conçues différemment selon les agences !

c) Le régime linguistique

Faute pour les institutions européennes d'avoir pu ou voulu trancher en faveur d'un régime linguistique type pour les agences européennes, c'est au cas par cas que celui-ci est défini (quand il l'est) : tantôt le législateur a renvoyé purement et simplement au régime linguistique des Communautés (Centre européen pour le développement et la formation professionnelle...) ; tantôt il a laissé le soin au conseil d'administration d'en décider (Agence européenne pour la reconstruction, Agence ferroviaire européenne, Fondation européenne pour la formation... avec, pour cette dernière, la mention selon laquelle le conseil d'administration se prononce à l'unanimité) ; tantôt il l'a décidé lui-même, soit pour poser le principe ou l'égalité de toutes les langues officielles, (Centre de traduction des organes de l'Union européenne), soit, au contraire, pour limiter le régime linguistique interne de l'agence à certaines langues (Office de l'harmonisation du marché intérieur : anglais, français, allemand, italien espagnol).

d) La durée des mandats

Sur ce point également, on chercherait vainement une ligne de conduite cohérente suivie par le législateur pour créer, jusqu'à présent, des agences européennes de régulation. La durée des mandats du conseil d'administration et du directeur va de trente mois (Agence européenne pour la reconstruction), à cinq ans (Agence pour la sécurité maritime, Agence « Galileo », etc..).

L'incohérence atteint son paroxysme dans certaines agences pour lesquelles le législateur a prévu des durées différentes pour le mandat du directeur et celui de membre du conseil d'administration : Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes (3 ans pour le conseil de direction ; 4 ans pour le directeur), Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (4 ans pour le conseil d'administration, 5 ans pour le directeur...).

2. Les missions des agences

La Commission distingue :

- les agences chargées principalement de fournir une assistance sous forme d'avis et de recommandations, qui constituent la base technique et scientifique des décisions de la Commission (voir l'Agence européenne pour l'évaluation des médicaments et l'Autorité européenne pour la sécurité des aliments) ;

- les agences chargées principalement de fournir une assistance sous forme de rapports d'inspection, destinés à permettre à la Commission d'assurer sa mission de « gardienne » du respect du droit communautaire (voir l'Agence européenne pour la sécurité maritime) ;

- les agences dotées du pouvoir d'adopter des décisions individuelles, qui produisent des effets juridiques contraignants à l'égard des tiers (voir l'Office de l'harmonisation du marché intérieur, l'Office communautaire des variétés végétales et l'Agence européenne de la sécurité aérienne).

En fait, on chercherait longtemps une classification étanche des agences, qui ont souvent plusieurs des missions décrites ci-dessus. C'est à cet exercice auquel ont essayé de se livrer les services du secrétariat général de la Commission, jusqu'à présent sans résultat.

On observera au passage que la dénomination extrêmement diverse des agences (agence, office, centre, fondation, observatoire, autorité...) ne traduit aucune différence quant à leurs missions respectives et n'a donc d'autre conséquence que de compliquer davantage la compréhension du système général des agences européennes.

3. Les relations avec les institutions

On retrouve la même hétérogénéité en ce qui concerne les relations que les agences entretiennent avec les institutions et notamment avec la Commission :

a) Pour la nomination du directeur de l' agence

Le rôle de la Commission pour la nomination du directeur peut être :

- nul. C'est le cas pour l'Office de l'harmonisation du marché intérieur, dont le directeur est nommé par le Conseil sur une liste de candidats soumis par le conseil d'administration, au sein duquel la Commission ne dispose que d'un représentant sans droit de vote ;

- presque nul, comme pour l'agence ferroviaire européenne ou l'Agence européenne pour la sécurité aérienne, dont les directeurs sont nommés, par le conseil d'administration, la Commission n'ayant que la possibilité de présenter, éventuellement, des candidats ;

- plus important, lorsque le Conseil d'administration choisit obligatoirement le directeur sur proposition de la Commission (Observatoire européen des drogues en toxicomanies, Fondation européenne pour la formation, etc..) ou, inversement, lorsque la Commission désigne le directeur sur proposition du conseil d'administration (Centre européen pour le développement de la formation professionnelle ou Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de travail).

On observera que la nomination d'un directeur ne donne qu'exceptionnellement lieu à une audition préalable devant le Parlement européen. Tel est cependant le cas pour l'Autorité européenne de sécurité des aliments, pour le Centre européen pour la prévention et le contrôle des maladies transmissibles et pour l'Agence européenne chargée de la sécurité des réseaux et de l'information.

b) Au niveau de la composition du conseil d'administration

La représentation de la Commission au sein des conseils d'administration des agences va de un membre ne disposant pas du droit de vote (Office de l'harmonisation du marché intérieur) à six membres avec droit de vote (Agence de contrôle des pêches).

Le Parlement européen ne désigne souvent aucun membre du Conseil d'administration des agences. Des exceptions, assez nombreuses, ont cependant été prévues, par exemple, pour l'Observatoire européen des drogues et toxicomanies, pour l'Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes ou pour le Centre européen pour la prévention et le contrôle des maladies transmissibles.

La « représentation » des États membres au sein des conseils d'administration des agences est en revanche plus uniforme : à l'exception de l'Autorité européenne de sécurité des aliments, tous les États disposent d'un siège au sein du conseil d'administration de chaque agence.

La présence de représentants des partenaires sociaux dans certaines agences (Centre européen pour le développement et la formation professionnelle, Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail, ...), voire de représentants de pays tiers (Agence européenne pour la sécurité aérienne...), pour nécessaire qu'elle soit, conduit parfois à une dilution de la représentation des institutions au sein des agences concernées.

En définitive, la combinaison de ces divers éléments permet d'affirmer qu'il n'y a pas, loin de là, une composition type du conseil d'administration.

c) Au niveau du programme de travail des agences

À l'exception de l'Office de l'harmonisation du marché intérieur et de l'Office communautaire des variétés végétales, toutes les agences élaborent un programme de travail, par l'intermédiaire de leur conseil d'administration. Sur ce point également, aucune règle de conduite ne se dégage de la pratique suivie jusqu'à présent :

- parfois, la Commission n'est même pas consultée sur le programme de travail : Agence européenne pour l'évaluation des médicaments, Centre de traduction des organes de l'Union européenne, Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes ;

- dans d'autres cas, la Commission donne un simple avis : Agence européenne pour l'environnement, Agence européenne pour la gestion de la coordination opérationnelle aux frontières extérieures... ;

- dans d'autres cas encore, l'avis défavorable de la Commission peut être écartée à une majorité renforcée par le conseil d'administration : Agence européenne pour la sécurité maritime, Agence ferroviaire européenne ;

- parfois, l'accord de la Commission est indispensable : Centre européen pour le développement et la formation professionnelle, Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de travail ;

- enfin, l'adoption du programme de travail de l'Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail fait intervenir deux institutions, puisqu'il est approuvé par le conseil sur avis de la Commission.

4. Un partage artificiel et déséquilibré des responsabilités au sein de la fonction exécutive

La communication de la Commission de décembre 2002 appelait de ses voeux la concrétisation d'un principe qui semble pourtant aller de soi : « dans l'accomplissement de leur mission de service public, les agences doivent (...) assumer la responsabilité des actes qu'elles posent » (sic). Mais la responsabilité pèse en droit sur les épaules de la Commission : celle-ci, faute de pouvoir raisonnablement faire autrement, suit les recommandations techniques des agences ; elle prend donc formellement et endosse une responsabilité pour une décision qui relève en fait bien davantage, pour ne pas dire exclusivement, d'une agence. Ainsi, pour reprendre l'exemple du médicament, la Commission serait-elle considérée comme responsable d'avoir autorisé la mise sur le marché d'un vaccin ayant reçu l'avis favorable de l'Agence et qui se serait, avec le temps, révélé nocif.

Ce décalage entre la pratique et le droit met en évidence la contradiction qui existe trop souvent entre, d'une part, l'argument de visibilité de l'action publique servant à justifier le recours à des agences et, d'autre part, le fait que le responsable désigné ne soit pas le véritable maître de la décision.

*

Parce qu'elle soulève des objections de principe et parce qu'aucune règle claire ne se dégage de la pratique suivie jusqu'à présent par le législateur, la création d'une agence de régulation est toujours marquée du sceau de la méfiance. Saisi d'une proposition tendant à instituer une agence, le législateur se pose aussitôt et systématiquement la même question : est-ce bien nécessaire ! Il est d'ailleurs de bonne politique de s'interroger sur la nécessité d'une nouvelle loi, qu'elle tende ou non à instituer une agence. Mais, en l'occurrence, la formulation de cette question traduit plutôt un préjugé à l'égard d'une initiative qui peut pourtant présenter une utilité. Définir les critères de création, de fonctionnement et de contrôle qui présideront désormais à la création des agences devrait permettre de mieux justifier leur nécessité et d'assurer leur meilleure intégration dans l'organisation générale de l'exercice de la fonction exécutive. Tels sont les enjeux d'un encadrement des agences de régulation.

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