III. PRINCIPAUX IMPACTS ÉCONOMIQUES DE LA LIBÉRALISATION COMMERCIALE

Les simulations réalisées par le CEPII, à l'aide du modèle MIRAGE pour les produits industriels, et MIRAGE-AGRI (développé en collaboration avec l'INRA) pour les produits agricoles, sont présentées intégralement dans l'annexe à ce rapport.

Vos rapporteurs rappellent que ces simulations sont les premières à prendre en compte la différence entre droits consolidés (sur lesquels portent les négociations) et droits appliqués, à un niveau fin de produits, et en tenant compte de tous les accords préférentiels existants (cf. première partie ).

Ces améliorations influencent largement les résultats de l'évaluation du cycle des négociations et débouchent sur des conclusions qui tranchent avec les estimations qui s'appuient sur des hypothèses beaucoup plus simplifiées.

Elles permettent également de s'intéresser à la question de l'érosion des préférences commerciales, point central des négociations en cours.

Les simulations réalisées à l'aide de ce type de modèles doivent cependant être prises avec prudence. Ceux-ci ne sont pas aptes à prendre en compte toutes les spécificités ou particularités de chaque pays.

Par ailleurs, l'actualité de la négociation en cours à l'OMC est très mouvante et les scénarios posés sur la table changent tous les jours. Dès lors, les scénarios simulés par le CEPII, à partir des propositions « Harbinson » 20 ( * ) pour l'agriculture et « Girard » 21 ( * ) pour les produits manufacturés ne sont plus complètement à l'ordre du jour.

Il est donc apparu à vos rapporteurs plus opportun de mettre en évidence le sens des évolutions engendrées par la libéralisation et les enchaînements économiques à l'oeuvre que de présenter des résultats détaillés 22 ( * ) .

Enfin, ces simulations souffrent de quelques approximations inévitables :

- les données sur lesquelles elles s'appuient sont relativement anciennes (2001) ; or différents pays ont baissé leurs droits de douane depuis, en particulier la Chine en entrant à l'OMC : il n'est pas certain que la place prise par ce pays dans le commerce mondial soit complètement appréhendée par ces travaux ;

- de même, la baisse des recettes budgétaires des pays les plus pauvres, dans lesquels les droits de douane peuvent représenter une part importante (10 à 30 % des recettes budgétaires des pays ACP par exemple) ne semble pas prise en compte par ces simulations.

Ces observations ne remettent nullement en cause les tendances de fond mises en évidence par le CEPII et l'amélioration de la compréhension des impacts de la libéralisation à laquelle cet organisme contribue par ces travaux.

A. L'IMPACT DE LA LIBÉRALISATION DES ÉCHANGES DE PRODUITS AGRICOLES

L'agriculture est le sujet central et particulièrement sensible des négociations en cours, celui qui déterminera largement le contenu et l'issue de ces négociations.

En effet, cette activité est restée largement exclue du mouvement d'ouverture commerciale engagé depuis une cinquantaine d'années.

Le tableau 1 présenté dans la première partie (page 20) montre que le taux de protection agricole est en moyenne dans le monde de 19 % (en 2001), quand celui de l'industrie est de 4,2 %.

Les pays de l'OCDE soutiennent également leurs agriculteurs et subventionnent les exportations.

L'OCDE estime à 248 millions de dollars par an en moyenne (années 1999-2001) le montant de ces soutiens. En Europe, les transferts directs aux agriculteurs s'élèvent à quelque 40 milliards d'euros ; l'équivalent aux États-Unis est de l'ordre de 39 milliards de dollars (32,5 milliards d'euros) selon l'OCDE. Ces sommes sont évidemment à même de modifier les conditions de concurrence, et de handicaper les pays en développement sur le marché mondial en annulant l'avantage comparatif dont disposent ces pays dans l'agriculture.

Les pays en développement se sont constitués en front commun et unis pour s'opposer à un accord au cours de la réunion ministérielle de CANCUN en 2003, jugeant insuffisantes les avancées sur la libéralisation agricole.

Fin juillet 2004, à Genève, le « groupe des cinq » (Brésil, Inde, Union européenne, États-Unis et Australie) est parvenu à un accord en vue d'une libéralisation multilatérale des échanges. Ce texte - qualifié d'« historique » par le directeur général de l'OMC - constituait certes un cadre de négociations mais repoussait les décisions les plus difficiles à une date ultérieure... c'est-à-dire lors du Sommet de Hong-Kong du 13 décembre et les semaines décisives qui vont suivre.

La Banque mondiale et, à des degrés divers, la plupart des travaux menés sur le sujet (cf. encadré ci-après pour un résumé de ces travaux) concluent à un impact substantiel de la libéralisation agricole sur le « bien-être » mondial, et en particulier celui des pays en développement.

En 2004, la Banque mondiale évaluait à 369 milliards de dollars (au prix de 1997) l'impact de cette libéralisation 23 ( * ) dont plus des deux tiers (240 milliards de dollars) pour les pays en développement.

En outre, la libéralisation aurait un effet très positif sur la pauvreté en raison de la baisse des prix des produits de première nécessité liée à la réduction des droits de douane et de la meilleure rémunération du travail agricole liée à l'augmentation de la production locale.


LES EFFETS DE LA LIBÉRALISATION DU COMMERCE AGRICOLE :
PRINCIPAUX RÉSULTATS DE DIFFÉRENTES SIMULATIONS 24 ( * )

Les résultats des différentes simulations effectuées par les organisations internationales et par des universitaires suggèrent que plus la libéralisation des échanges est importante, plus les gains sont élevés au niveau mondial. Ce résultat traduit essentiellement une amélioration de l'efficacité de l'allocation des ressources. La baisse des droits de douane est l'aspect qui engendre les gains les plus élevés dans la plupart des cas, bien au-delà de la baisse des subventions à la production, et plus encore que l'élimination des subventions aux exportations.

Les scénarios peuvent certes différer, mais les simulations réalisées avec des modèles d'équilibre partiel suggèrent que des gains mondiaux de richesse réelle situés entre 8 et 18 milliards de dollars résulteraient d'un accord modeste comme le sera probablement celui du cycle de Doha - Poonyth et Sharma (2003) ; Laird et alii (2004) ; Hoekman et alii (2002) -.

Les modèles en équilibre général donnent des gains quelque peu supérieurs, compris selon les scénarios entre 15 et 80 milliards de dollars - Diao et alii (2001) ; Beghin et alii (2002) ; Achterbosh et alii (2004) -. Des scénarios plus ambitieux de libéralisation, comme la suppression totale des aides et droits de douane, donnent des gains plus élevés, généralement entre 80 et 130 milliards de dollars - Tokarick (2003) ; Francois et Alii (2003) ; Cline (2004) -. La Banque mondiale (2004) trouve des gains très élevés, par rapport aux autres études dans une optique dynamique (369 milliards de dollars pour une libéralisation très ambitieuse du commerce agricole) et, autre point de singularité, essentiellement au bénéfice des PED.

Les effets sur les prix mondiaux agricoles varient également significativement, selon les modèles et les scénarios. Mais pour un accord envisageable au terme du cycle de Doha, ils se situent entre un accroissement de 4 % (Fapri, 2002) à 18 % (Diao et alii , 2001) pour le blé, de l'ordre de 0 à 10 % pour les oléagineux, 2 à 10 % pour le riz, et 2 à 5 % pour la viande bovine.

Dans la plupart des cas, l'UE, et dans une moindre mesure les États-Unis, apparaissent comme les grands gagnants d'un accord, essentiellement grâce aux prix moindres payés par les consommateurs pour leur alimentation. Les pays du groupe de Cairns (qui comprennent des PED comme le Brésil ou l'Argentine) seraient également gagnants du fait de l'ouverture des marchés et de meilleurs termes de l'échange. Le débat reste vif en ce qui concerne les gains pour les autres PED. Si certaines études voient dans un accord agricole une source importante de gains pour ces pays (Banque Mondiale, 2004 ; Hertel et alii , 2003), d'autres, comme la Cnuced, trouvent des pertes significatives pour un grand nombre de pays, en particulier les pays insulaires et l'Afrique subsaharienne.

Que faut-il penser de ces évaluations ? Les travaux du CEPII montrent qu'elles sont trop optimistes pour quatre raisons :

- la protection commerciale n'est pas mesurée avec précision : la Banque mondiale, comme la plupart des autres travaux, estiment les conséquences de l'abaissement des protections douanières en appliquant les formules de réduction tarifaire aux droits appliqués ; or, les pays négocient à l'OMC sur les droits consolidés, qui peuvent être très supérieurs aux droits appliqués et dont l'effet concret sur la baisse des droits effectivement appliqués peut être nul (cf. supra, page 10 et suivantes) ;

- ces simulations n'intègrent pas les régimes préférentiels de manière exhaustive et ne peuvent pas rendre compte de l'érosion de cet avantage de manière satisfaisante ;

- les différents groupes de pays en développement ne sont pas distingués, alors que ce groupe n'a évidemment aucune homogénéité (le Brésil et un pays d'Afrique subsaharienne ont peu de caractéristiques communes en matière d'insertion dans le commerce agricole mondial) : il faudrait distinguer entre exportateurs nets et importateurs nets, PMA bénéficiant d'un accès à droit nul sur les marchés du Nord, PMA spécialisés sur un produit très protégé ;

- enfin, les effets complexes des outils de soutien interne dans les pays du Nord ne sont pas pris en compte.

*

A partir des simulations du CEPII, on peut distinguer deux types d'effets de la libéralisation des marchés agricoles :

- la baisse des tarifs douaniers entraîne une augmentation des exportations agricoles mondiales, cependant très différenciée selon les pays ou les zones géographiques ;

- la baisse des soutiens internes à l'agriculture a un impact sur les prix mondiaux agricoles et sur le revenu réel des différentes zones ou pays .

1. Baisse des tarifs douaniers et exportations agricoles

Le CEPII a effectué des simulations avec le modèle d'équilibre général MIRAGE-AGRI en utilisant les données de protection de la base MAcMap qui incorpore toutes les préférences commerciales et tous les accords régionaux, et en tenant compte des réformes récentes des politiques agricoles américaines (Farm Secruity and Rural Investment Act de 2002) et européenne (Agenda 2000 et Compromis de juin 2003). L'accord-cadre du 31 juillet 2004 ne donnant pas de chiffrage précis, la proposition formulée en mars 2003 par Stuart HARBINSON, alors Président du comité des négociations dans l'agriculture, est utilisée comme base de travail. La libéralisation simulée s'appuie sur cette proposition : réduction des subventions à l'exportation, réduction du soutien interne couplé à la production et une baisse progressive des droits de douane.

Les pays en développement bénéficient d'un traitement spécial et différencié (TSD) : les engagements qui leur sont demandés sont plus limités.

La baisse des droits de douane étant plus forte sur les droits élevés, c'est la zone la plus protectionniste parmi les pays riches, l'Association européenne de libre échange (AELE), qui ouvre le plus ses frontières. Au contraire, les États-Unis, où la protection agricole est initialement basse, mais aussi l'Afrique subsaharienne, du fait qu'elle est exonérée d'engagements de baisse des droits de douane, ne connaissent qu'une faible réduction de leur droit de douane moyen.

L'accès des différentes zones exportatrices aux marchés agricoles étrangers est amélioré dans des proportions contrastées :

- cette amélioration est particulièrement forte pour les pays développés du groupe de Cairns et, dans une moindre mesure, l'Union européenne et les États-Unis ;

- au contraire, elle est faible pour les zones qui, avant la libéralisation, bénéficiaient largement d'accès préférentiels : l'AELE (sur le marché de l'UE) et l'Afrique subsaharienne.

Le commerce mondial agricole en volume augmente de 6,1 % en moyenne à la suite de ce choc de libéralisation (voir tableau 4, page 35).

La même simulation effectuée non pas, comme ici, sur les droits consolidés mais sur les droits appliqués, aurait donné une progression du commerce agricole de l'ordre de 15 %.

Ceci permet de mesurer la surestimation de l'impact de la libéralisation à laquelle peuvent aboutir les calculs menés à partir des taux appliqués .

Globalement, le volume d'exportations agricoles des pays riches progresse de 4,2 %, celui des pays en développement de 9,4 %.

Parmi les grands exportateurs agricoles, qui sont aussi ceux dont l'accès aux marchés étrangers s'est le plus amélioré, ce sont les pays du groupe de Cairns (développés et en développement) qui bénéficient le plus de la libéralisation.

En revanche, les exportations de l'Union européenne et surtout celles des États-Unis progressent relativement peu car elles subissent l'effet des réductions du soutien interne et des subventions à l'exportation.

Du côté de l'Association européenne du libre-échange (AELE) comme des pays d'Afrique subsaharienne, la faible progression des exportations s'explique par l'érosion de leurs marges préférentielles. Ainsi, au Nord comme au Sud, l'augmentation des exportations est très différenciée selon les zones.

La prise en compte de la diversité des situations initiales dans les conditions d'accès aux marchés conduit donc à fortement nuancer les projections les plus optimistes. L'idée selon laquelle les pays qui disposent initialement d'un avantage comparatif dans les productions agricoles vont être les principaux gagnants de la libéralisation est à reconsidérer : pour certains, cet avantage était en partie lié à une marge préférentielle qui va être érodée.

L'érosion des préférences n'est pas le seul phénomène que certains pays en développement peuvent craindre.

* 20 C'est la proposition présentée par le responsable du Comité Agricole à l'OMC, M. Stuart Harbinson. Elle concerne les trois piliers de l'agriculture dans les négociations à l'OMC, appliqués seulement sur les pays développés. Pour la réduction des barrières d'accès aux marchés, elle propose une réduction des tarifs (classifiés en trois bandes) et une augmentation des volumes des contingents tarifaires à 5 ans. De plus, elle prévoit l'élimination des subventions à l'exportation à 6 ans pour plus de la moitié des produits exportés et pour le reste de produits l'élimination des subsides est proposée à 10 ans. Finalement, la réduction des distorsions des soutiens internes consiste à réduire les soutiens de la boîte orange de 60% et les soutiens de la boîte bleue de 50% à 5 ans, en gardant les exemptions de la boîte verte.

* 21 Une première proposition de modalités pour les négociations relatives aux produits manufacturés a été présentée en 2003 par le président suisse du groupe de négociation correspondant, Pierre-Louis Girard. Parmi les principaux éléments du document soumis par ce dernier figurait une formule suisse (réduire les droits de douane élevés dans une plus grande mesure que les droits de douane inférieurs afin de parvenir à une harmonisation des tarifs), une initiative sectorielle en vue de la suppression totale des tarifs dans sept secteurs et quelques éléments de traitement spécial et différencié (TSD) pour les pays en développement.

* 22 Pour lesquels on pourra se reporter au rapport annexé du CEPII.

* 23 Ce chiffrage correspond à un scénario très ambitieux : suppression des subventions aux exportations, des mesures de soutien internes non découplées et baisse drastique des droits de douane. Voir Global Economic Prospects 2004.

* 24 Cet encadré est tiré de l'article de la Revue française d'économie, n°1/Vol XX, de Jean-Christophe Bureau, Estelle Gozlan et Sébastien Jean : « La libéralisation des marchés agricoles, une chance pour les pays en développement ? »

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