II. LE DÉROULEMENT DES NÉGOCIATIONS

1. L'approfondissement du respect des critères politiques de Copenhague

Depuis plusieurs années, la Commission européenne fait état des progrès substantiels de la Turquie dans le respect des critères politiques de Copenhague grâce aux réformes politiques engagées depuis 2001 : plusieurs réformes constitutionnelles et de très nombreuses lois ont été adoptées pour satisfaire à ces critères.

Parallèlement, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, organisation dont la Turquie est membre depuis 1949, a clos le 22 juin 2004 la « procédure de suivi » du respect des obligations de ce pays, qui avait été engagée en 1996 en raison de « graves violations des droits de l'Homme » . L'Assemblée parlementaire a ainsi déclaré que la Turquie « avait réalisé en à peine plus de deux ans plus de réformes que pendant les dix années précédentes » et qu'elle « a clairement démontré sa volonté et sa capacité à remplir les obligations statutaires qui lui incombent en tant qu'État membre du Conseil de l'Europe » . Ces obligations concernent principalement le respect des droits de l'Homme et le respect des décisions de la Cour européenne des droits de l'Homme. Le « dialogue post-suivi », qui a alors été décidé pour continuer de suivre spécifiquement ce pays, n'a donné lieu à ce jour à aucun rapport de la Commission compétente de l'Assemblée parlementaire.

La Commission européenne a adopté le 9 novembre 2005 son rapport annuel sur les progrès réalisés par la Turquie, dans lequel elle réaffirme que « la transition politique est en cours en Turquie » et que ce pays « continue à remplir suffisamment les critères politiques » de Copenhague. La Commission ajoute : « d'importantes réformes législatives, qui sont en vigueur à présent, devraient aboutir à des changements structurels, notamment dans le système judiciaire. Cependant, le rythme des réformes s'est ralenti en 2005 » .

Lors de notre mission, plusieurs de nos interlocuteurs ont en effet évoqué cette « pause » dans les réformes, après deux années de très intense activité législative et après la « joie » et le « soulagement » du 17 décembre 2004. La Turquie s'est maintenant engagée dans une phase moins visible des réformes, à savoir leur mise en oeuvre concrète et quotidienne par l'ensemble des autorités publiques et administratives . Or, si les forces économiques et sociales se sont rapidement adaptées aux nouveaux enjeux, la pratique administrative reste particulièrement conservatrice.

a) Le rôle de l'armée

En ce qui concerne les relations entre civils et militaires, la Turquie a réformé le Conseil national de sécurité (MGK en turc). Celui-ci est dorénavant composé de sept civils et cinq militaires ; le nombre de personnes travaillant à son secrétariat a été notablement réduit et son Secrétaire général est un civil depuis octobre 2004. De plus, diverses mesures ont renforcé le contrôle parlementaire sur les dépenses militaires, qui ont été rendues un peu plus transparentes.

Les forces armées jouent toujours un rôle social fort dans la population et exercent une influence politique significative. Plusieurs officiers supérieurs continuent d'exprimer leur opinion sur des sujets de politique intérieure ou étrangère, principalement sur l'Irak, Chypre, le terrorisme, la laïcité ou les relations avec l'Union européenne. L'expression publique de ces officiers a parfois donné lieu à des réactions de l'État-major, montrant ainsi que l'armée était elle aussi traversée de différents courants de pensée.

Cette question a été longuement évoquée dans notre premier rapport sur la candidature de la Turquie, en avril 2004 ; nous serons naturellement amenés à y revenir lors de notre prochaine mission.

b) Le système judiciaire

L'entrée en vigueur, le 1 er juin 2005, de plusieurs lois a renforcé les réformes structurelles entreprises en matière judiciaire. Le code de procédure pénale représente notamment un pas important dans le rapprochement des procédures turques des standards européens et dans l'amélioration des droits de la défense et des simples témoins. En partenariat avec le Conseil de l'Europe et l'Union européenne, la Turquie a lancé un vaste programme de formation des juges, notamment au sein de la récente académie de justice, dont le modèle est l'École nationale de la magistrature française. Tous les juges ont ainsi reçu une formation sur les dispositions et l'application de la Convention européenne des droits de l'Homme et le système judiciaire se conforme de plus en plus à la jurisprudence de la Cour. Enfin, plusieurs lois ont été adoptées pour améliorer le système pénitentiaire et y introduire des concepts nouveaux comme les travaux d'intérêt général ou la liberté surveillée.

Selon la Commission européenne, les rapports des ONG et des avocats notent une diminution importante des actes de torture ou de violence, dont la pratique varie considérablement selon les régions. La politique de tolérance zéro mise en oeuvre par le gouvernement doit donc être poursuivie et renforcée, notamment en vue de lutter plus efficacement contre l'impunité. De plus, la situation dans la région du Sud-Est se détériore et l'on assiste à l'augmentation des cas de violences et d'assassinats commis par des milices parallèles.

Par ailleurs, les associations constatent une meilleure prise en compte par la justice des crimes d'honneur, certains hommes ayant récemment été condamnés pour ce motif à la réclusion criminelle à perpétuité ; globalement, les droits des femmes bénéficient d'une plus grande attention, même si la violence à leur encontre reste très préoccupante. Là aussi, il s'agit de modifier en profondeur les mentalités : un sondage réalisé en 2005 indique que 55 % des femmes trouvent normal que les hommes les battent.

L'entrée en vigueur de nouvelles lois et de nouveaux codes n'a pas encore été assimilée par l'ensemble des autorités judiciaires et, dans l'attente des nouvelles jurisprudences de la Cour de cassation et du Conseil d'État, certains jugements de première instance ne les prennent pas en compte. Cependant, le Conseil d'État a annulé en juin 2005 deux décisions de tribunaux administratifs touchant aux droits des minorités religieuses, en se basant sur la Convention européenne des droits de l'Homme. La diffusion de cette jurisprudence naissante dans l'ensemble de l'institution judiciaire est naturellement l'enjeu de la prochaine étape de la réforme du système judiciaire en Turquie .

c) La liberté d'expression

La réduction des poursuites judiciaires et des condamnations attentatoires à la liberté d'expression est sensible et continue, notamment grâce à l'entrée en vigueur du nouveau Code pénal. Cependant, certains articles de ce code sont hérités d'anciennes dispositions relatives à « l'offense contre les intérêts nationaux fondamentaux » (article 305) ou à « l'insulte contre l'État et les institutions » (article 301) et continuent parfois d'être interprétés de manière restrictive par certains procureurs et juges. Ils devront être amendés, si la diffusion de la jurisprudence de la Cour de cassation et du Conseil d'État n'est pas suffisante pour protéger la liberté d'expression .

L'exemple le plus médiatique de cette interprétation stricte des dispositions du nouveau Code pénal est l'inculpation du romancier Ohran Pamuk par un procureur d'Istanbul, pour avoir « ouvertement déprécié l'identité turque » . Ohran Pamuk avait déclaré le 6 février 2005 dans un quotidien suisse que « 30 000 kurdes et un million d'Arméniens avaient été assassinés en Turquie » . Le verdict de ce procès sera naturellement un test pour les autorités turques. Plusieurs autres journalistes ou écrivains, notamment Hrant Dink, Emin Karaca ou Ragip Zarakolu, sont poursuivis ou ont été condamnés pour avoir écrit des articles relatifs soit à la question arménienne, soit à la question kurde, soit aux actions de l'armée turque. De même, plusieurs caricaturistes ou dessinateurs ont été poursuivis.

Si certains sujets, comme les questions kurde ou arménienne, restent particulièrement sensibles, car ils touchent à l'histoire de la construction de la République, la publication de livres y afférents est, selon l'association turque des éditeurs, plus facile qu'auparavant et, lorsqu'une poursuite est engagée contre une telle publication, les acquittements sont plus fréquents. Plus globalement, l'adoption d'une nouvelle loi sur la presse a permis des développements positifs et, selon le Conseil de la presse turque, aucun journaliste n'est aujourd'hui emprisonné en raison de son travail.

La question arménienne, qui a longtemps été figée dans une histoire officielle destinée à ne pas entacher la période de la fondation de la République, est maintenant ouverte au débat .

Notre mission en Turquie débutait au moment même où se tenait à Istanbul une conférence sur les Arméniens à la fin de l'Empire ottoman. Saisie par des mouvements ultra-nationalistes, le tribunal administratif a dans un premier temps annulé cette conférence, sur le seul fondement que l'équilibre entre les intervenants n'était pas respecté. Cette conférence, qui a en définitive eu lieu et qui a fait l'objet d'une grande mobilisation, notamment des milieux universitaires, a reçu un accueil très favorable d'une très large partie de la presse turque et a reçu le soutien du gouvernement turc ; un message d'Abdullah Gül, vice-Premier ministre, ministre des affaires étrangères, y a d'ailleurs été lu et, au-delà de la prudence naturelle sur ce sujet, il y exprimait clairement que « la Turquie doit faire la paix avec elle-même et avec sa propre histoire » .

Nous avons d'ailleurs rencontré, lors de notre visite à l'université Sabanci d'Istanbul, le professeur Halil Berktay, l'un des organisateurs de la conférence. Il a tout d'abord insisté sur le fait que la conférence s'était très bien passée, à la fois d'un point de vue scientifique et en ce qui concerne la liberté d'expression. Elle ne traitait pas seulement de la question des évènements de 1915, mais de toute cette période de la fin de l'Empire ottoman.

Pour Halil Berktay, les massacres de 1915 constituent le premier grand génocide du XX ème siècle ; pour autant, il a protesté vivement contre l'adoption par le Parlement européen, le 28 septembre 2005, d'une résolution demandant à la Turquie la reconnaissance de ce génocide, car pour lui c'est à la Turquie de faire son travail de mémoire. Depuis le Congrès de Vienne en 1815, les relations turco-européennes sont empreintes d'hypocrisie et ont développé une sorte d'amour-haine, les Européens demandant toujours plus aux Turcs. Halil Berktay a constaté qu' il n'a pas été demandé aux autres pays européens de revenir ainsi sur leur passé et il est normal d'appliquer les critères politiques de Copenhague à la situation actuelle de la Turquie, mais non à son histoire . Ainsi, l'application des critères doit empêcher des lois ou des règlements turcs de limiter la liberté d'expression, afin de permettre à ceux qui sont convaincus de l'existence d'un génocide d'en parler.

Cette position rejoint celle de nombreux intellectuels, pour lesquels la reconnaissance du « génocide arménien » ne peut être que l'ultime étape d'un processus de débat et de meilleure connaissance des faits historiques . Hrant Dink, Arménien de Turquie, fondateur de l'hebdomadaire Agos et condamné en octobre 2005 à six mois de prison avec sursis pour « insulte délibérée à la race turque » , a été l'un des acteurs de cette conférence : selon lui, « lorsqu'on évoque une période historique aussi douloureuse, lorsqu'on cherche à briser un tabou, il faut pouvoir créer une méthode » . Car ce n'est pas seulement les autorités qu'il faut convaincre, mais la population elle-même, qui n'a encore qu'une version unilatérale et partielle de cette période. Dans ce contexte, le processus de démocratisation, soutenu par la perspective européenne, permettra progressivement d'intégrer l'esprit critique dans l'apprentissage de l'histoire en Turquie .

d) La liberté religieuse

Les progrès ont été extrêmement limités en ce qui concerne la liberté religieuse, tant pour la législation qu'en pratique. Malgré l'entrée en vigueur d'une nouvelle loi sur les associations, qui diminue nettement les possibilités d'interférence des autorités dans la vie des associations, le cadre légal ne reconnaît toujours pas le droit des communautés religieuses de créer des associations dotées de la personnalité juridique. Ceci touche à la fois les communautés non-musulmanes et les communautés musulmanes non-sunnites, principalement les Alevis dont le nombre de fidèles est estimé entre 15 et 20 millions de personnes.

Nous avons à nouveau rencontré le patriarche oecuménique grec orthodoxe , Sa Sainteté Bartholomée I er , qui attendait avec « angoisse » le 3 octobre, car, pour lui, ne pas commencer les négociations n'est pas une solution . Pour autant, il nous a bien indiqué que, depuis février 2004, date de notre précédente mission, très peu de choses avaient changé : absence de personnalité juridique ; problèmes récurrents, notamment en ce qui concerne l'immobilier et les terrains, avec l'administration chargée de gérer les fondations ; absence de perspective pour la réouverture du séminaire d'Halki, fermé depuis 1971 ; statu quo sur l'obligation d'élire un citoyen turc au Patriarcat.

Sur ce sujet de « l'égalité » religieuse, comme sur la question arménienne, plusieurs de nos interlocuteurs ont insisté sur la nécessité de faire évoluer les mentalités de la population en général, au-delà de l'adoption de réformes législatives ou administratives . En effet, l'éducation stricte, fortement teintée de nationalisme et ancrée dans la glorification du passé, est un véritable ciment pour la société et explique à la fois une certaine mentalité que l'on pourrait qualifier « d'obsidionale » et une forme de paranoïa sociale, où tout ce qui est étranger à la culture turque doit être assimilé.

e) La question kurde

La situation dans le Sud-Est se détériore depuis quelques mois avec la résurgence de la violence et du terrorisme. Cette dégradation fragilise naturellement les maigres progrès constatés en ce qui concerne le développement économique et social de la région. La situation des personnes déplacées reste critique et leur retour dans leurs villages d'origine est limité par de nombreux facteurs : absence d'infrastructures, sous-développement, présence de nombreuses mines terrestres.

Traditionnellement, la question kurde fait partie des sujets où l'armée et « l'État profond », hérauts du kémalisme, font primer leur politique, qui tend à nier l'existence d'un peuple kurde au nom de l'unité de la République et à limiter la question à celle du terrorisme. Dans ce contexte, l'octroi de droits culturels et sociaux trop généreux ne peut être accepté, car aboutissant à une « différenciation ».

Le gouvernement AKP ne relève pas de l'idéologie kémaliste et tente de trouver une voie nouvelle pour cette question. Le Premier ministre s'est ainsi rendu à Diyarbakir à la mi-août, puis dans une autre ville kurde à la mi-novembre, pour lancer des initiatives nouvelles, mais en restant dans une position d'équilibre précaire : si la République doit respecter les identités particulières, « celles-ci doivent s'effacer, le moment venu, devant la citoyenneté turque » . De plus, malgré les gigantesques besoins, le gouvernement n'a pas réussi à lancer un vaste programme de développement économique et social pour la région du Sud-Est, limité en cela par la résurgence de la violence et les maigres moyens budgétaires de l'État.

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