V. QUEL DIAGNOSTIC ?

Les évolutions de la productivité du travail depuis le milieu des années 90 décrivent-elles un décrochage de l'Europe et de la France - par rapport aux États-Unis - qui pourrait se traduire à terme par une diminution du potentiel de croissance de l'Europe, une baisse de sa performance économique relative, une dégradation de sa compétitivité et un nouveau creusement de l'écart de niveau de niveau de vie par rapport aux États-Unis ?

1) Il est tout d'abord nécessaire de rappeler que le ralentissement de la productivité observé en Europe au cours des années 90 s'inscrit dans un processus continu , depuis la fin des « Trente Glorieuses » (cf. graphique ci-dessous) et le premier choc pétrolier.

Graphique n° 15

PRODUCTIVITÉ HORAIRE « OBSERVÉE » ET « STRUCTURELLE » DANS LA ZONE EURO
(TAUX DE CROISSANCE ANNUELS MOYENS)

Note : La productivité « structurelle » corrige la productivité observée des effets de l'évolution de la durée du travail et du taux d'emploi (une hausse du taux d'emploi de 1 % entraîne une baisse de 0,4 % de la productivité horaire et une baisse de 1 % de la durée du travail entraîne une hausse de 0,4 % de la productivité horaire).

Source : EUROSTAT, OCDE

Ce graphique dément l'idée d'une brusque inadaptation des structures de production européennes, par exemple, à la mondialisation ou à l'évolution des conditions de la production.

Il confirme cependant l'idée de la difficulté de l'Europe à passer d'un modèle d'imitation , caractéristique d'une économie en phase de rattrapage, à un modèle d'innovation continue , qui lui permettrait de se maintenir au voisinage de la « frontière technologique » 64 ( * ) .

2) Nombre d'éléments et de données présentés dans le débat public
- et qui ont été analysés dans ce chapitre - donnent néanmoins à penser qu'on assisterait à une inversion des tendances relatives de la productivité entre l'Europe et les États-Unis, plutôt qu'à la convergence qui aurait dû normalement entraîner la fin du processus de rattrapage européen.

Mais, comme le conclut la note de l'INSEE annexée à ce rapport d'information (....), « il est encore un peu tôt pour valider totalement cette (...) thèse. Le suivi régulier des performances des deux ensembles géographiques n'en apparaît que plus nécessaire ».

Votre rapporteur a ainsi pu bénéficier des travaux menés par les services de la Banque de France sur les évolutions les plus récentes de la productivité dans la zone Euro et aux États-Unis.

Ceux-ci donnent une idée des tendances à l'oeuvre dans la mesure où la productivité observée y est corrigée à la fois des effets de la variation de la durée du travail et du taux d'emploi (concept de productivité « structurelle ») et des effets du cycle économique 65 ( * ) (cf. tableau n° 12 ci-après).

Ces travaux relativisent tout d'abord le diagnostic d' une double accélération de la productivité aux États-Unis à partir de 2000 (après celle de 1995) 66 ( * ) .

On observerait plutôt un ralentissement structurel de la productivité aux États-Unis sur la période 2000-2004, bien que masqué - statistiquement - par une baisse à la fois de la durée du travail et du taux d'emploi, qui stimulent la productivité observée.

Comme on peut le voir sur le tableau n° 12, l' écart structurel d'évolution annuelle de la productivité entre l'Europe et les États-Unis serait en 2006 de 0,5 point (1,7 % aux États-Unis contre 1,2 % dans la zone euro) 67 ( * ) .

Tableau n° 12

CROISSANCE DE LA PRODUCTIVITÉ HORAIRE EN 2005-2006

États-Unis

Zone euro

2005

2006

2005

2006

Productivité observée

1,5

1,5

0,7

1,3

Productivité observée corrigée
des effets du cycle

1,9

1,7

0,9

0,9

Productivité « structurelle » 1

1,7

1,7

0,8

1,7

Productivité structurelle corrigée des effets du cycle

1,8

1,7

1,1

1,2

1 C'est-à-dire la productivité corrigée des effets de la durée du travail et du taux d'emploi.

Sources : OCDE, BOURLÈS et CETTE (2006)

Cet écart est donc nettement moins important qu'au cours de la deuxième moitié des années 90 et inférieur à celui que la majorité des économistes prenaient en compte dans leurs analyses.

Ce résultat résout aussi en grande partie les divergences sur la réalité et l'ampleur du différentiel de croissance de la productivité horaire, entre par exemple la Commission européenne qui met l'accent sur la dégradation supposée, relativement aux États-Unis, de la performance européenne en matière de productivité 68 ( * ) et le Fonds Monétaire International (FMI) , selon lequel « la zone euro n'aurait pas de problème de productivité » 69 ( * ) .

Toutefois, la persistance d'un écart d'évolution de la productivité structurelle entre les États-Unis et l'Europe - fût-il moindre que ce que la productivité observée dans les deux économies pouvait laisser supposer -, laisse subsister une question essentielle : traduit-il simplement le délai de mise en oeuvre d'adaptations qui conduiront prochainement la zone euro à rattraper le rythme américain d'évolution de la productivité, ou résulte-t-il d'une difficulté propre à la zone euro à mettre en oeuvre ce processus d'adaptation, du fait notamment d'institutions et de réglementations inadaptées ?

3) Répondre à cette question suppose tout d'abord de reprendre les conclusions les plus solides sur l'analyse des écarts de productivité entre les États-Unis et l'Europe qui a été développée dans ce chapitre :

- le ralentissement de la productivité en Europe est lié aux politiques volontaristes d'enrichissement du contenu en emploi de la croissance, mais en partie seulement ;

- l'accélération de la productivité aux États-Unis, en valeur absolue comme relativement à l'Union européenne, s'explique en grande partie par le rôle joué par les TIC :

• L'investissement en matériels TIC (« intensité capitalistique en TIC ») a constitué une source d'accélération de la productivité en Europe comme aux États-Unis (par un processus classique de substitution de capital TIC au travail), mais cet effet a été plus fort aux États-Unis qu'en Europe (il expliquerait 0,3 à 0,4 point d'écart de gain de productivité entre les États-Unis et l'Europe sur la période 1995-2004).

• Une part importante du ralentissement de la productivité en Europe relativement aux États-Unis s'explique par le ralentissement, absolu et relatif, de la productivité globale des facteurs (PGF), « résidu », qui traduit l'efficacité de la combinaison productive et mesure le progrès technique, et se trouve ainsi au coeur de la performance économique .

Le différentiel d'évolution de la PGF entre l'Europe et les États-Unis peut s'interpréter comme un déficit d'innovation en Europe . Ce déficit d'innovation pourrait lui-même résulter - au moins pour partie - d'une moindre diffusion des TIC , en particulier dans les secteurs du commerce.

Même si cette explication reste à étayer solidement, divers travaux ont avancé l'hypothèse que des rigidités plus importantes sur les marchés des biens et du travail pourraient expliquer la moindre diffusion des TIC dans l'économie européenne et constituer ainsi une source d'écart du dynamisme de la productivité entre les États-Unis et l'Europe - et la France 70 ( * ) .

4) Une autre hypothèse permettant d'expliquer l'écart de productivité Europe/États-Unis est de nature moins structurelle et n'est pas toujours très développée par les spécialistes des questions de productivité.

Les grands pays de la zone euro sont confrontés depuis les années 80 à la persistance du chômage . Cette situation pourrait avoir pesé sur les comportements des entreprises. Deux mécanismes peuvent ainsi être identifiés :

- le premier suppose que les politiques publiques d'enrichissement du contenu en emploi de la croissance aux États-Unis ont non seulement un effet direct - négatif - sur la productivité grâce à l'abaissement du coût du travail non qualifié (ralentissement de la substitution capital/travail), mais aussi un effet indirect résultant de la contrainte implicite exercée par les pouvoirs publics sur les entreprises pour qu'elles maintiennent l'emploi 71 ( * ) : les entreprises seraient peu motivées pour mettre en oeuvre des innovations dont la contrepartie pourrait être des réductions d'effectifs.

- un lien positif est assez clairement établi 72 ( * ) entre des taux élevés d'entrées et de sorties d'entreprises, pour un secteur d'activité, et l' accélération de la productivité . Un ralentissement de l'activité imputable à la faiblesse de la demande, surtout s'il est durable 73 ( * ) , freine les mouvements d'entrées et de sorties des entreprises du marché, et plus globalement l'esprit d'entreprise .

*

L'accélération de la productivité aux États-Unis à la fin des années 90 a reposé sur un développement de l'innovation, basée plus sur une refonte des processus de production permise par les fonctionnalités nouvelles offertes par les avancées technologiques que par une automatisation de ces processus. Les facteurs décisifs de la croissance de la productivité résideraient ainsi dans la souplesse et l'adaptabilité des entreprises et de la main d'oeuvre .

La manière dont l'amélioration du capital humain (éducation), la levée d'obstacles réglementaires ou un environnement macroéconomique plus favorable pourraient y contribuer est analysée dans le quatrième chapitre .

* 64 Cette idée est développée dans le rapport du Conseil d'analyse économique « Éducation et croissance » de P. Aghion et E. Cohen.

* 65 Une accélération cyclique de l'activité peut avoir un effet transitoire sur la productivité : les entreprises tendent à adapter les effectifs à la hausse de l'activité, ce qui entraîne une hausse cyclique de la productivité. Un phénomène inverse se produit dans une période de ralentissement.

* 66 Diagnostic qui est généralement posé aux États-Unis, en particulier sur la base des travaux de la Banque Fédérale de Réserve de New York.

* 67 Ces résultats viennent d'être confirmés par les dernières publications du Conference Board sur les évolutions de la productivité.

* 68 cf. « L'économie européenne », 2004, Commission européenne.

* 69 Idem, page 187.

* 70 Cf .notamment rapport du CAE : « Productivité et croissance », p. 72.

* 71 Cette hypothèse est évoquée par Olivier Blanchard, « The economic future of Europe », op. cit., p. 23. Cet auteur reconnaît toutefois que la faiblesse de cette hypothèse réside dans la difficulté à identifier les canaux par lesquels se transmettrait cette « pression gouvernementale ».

* 72 Par l'OCDE, par exemple « Les sources de la croissance dans les pays de l'OCDE » (2003).

* 73 Sur les trente dernières années, les périodes de ralentissement cyclique sont plus longues en
Europe qu'aux États-Unis.

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