II. ANALYSE COMPTABLE DES ÉCARTS ENTRE PAYS

Ces différentiels de production par habitant résultent de nombreux facteurs. Il est courant de mettre l'accent sur quatre d'entre eux :

• le ratio de la population d'âge actif à la population totale

• le taux d'emploi au sein de la population d'âge actif

• le volume de travail (en heures) par personne employée

• et enfin la productivité horaire apparente du travail.

Ces quatre facteurs fournissent une décomposition comptable complète des écarts de PIB/tête. Si on note E l'emploi, P 15-64 la population d'âge actif, P tot la population totale, H le nombre total d'heures travaillées, le PIB par tête s'écrit en effet :

y=PIB/P tot =(PIB/H).(H/E).(E/P 15-64 ).(P 15-64 /P tot )

Le premier terme de cette équation est la productivité horaire qu'on notera , le second terme est la durée travaillée par personne en emploi qu'on notera h, le troisième terme est le taux d'emploi T e =E/P adu , le quatrième étant le ratio démographique R dem =P 15-64 /P tot . En variations relatives, l'équation se réécrit donc :

(1+y/y)=(1+/).(1+h/h).(1+T e /T e ).(1+R dem /R dem )

ce qui correspond à la décomposition comptable selon les quatre facteurs indiqués plus haut.

Dans la pratique, les différents termes de cette décomposition comptable posent eux aussi des problèmes de mesure (encadré 2). Si les données purement démographiques posent en principe peu de problèmes, la mesure de l'emploi est déjà plus délicate. Dans le cas des Etats-Unis, on sait notamment que les constats de la période récente diffèrent selon que l'emploi est mesuré sur données d'entreprises ou d'enquêtes auprès des ménages (Ménard, 2004). La mesure de la durée du travail est celle qui reste la plus imparfaite, d'où la fragilité du partage des écarts de PIB/tête entre ce qui résulte de durées du travail différentes ou de productivités horaires différentes.

Cette difficulté fait parfois préférer un regroupement de ces deux composantes, consistant à raisonner en productivité par actif occupé. Mais on se prive ce faisant de l'analyse du rôle d'un facteur explicatif sur lequel on dispose quand même de données, si imparfaites soient-elles. On a donc conservé le principe d'une décomposition en quatre facteurs, pour l'ensemble des pays ou zones déjà traités, en excluant néanmoins le cas de la Chine, pour laquelle les durées de travail ne sont de toute manière pas disponibles. En fait, pour ce pays, il est évident que l'essentiel des écarts de production par habitant proviennent de l'écart de productivité du travail, qu'elle soit par tête ou horaire. Chercher à saisir le rôle du facteur durée du travail et les rôles supplémentaires du taux d'emploi et du ratio démographique n'offre donc qu'un intérêt secondaire.

Encadré 2
La mesure des composantes comptables de la production par tête

La mesure du taux d'emploi

« Le taux d'emploi est obtenu en divisant le nombre de personnes occupées âgées de 15 à 64 ans par la population totale de la même tranche d'âge. Au niveau européen, cet indicateur est dérivé de l'enquête communautaire sur les forces de travail (EFT), qui couvre l'ensemble de la population vivant dans des ménages privés. Elle exclut les personnes vivant dans des ménages collectifs (pensions, cités universitaires, établissements hospitaliers). La population occupée comprend les personnes qui, durant la semaine de référence et pendant une heure au moins, ont accompli un travail pour une rémunération ou un profit ou qui, n'ayant pas travaillé, avaient néanmoins un emploi dont elles étaient temporairement absentes ».

Les heures travaillées par actif occupé

Ce niveau d'heures travaillées peut-être estimé par enquête, mais la méthode peut s'avérer fragile : imprécision des réponses, difficulté du passage d'une durée mesurée sur une période référence particulière à une durée annuelle. C'est pourquoi la France, suit une méthodologie multi-sources dite de « comptabilité nationale ». Elle s'appuie majoritairement sur des données administratives exhaustives d'entreprise 98 ( * ) complétées de diverses données d'enquêtes visant à tenir compte le mieux possible de ce qui induit une différence entre le total théorique et le total « réel » : congés, maladies, chômage technique, grèves, heures supplémentaires, prise en compte du travail noir et de la fraude.

En dépit de ce calcul complexe qui s'efforce d'être exhaustif, l'estimation des heures travaillées demeure entachée d'imprécision. On a pu estimer à deux heures par semaine, soit de l'ordre de 5% l'écart entre le nombre d'heures déclaré par l`employeur et celui déclaré par l'employé, sur un champ où l'on dispose de ces deux données. On suppose alors que l'écart est du même ordre dans le champ seulement couvert par enquête auprès des ménages, ce qui n'est pas absolument sûr.

La base 2000 a amélioré les décomptes d'heures faites au titre des heures supplémentaires et de la multi-activité. Cependant, seules les heures payées et déclarées sont vraiment prises en compte. En particulier, on ne dispose pas d'information suffisante pour estimer correctement les heures faites mais non payées.

Au total, on relève au minimum trois causes d'imprécisions pour les comparaisons internationales :

- les sources sur l'emploi en personnes physiques : recensements, registres de la population, enquêtes sur les forces de travail ;

- la multi-activité intervient dans le passage des données d'emploi en personnes physiques aux données en équivalent temps plein ;

- la durée annuelle de travail des équivalent temps plein, qui est sujette à la source utilisée (ménages : enquête sur les forces de travail, ou entreprises : heures légales déclarées et payées) et donc à la prise en compte ou non des heures supplémentaires déclarées / non déclarées, payées / non payées.

Les deux dernières causes peuvent représenter respectivement 10% et 5% d'imprécision. S'agissant de la base GGDC utilisée dans cette note, on relèvera notamment l'absence apparente de correction de la multiactivité et du différentiel de durée travaillée entre salariés et non salariés, contrairement à ce que font les comptes nationaux français. On a néanmoins utilisé telles quelles les données de cette base, une correction qui aurait été limitée à la France risquant de dégrader plutôt que d'améliorer la comparabilité des chiffres.

Figure 3 : Ecarts de PIB/tête par rapport aux Etats-Unis (Source GGDC)

Pour tous les autres pays et à chaque date, on a appliqué l'analyse comptable à la décomposition de leurs écarts vis-à-vis de la situation des Etats-Unis à la même date. La démarche est donc une démarche d'analyse des écarts vis-à-vis des Etats-Unis en niveau, mais, étant répétée à chaque date, les graphiques qui en résultent donnent aussi une mesure de la façon dont les différents facteurs ont joué sur le différentiel de croissance vis-à-vis des Etats-Unis, soit dans le sens du resserrement des écarts de niveau de vie, soit dans le sens du creusement de ces écarts.

Plus précisément, la figure 3 donne les évolutions de l'écart de PIB/tête par rapport aux Etats-Unis pour chaque pays et pour l'UE15, et les figures 4 à 7 donnent les évolutions des contributions comptables des quatre facteurs explicatifs à cet écart. La figure 3 n'est qu'une autre façon de présenter l'information des figures 2a et 2b. On y retrouve le fait que les niveaux de vie de l'ensemble des pays se trouvent significativement en dessous du niveau américain, à l'exception du niveau de vie irlandais qui tend à s'en rapprocher en fin de période, au moins au sens du PIB/tête. Pour ce qui concerne le cas de la France, en trait épais, l'écart au niveau de vie américain est de -20% environ, en légère augmentation depuis les années 1980 mais avec quelques effets de cycle.

Figure 4 : Contributions comptables à l'écart de PIB/tête par rapport aux USA : ratio population en âge de travailler/population totale (Source GGDC et OCDE)

Figure 5 : Contributions comptables à l'écart de PIB/tête par rapport aux USA : ratio emploi/population en âge de travailler (Source GGDC et OCDE)

Quelle part de ces écarts est due au seul facteur démographique, c'est-à-dire la part de la population en âge de travailler dans la population totale ? La figure 4 indique le rôle joué par ce facteur, qui superpose de nombreux effets, assez complexes à démêler. Au début des années 1970, les Etats-Unis sortent d'une période où ils ont été « pénalisés » par le poids de leurs baby-boomers dans la tranche d'âge des moins de 15 ans. On sait que la baby-boom y a été beaucoup plus marqué qu'en Europe, mais s'y est également interrompu plus tôt : autour de 1960, l'indice de fécondité (enfants par femme) y est supérieur de près de 1,5 points à ce qu'il est dans les principaux pays Européens, écart qui disparaît presque complètement en dix ans. En 1970, l'écart des ratios de dépendance résultant de la différence d'ampleur des baby-booms est donc en train de se résorber et cède la place à un désavantage européen transitoire. La situation se rétablit ensuite de nouveau à l'avantage de ces pays européen, à la fois en raison du passage à la retraite des classes creuses de la première guerre mondiale, et en raison d'une fécondité d'après baby-boom tombée plus bas qu'aux Etats-Unis, ce qui allège temporairement la charge des plus jeunes. Ces deux effets s'atténuent ensuite à leur tour : les générations creuses nées durant la première guerre mondiale décèdent progressivement, et la faible fécondité d'après baby-boom finit par jouer également à la baisse sur l'effectif des plus de 15 ans des pays européens.

A ces vagues de fond se rajoutent des éléments propres à certains pays. Le fort « avantage » initial du Japon tient également aux pertes de la seconde guerre et à une mortalité initiale forte qui y limitaient le poids des plus âgés, avantage qui a disparu avec le vieillissement accéléré qu'a ensuite connu ce pays. Le profil également très différent de l'Irlande s'explique par le très haut niveau qu'y a longtemps connu la fécondité. C'est ce qui explique qu'elle était le seul pays avec un ratio de dépendance plus défavorable que les Etats-Unis en 1970, avant que cette fécondité de l'Irlande ne chute à son tour et rapproche sa structure démographique de la moyenne.

Dans ce paysage assez enchevêtré, la France occupe une position qui, au final, la différencie peu des Etats-Unis. C'est l'un des pays Européens où la fécondité initiale était la plus élevée, hormis l'Espagne et l'Irlande, et c'est l'un de ceux où elle a le moins baissé. Globalement, la structure démographique propre à la France ne joue qu'assez peu sur son écart de PIB/tête par rapport aux Etats-Unis : cet effet joue dans une bande comprise entre +2 et -4 points d'écart de PIB/tête.

L'analyse des contributions des trois autres facteurs comptables est plus directe car elle ne fait intervenir que des caractéristiques instantanées des économies, à savoir leurs taux d'emploi, et leurs durées du travail courantes.

En matière de taux d'emploi, il y a un mouvement général en « U » qui est commun à l'ensemble des pays (figure 5). La différence principale réside dans l'amplitude de ce mouvement. Initialement, le taux d'emploi des 15-64 ans contribue légèrement à favoriser le PIB/tête en France, en Allemagne et au Japon, et défavorise l'Espagne, l'Italie et l'Irlande. Au cours des 20 années qui suivent, il y a dégradation générale. Elle reste très limitée au Japon, particulièrement importante en Espagne et en Irlande, mais aussi très forte en France et en Allemagne : la montée du chômage et le raccourcissement de la vie active par ses deux extrémités, même compensées par la montée de l'activité féminine expliquent cette évolution. Ce phénomène se résorbe en partie en fin de période, surtout sous l'effet de la baisse du chômage autour de l'an 2000, mais cette amélioration laisse quand même l'ensemble des pays dans une situation de désavantage par rapport aux USA, à l'exception du Japon et du Royaume-Uni. En fin de période, la France est l'un des pays où ce facteur joue le plus négativement : il génère un décrochement comptable d'environ 15 points par rapport au PIB par tête des Etats-Unis.

Encadré 3

La contribution du facteur démographique à la croissance française :

passé et projection

Dans le cas de la France, la figure ci-dessous précise la contribution de la variation du ratio 15-64 ans/population totale à la croissance du produit par habitant, exprimée en points de croissance. Cette contribution est particulièrement positive autour de 1980 (faibles sorties d'âge actif dues au passage à 65 ans des générations creuses nées entre 1915 et 1919). Depuis cette date, la structure démographique est à peu près neutre pour le ratio entre population d'âge actif et la population totale, ce qui veut dire que la croissance de la population totale et celle de la population d'âge actif sont actuellement à peu près parallèles.

Figure E1 : Contributions comptables à la croissance du PIB/tête

(France, contributions exprimées en points de croissance)

En projection, le graphique utilise le scénario tendanciel des dernières projections INSEE, tablant notamment sur une fécondité de 1,9 enfant par femme et un solde migratoire de 100000 personnes par an (Robert-Bobée, 2006). Sous ce scénario, la contribution devient négative à partir de 2010-2011, qui est la date de passage à 65 ans des premiers baby-boomers. Ce basculement a un double effet : une accélération de la croissance du nombre des plus de 65 ans et un freinage ou une inversion de la croissance du nombre des 15-64 ans. L'effet sur la croissance potentielle de cette rupture est un déficit d'environ 0,4 point de croissance annuelle, sur environ une trentaine d'années.

L'examen de la contribution comptable du ratio emploi/population totale à la même croissance de 1970 à nos jours rappelle toutefois que cet effet démographique détermine au plus une tendance de fond autour de laquelle les variations du taux d'emploi introduisent une forte variabilité. La baisse tendancielle de l'âge de cessation d'activité jusque vers 1985 a totalement annulé l'effet démographique positif auquel on aura pu s'attendre à cette date. A l'inverse, la dynamique de l'emploi a été très favorable à la fin des années 1980 et à la fin des années 1990.

Figure 6 : Contributions comptables à l'écart de PIB/tête par rapport aux USA : durée annuelle du travail par personne en emploi (Source CGDC).

Figure 7 : Contributions comptables à l'écart de PIB/tête par rapport aux USA : productivité horaire (Source : GGDC)

Un assez fort parallélisme s'observe en matière de durée du travail (figure 6). Pour l'UE15, l'effet durée du travail est à peu près neutre en début de période, positif pour l'Espagne et l'Irlande, comme il l'est hors d'Europe pour le Japon, légèrement négatif pour les autres pays. En fin de période, il y a eu un mouvement de baisse généralisée qui conserve à peu près la hiérarchie initiale. L'effet durée du travail en 2004 explique environ 20 points d'écart de PIB/tête par rapport aux Etats-Unis pour la France et l'Allemagne, 14% pour la moyenne de l'UE15. Il est à peu près neutre pour le Japon et l'Espagne. La baisse résulte à la fois de la montée du temps partiel et de la baisse de la durée de travail à temps complet, avec des différences de dosage entre pays. Dans le cas de la France, l'effet de la période du passage aux 35 heures ressort bien, mais de façon toute de même relativement amortie. Il compense une relative stabilité de la durée entre 1985 et 1995, ce qui explique que France et Allemagne se retrouvent in fine à des niveaux comparables.

Ce que présente finalement la figure 7 est le résidu laissé inexpliqué par l'ensemble des facteurs précédents. C'est ce résidu qui est qualifié de productivité horaire apparente du travail. Sa mesure souffre évidemment des imprécisions qui affectent les autres grandeurs, notamment les heures travaillées. Mais ces erreurs ne peuvent remettre en cause le constat global d'une amélioration de la position relative de tous les pays par rapport aux Etats-Unis : l'écart de productivité horaire contribuait en 1970 à l'infériorité des PIB/tête par rapport aux Etats-Unis pour des montants allant de -20 à
-55 points. Déjà à cette époque, c'est la France qui s'avérait la mieux placée parmi l'ensemble des pays autres que les Etats-Unis. Elle garde cet avantage au terme de la période, et cet avantage s'est même transformé en avantage par rapport aux Etats-Unis eux-mêmes puisque, selon ces données, l'indice de productivité horaire placerait la France plus de 10% au dessus des Etats-Unis. Mais, selon ce graphique, cet avantage ne s'améliore plus depuis un peu plus d'une dizaine d'années. Il aurait même laissé place à un léger recul sur 2003 et 2004. En fait, parmi l'ensemble des pays considérés, il n'y a que l'Irlande qui reste sur une tendance nettement croissante. Globalement, sur l'ensemble de l'UE15 c'est à une baisse de productivité horaire relative qu'on assiste depuis le pic observé en 1995, où la productivité horaire moyenne avait exactement rejoint le niveau US. On note que le retournement est particulièrement marqué en Espagne. Dans ce cas d'espèce, l'ampleur du retournement est concomitant à une brutale remontée du taux d'emploi ce qui suggère une explication par le blanchiment d'activités antérieurement non déclarées et peu productives.

* 98 Il est intéressant de constater que la Finlande fournit deux chiffres, l'un suivant une méthodologie « comptabilité nationale » et l'autre suivant une méthodologie « EFT », avec une différence de l'ordre de 3%.

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