II. PUBLIC-PRIVÉ : UNE FRONTIÈRE MOUVANTE

A. TABLE RONDE : LES PARTAGES DE COMPÉTENCES

Jean-Paul EMORINE, président de la commission des Affaires économiques du Sénat

Jacques LESOURNE, président de Futuribles International

Franck MORDACQ, directeur général de la Modernisation de l'Etat (DGME)

Frédéric TIBERGHIEN, délégué interministériel à l'Innovation, à l'économie sociale et à l'expérimentation sociale

Dominique ROUSSET - Cette table ronde s'interrogera davantage sur la répartition des rôles au sein de la collectivité nationale. En effet, compte tenu de l'évolution de nos économies liée à la mondialisation, l'Etat a perdu certaines de ses prérogatives, auparavant quasi régaliennes, au profit des entreprises. Quelle est la responsabilité de celles-ci dans les nouvelles fonctions qui leur sont attribuées ou qu'elles s'attribuent ? Comment l'Etat s'apprête-t-il à accompagner cette révolution ?

Jacques Lesourne, lors de la préparation du colloque, vous avez déclaré que son titre était bon, mais inadapté à l'époque. Pourquoi ?

Jacques LESOURNE - La formulation m'a d'abord semblé judicieuse parce qu'elle suscitait chez tous l'idée qu'il existait un problème. Cependant, j'ai ensuite pensé qu'elle était une question-piège typiquement française, conduisant à une vision erronée des problèmes. Concernant les deux pôles, Etat et entreprises, nous sommes en effet dans une situation où notre vision est faussée par les mots employés, qui sont stables, tandis que les réalités évoluent.

Ainsi, l'Etat est une « très vieille espèce », puisque la cité athénienne et l'empire achéménide en sont déjà des représentants. Naturellement, l'Etat de Louis XIV n'est pas exactement l'Etat moderne. L'Etat futur sera également différent de notre vision actuelle de l'Etat. L'Etat est aussi une espèce très résistante, contrairement aux idées reçues. Je pense qu'elle subsistera et se développera. Aux Nations Unies, le nombre des Etats est d'ailleurs passé de 40 à 190 et une quarantaine d'états supplémentaires verront le jour dans les prochaines décennies.

Cette espèce résistante est modifiée par plusieurs facteurs, dont la mondialisation et l'accession à une vie collective d'un nombre croissant d'individus. La mondialisation entraîne à la fois une multiplication des contraintes pour les Etats et leur impose de collaborer ensemble, dans la mesure où de nombreux problèmes ne seront résolus que par de telles coopérations. En particulier, l'Etat français s'est engagé à respecter de très nombreux traités. Or pourquoi la France a une telle difficulté à évoluer en fonction des circonstances, ceci à tous les niveaux territoriaux ? En effet, ceux-ci s'accumulent particulièrement en France : commune, communauté de communes, département, région, niveau national, Europe, échelon international, etc.

L'entreprise, comme l'a montré le débat, recouvre aussi des réalités variées, des sociétés du CAC 40 jusqu'aux entreprises artisanales, les unes et les autres étant tout aussi importantes pour la prospérité économique. Je conseille souvent à des patrons de PME d'éviter autant que possible de travailler avec l'administration, ne serait-ce que pour préserver leur santé et limiter leurs risques. De la même manière, un ministre français peut émettre une opinion sur la politique d'une entreprise, par exemple sur les contacts entre Renault et General Motors. Il n'en reste pas moins que Renault est une entreprise mondiale. Or ces entreprises sont dirigées par un management issu principalement de leur pays d'origine, possède des actionnaires généralement étrangers et emploie un personnel qui se répartit entre leur implantation centrale et les autres pays. Elles sont des entités extraterritoriales, même si elles doivent respecter le droit de chaque pays où elles sont implantées.

L'Etat et les entreprises englobent donc des acceptions très variées, d'autant plus que les concepts évoluent. De même, l'idée du public et du privé est aujourd'hui différente de celle des Trente Glorieuses. Le secteur public correspond à l'intérêt général et à la propriété de l'Etat, tandis que le privé représente la recherche du profit et du marché.

Dominique ROUSSET - Franck Mordacq, qui représentez l'Etat et sa modernisation, que pensez-vous du titre du colloque, puisque vous sembliez être d'accord pour reconnaître son aspect provocateur ?

Franck MORDACQ - Le titre souligne que ces deux acteurs ne constituent pas des mondes séparés. Ils doivent s'entendre et ont des interpénétrations réelles. Je développerai cette idée, sans posséder la vision prospective et géographique de Jacques Lesourne.

L'Etat est différent de l'entreprise : il ne recherche pas à maximiser les profits, mais à rendre des services. Il est financé par des prélèvements obligatoires et ses dépenses sont engagées au bénéfice de l'ensemble des Français. Cependant, il est bien lié au monde de l'entreprise, pour deux raisons : il s'inspire de plus en plus de l'entreprise dans différents domaines et il est à son service, même si certains pourront le contester.

La grande réforme budgétaire, comptable et de la gestion, de l'Etat, témoigne de ces évolutions. Cette réforme émane d'une volonté politique de transparence dans ce domaine, partagée par la droite et la gauche, et qui se traduit par la loi organique relative aux lois de finance (LOLF). Cette loi vise à rendre le budget plus lisible et à élaborer une comptabilité sur le modèle des entreprises. Le texte, voté à l'unanimité, indique en effet que l'Etat adopte les normes de l'entreprise que nous avons élaborées avec Michel Prada, et les adapte à ses besoins.

Ainsi pour la première fois, au printemps 2007, l'Etat présentera une comptabilité d'exercice en droits constatés, comme les entreprises, en rattachant les charges et les produits à l'exercice, avec un compte de résultats, un bilan, un hors-bilan, une valorisation de son patrimoine immobilier, réalisée à la valeur réelle, et enfin des rapports de performance. Ces derniers montreront au citoyen que l'Etat a pu s'engager effectivement sur des objectifs, et qu'il rendra compte de l'usage des deniers publics. La LOLF est un outil démocratique de mesure de la performance de l'Etat pour la Cour des Comptes, le Parlement et les médias, qui devraient s'y intéresser davantage. Les termes ne sont plus tabous. Les politiques publiques et les résultats de chaque groupe de fonctionnaires pourront être évalués. Nous travaillons d'ailleurs aujourd'hui sur d'autres méthodes du privé, notamment la réingénierie des processus qui permet de s'interroger sur la mise en oeuvre des politiques.

Dominique ROUSSET - Cette prise de conscience de la nécessité de modernisation de l'Etat n'est-elle pas tardive ?

Franck MORDACQ - La modernisation est une démarche permanente, qui oblige à s'interroger sur l'Etat et le niveau de satisfaction qu'il offre aux usagers et aux contribuables. La LOLF nous a ainsi permis de combler notre retard et même de nous trouver désormais en pointe dans ce domaine. De plus, l'organisme international Open Budget a récemment positionné la France en première place de son classement sur la transparence budgétaire, parmi 90 pays, notamment le Canada, la Nouvelle-Zélande, la Grande-Bretagne, présentés pourtant comme modèles. Nous devons maintenant démontrer notre capacité à améliorer la performance de l'Etat.

Frédéric TIBERGHIEN - La France souffre d'un prisme déformant sur ces questions, puisque nous considérons traditionnellement que l'Etat incarne, à l'intérieur et à l'extérieur, la nation et la société. Ce principe suppose que, l'Etat étant en charge de l'intérêt général, il subsume les autres acteurs, dirigeant à l'intérieur, et porte-parole et acteur dominant sur la scène internationale. Le volontarisme politique et économique est une caractéristique culturelle fondamentale de notre pays. Or elle est aujourd'hui mise en cause, notamment par l'émergence de la société civile, à l'intérieur et à l'extérieur, et des acteurs comme les ONG, les syndicats, les collectivités territoriales et les entreprises. Il nous est pourtant difficile de l'admettre, en raison de cette idée de prédominance de l'Etat fortement ancrée chez nous. Son statut est pourtant amené à se diluer et il deviendra un acteur parmi d'autres, dans la société française et internationale.

De plus, parmi les trois scènes du gouvernement du monde, à savoir l'économique, le politique et le social, l'économique tend à devenir dominante. Ainsi, le marché dilue progressivement la sphère politique et sociale, y compris au plan international.

Enfin, je rappelle que la montée en puissance des entreprises, parfois dénoncée, est aussi le résultat de choix politiques importants. La mise en place en 1947 d'institutions internationales, le GATT et l'OMC, visait en effet, à travers la libéralisation du commerce mondial, à promouvoir le libre-échange et ainsi le rôle du marché et des entreprises. Il en va de même des institutions financières internationales qui, selon le consensus de Washington et à travers les politiques d'ajustement structurel, ont recommandé partout la déréglementation et les privatisations. Le traité de Rome, en créant le marché unique, a également induit une logique de déréglementation et entraîné la constitution de grands groupes européens. Il a également revalorisé le rôle du marché en prônant une politique de libre concurrence. Il en est de même pour les privatisations au plan national.

On s'interroge alors sur le futur gouvernement du monde. L'opposition entre Etat et entreprises me semble une alternative trop restreinte, la scène internationale étant un système de multiples acteurs utilisant des leviers variés. Il est difficile de prévoir lequel d'entre eux gouvernera. Nous souffrons en tout cas d'un déficit de gouvernance.

Jean-Paul EMORINE - La mondialisation nous a fait prendre conscience du rôle de l'Etat. A cet égard, l'Inde et la Chine, deux régimes différents, constituent des cas intéressants en termes d'organisation et de structuration. Nous nous posons également cette question pour la France, puisque nous avons évoqué sa modernisation. Il faut également se soucier de notre niveau d'endettement. Or la place des entreprises peut nous aider à moderniser et à réduire notre déficit budgétaire.

La France, centralisée depuis Napoléon, est désormais décentralisée, surtout suite à la révision constitutionnelle de 2003. Des autorités administratives indépendantes telles que la Commission de Régulation de l'Energie ou l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes ont été mises en place. Elles doivent avoir une vision globale du marché et être un interlocuteur privilégié pour l'Etat, en toute indépendance.

Joël BOURDIN - Depuis une vingtaine d'années, on observe fort heureusement un recul du rôle de l'Etat et des collectivités locales au profit du privé. Ainsi, la distribution d'eau et l'assainissement sont assurés à 85 % par le privé par la voie de la délégation, dans des services publics à caractère industriel et commercial. C'est aussi le cas du traitement des déchets. De même, depuis les lois de décentralisation, le chauffage et la restauration dans les établissements scolaires sont réalisés par le privé, en dehors de toute doctrine politique. Depuis quelques années s'est par ailleurs développée la politique des 3 P : partenariats public-privé. Par exemple, ce type de partenariats est utilisé lors de la construction de locaux d'administrations telles que la gendarmerie, alors que celle-ci relevait auparavant du public.

Frank MORDACQ - Il faut distinguer les réformes du gouvernement (régimes spéciaux, sécurité sociale, hôpital, justice, police...), et la modernisation de l'Etat (modes de gestion, d'organisation et de process ou fonctions de soutien), qui relève largement de l'économie. Les dépenses publiques sont trop élevées, et nous avons besoin d'un meilleur service public au meilleur coût.

Je citerai un autre exemple qui atteste que l'Etat s'inspire des méthodes des entreprises : les audits de modernisation. Par ce biais, la mise sous tension de l'Etat est semblable à celle du privé. Il s'agit de radiographier régulièrement l'administration en étudiant ses modes d'organisation. En 18 mois, 127 audits ont été lancés, selon une périodicité de trois mois et pour les quinze ministères. Ils portent sur une masse d'enjeu budgétaire de 120 milliards d'euros, sachant que le budget de l'Etat correspond à 180 milliards d'euros. Ces inspections ont été réalisées en interne, mais aussi par des consultants du privé.

Un audit transverse nous a ainsi montré notre intérêt à mutualiser les fonctions achats pour être mieux armés face aux fournisseurs et posséder un meilleur système de formation et d'information économique. L'Etat a en effet également besoin de dégager des marges de manoeuvre.

De même, un audit au ministère des Finances sur la déclaration de revenus sur Internet a permis de comprendre qu'il convenait d'améliorer le fonctionnement du site Internet de cette administration pour parvenir à une capacité d'accueil de 8 millions de personnes. L'accueil est passé de 3 à 5,7 millions sans encombre, grâce à « Bison futé » et à un système d'étalement. L'audit a aussi mis en avant des gains de productivité : un million de télédéclarants aboutit à 75 emplois supprimés. Les contractualisations menées au ministère des Finances démontrent qu'au sein du Trésor public et à la Direction générale des impôts, des milliers de d'emplois peuvent être supprimés en trois ans.

La démarche a également été efficace pour l'Education Nationale : un audit a confirmé que les décharges de service des enseignants du second degré s'élevaient à 28 000, certaines étant justifiées. Les ministres de l'Education et des Finances ont présenté, dans la loi de finance, une mesure consistant à supprimer 3 000 emplois, grâce au remplacement d'une heure pédagogique, devenue sans intérêt, par la présence des professeurs. Conformément au souci de transparence destiné notamment à favoriser le débat, ces audits sont d'ailleurs publiés sur internet.

Jean-Paul EMORINE - Les relations entre l'intérêt public et les intérêts privés évoluent. L'ordonnance de juin 2004 a fixé un cadre juridique à ces partenariats. Il s'agit d'un contrat administratif, par lequel une personne physique confie à un tiers une mission globale. Cette mission peut être relative au financement d'investissements immatériels d'ouvrages ou d'équipements nécessaires au service public, ainsi qu'à leur construction ou à leur entretien. Par exemple, le viaduc de Millau, ouvrage public, a été réalisé par un partenaire privé. Ce sujet a également fait débat concernant la privatisation des concessions d'autoroutes, puisque la presse déclarait que l'Etat vendait ainsi son patrimoine, alors qu'il s'agissait d'une simple mise en concurrence. Nous nous interrogeons aujourd'hui avec le ministre de l'équipement et des transports sur la réalisation d'autoroutes par le privé, notamment pour la route centre Europe atlantique.

Jacques LESOURNE - Il existe de nombreuses nuances entre le public et le privé. Compte tenu du processus de construction de la France, le problème tient à la recomposition des activités de l'Etat, et non à la diminution de ses responsabilités. Dans un article paru dans Commentaires, je m'interrogeais sur les raisons de la difficulté à réformer en France. Celle-ci est un millefeuille, dont les couches les plus importantes ne sont pas les plus visibles. Au sommet peut se trouver une attitude radicale socialiste alors que, de son coté, l'administration d'Etat est extrêmement fragmentée et que l'on observe également un « empilement » d'administrations en raison de la décentralisation. Les couches moins visibles, qui donnent à la LOLF son intérêt, recouvrent des règles transversales et horizontales de droit public, qui échappent aux ministres dans leurs domaines de compétence et rendent toute réforme très difficile. Cette question a été peu étudiée et de fait, des fonctionnaires, d'ailleurs louables dans leur travail, en appliquant quotidiennement des textes parfois très anciens, empêchent parfois les réformes. Qui alors l'emportera : les fonctionnaires ou la LOLF, réforme aussi importante que les privatisations ? L'Etat semble en tout cas s'efforcer d'évoluer.

Aux échelons inférieurs, la loi électorale induit que les acteurs potentiellement les plus porteurs de réformes, au centre, doivent tenir compte des extrémités. Il faut aussi considérer notre structure syndicale : les syndiqués représentent 2 % des actifs dans le privé et 25 % dans le public. Il s'agit donc plus de syndicats de retraités que d'actifs. Notons également l'importance de l'idéologie (nous avons ainsi vu ce qui doit être public ou non). Rappelons-nous aussi cet état d'esprit sympathique de la société française, qui a été bien décrite par Jean Yanne et qui se place volontiers du côté de celui à qui la réforme déplait.

D'où l'importance des agences, qui permettent des actions auparavant incompatibles avec les règles publiques. L'Etat cherche aujourd'hui à sortir de ses règles historiques et à retrouver les fonctions qu'il a besoin d'exercer. Ainsi, il était autrefois essentiel que l'Etat construise ses bâtiments, mais la situation a évolué. De même, concernant les concessions pour l'eau, ce qui importe n'est pas tant les responsables que les principes de gestion mis en oeuvre.

Un marché ne peut toutefois exister sans droit et donc sans tribunaux, comme l'ont montré les anciens pays socialistes. Si certaines entreprises travaillent pour le public, elles ne doivent pas empiéter sur la responsabilité publique, et des règles très claires doivent être définies. Police, armée, défense, tribunaux, sont naturellement de la responsabilité de l'Etat, ou éventuellement de plusieurs Etats, et il est impossible de transiger sur ces questions.

J'ai écrit de manière provocante que la France après la guerre est une URSS qui a réussi. Pendant les Trente Glorieuses, l'Etat contrôlait en effet l'énergie, les transports, les communications et la poste, la politique agricole et du logement, et possédait les banques et les compagnies d'assurance. Cet Etat a néanmoins eu la sagesse d'être démocratique et de ne pas intervenir dans la gestion de ces entreprises. Or le souvenir de cette période de grande réussite de la société française, fascinante, persiste parfois dans nos univers intellectuels.

Frédéric TIBERGHIEN - Notre débat semble ignorer que le monde ne se résume pas à l'Etat et à l'entreprise, et qu'ils ne sont pas la solution. Une des caractéristiques de la société contemporaine est, au contraire, de montrer leurs limites. L'Etat a beau se réformer, il connaît de très graves échecs, tout comme le marché, même s'il fonctionne bien. La réapparition des phénomènes d'exclusion sociale ou des travailleurs pauvres en est un signe, bien que les collectivités publiques appliquent les prélèvements les plus élevés au monde.

Entre l'Etat et l'entreprise existe un tiers secteur, aux règles de fonctionnement différentes. Les phénomènes d'exclusion sociale et de protection de l'environnement nous en font redécouvrir la nécessité. Nous constatons en effet l'intérêt croissant pour l'économie sociale, qui représente ce tiers secteur. Celle-ci met en évidence des phénomènes de cohésion et de solidarité. Ainsi, la réforme de la sécurité sociale et de la santé se traduit par une augmentation de la prise en charge par la solidarité, organisée par les mutuelles. L'élargissement de la responsabilité sociale et environnementale aux entreprises, à travers la responsabilité sociétale, est d'ailleurs le signe que leur performance ne peut être jugée simplement à l'aune de critères économiques et financiers.

Il faut également prendre en compte l'apparition, tardive en France, de vraies multinationales, détestées par l'opinion publique. Néanmoins, de nombreuses entreprises ayant acquis ce statut dans les années 90, sont en passe de régler ce problème en conduisant une démarche de responsabilité sociétale. Celle-ci se traduit par l'apparition de chartes éthiques et de normes de gouvernance plus sévères, et par le respect des normes sociales imposées aux fournisseurs, à travers la supply chain et le développement des audits sociaux, y compris à l'étranger, pour vérifier le respect des standards internationaux. Elle est aussi visible dans le développement spectaculaire du reporting social et environnemental où les entreprises françaises sont bien placées avec les normes de la Global Reporting Initiative, proposées par la Coalition for Environmentally Responsible Economies (CERES) en 1997, ou en vertu de la loi sur les nouvelles régulations économiques (NRE).

On l'observe encore dans le développement des partenariats ONG/entreprises. En témoignent également l'idée selon laquelle les entreprises conduisent, en complément au dialogue social, un dialogue civil avec diverses composantes de la société (consommateurs, épargnants...) ainsi que les actions qu'elles développent pour intégrer la dimension sociale et environnementale. Elle se manifeste encore par le renouvellement d'un dialogue social spontané et la mise en place d'accords-cadres internationaux, dans laquelle nombre d'entreprises françaises sont pionnières (au-delà de l'Europe, qui l'exige). En effet, aucune règle n'oblige actuellement les entreprises à avoir des instances sociales consultatives dans le monde. Enfin, le souci environnemental se développe, à travers des sujets comme la coefficience ou l'écoconception. Il me semble donc que de nombreuses entreprises prennent maintenant en charge des sujets d'intérêt général.

Hugues de JOUVENEL - Il a été indiqué à plusieurs reprises que les évolutions allaient dans le bon sens, mais ce sens est-il celui du passage du public au privé ?

Il importe de distinguer trois éléments : le statut, les finalités et l'évaluation. A mon sens, le statut, public ou privé, est peu important. Les finalités sont en revanche très différentes : le privé répond aux besoins solvables du marché, tandis que le public est le promoteur d'objectifs salutaires impliquant un jugement de valeur. Par exemple, l'éducation obligatoire ne répondait pas à une demande sociale, mais était estimée comme un bien salutaire à moyen et long terme. Il incombait à la puissance publique, sous forme d'écoles privées ou publiques, de donner un sens au concept de bien commun, ou aujourd'hui d'intérêt public. Indiquer que la société civile sera consultée sur ces biens salutaires, pour connaître la demande sociale, me semble relever de la démagogie. Il importe en revanche de comprendre la manière dont les politiques conçoivent l'intérêt collectif.

L'évaluation, quant à elle, est de deux types. D'un côté se trouve l'évaluation à l'aune du calcul avantages/coûts financiers. Elle est nécessaire. Version minimaliste de la LOLF, elle renvoie au débat de la RCB (rationalisation des choix budgétaires) dans les années 70. De l'autre côté, on pratique l'évaluation des politiques publiques à l'aune de leurs finalités. Elle implique que la LOLF ne soit pas dévoyée par les directions des organisations, que le débat public porte sur les finalités de l'action publique. La question de la performance n'est alors pas uniquement financière, mais elle est aussi appréciée selon les objectifs assignés. J'ajoute un quatrième volet : les péréquations, que nous devrons gérer, par exemple entre communes riches et pauvres ou entre les bureaux de postes du centre de la capitale et du Massif Central en voie de désertification.

Jean-Paul EMORINE - Le bon sens, celui que nous devons suivre, correspond à l'intérêt de nos concitoyens. Dans le débat sur le partenariat public-privé, il n'est pas question de remettre en cause les fonctions régaliennes de l'Etat en matière de défense, d'enseignement, de sécurité, de justice et de solidarité. Je souhaite par ailleurs souligner l'importance de la LOLF pour les parlementaires. La loi de finance ne nous permettait que d'apporter des amendements à la marge sur certains secteurs peu importants. La LOLF recouvre, elle, différentes missions dans le cadre desquelles les parlementaires peuvent faire évoluer les budgets. Ainsi l'an dernier, dans le budget de l'agriculture, nous avons pu affecter des fonds significatifs à l'assurance récolte. L'évaluation de la LOLF est importante. Dans cette logique, au printemps 2007, un an après sa mise en place, les parlementaires pourront auditionner les ministres sur son application.

Concernant le partenariat public privé, nous avons déjà réalisé des démarches auprès de la Commission, pour faire évoluer le statut de France Télécom, d'EDF, de Gaz de France, ou plus récemment Aéroports de Paris, alors que certaines familles politiques le désapprouvent. Nous amenons ainsi des grandes entreprises françaises vers une gestion privée. Nous évoquerons peut-être leur gouvernance et les interférences entre le public et le privé.

Frank MORDACQ - La LOLF ne doit effectivement pas être bloquée par des combats d'organisation de structure. La volonté politique initiale, qui s'est affermie, doit perdurer. L'administration ne peut pas évoluer sans elle. Les parlementaires de droite et de gauche ont accepté de travailler ensemble sur cette réforme, parce qu'elle constitue un outil et non un instrument de politique. Les ministres, ainsi que les responsables de programme, seront tous auditionnés. Il s'agit de mesurer les résultats socio-économiques, relevant du ministre, mais aussi la qualité de service et de productivité, relevant du responsable de programme. Ces rapports de performance seront publiés en même temps que les comptes, et feront l'objet d'un débat. Ils ne se substituent pas à une démarche plus ample d'évaluation des politiques publiques, au-delà du seul cadre de l'Etat. Plus largement, nous prévoyons toujours une revue des programmes de plus grande ampleur, comme au Canada.

Joël BOURDIN - Je souhaiterais donner une illustration des évolutions actuelles de la gestion publique et privée. Les haras nationaux, créés par Louis XIV, et destinés à fournir les armées en chevaux, sont toujours un établissement public national. Les haras assurent aujourd'hui une mission d'identification des chevaux et d'étalonnage, et ils sont concurrencés par des étalonniers privés. Ils ont perdu de leur importance, parce que leurs moyens étaient insuffisants, en raison de leurs méthodes étatiques. J'ai été alors amené à formuler des propositions d'évolution. Il est ainsi évident que certains domaines retomberont dans le privé, car ses modes de gestion leur sont plus adaptés.

Frank MORDACQ - Les modes de gestion sont importants. L'Etat intervient dans ce domaine, mais nous avons également créé des établissements publics, administratifs, industriels ou commerciaux, et des services à compétence nationale. En identifiant des « centres de responsabilité », avec un responsable, un contrat lui demandant de tenir des objectifs avec les moyens nécessaires et un intéressement, il est possible de faire évoluer la performance de certains secteurs publics.

Dominique ROUSSET - Qui doit aujourd'hui assurer la régulation ? Les entreprises privées prennent de grandes responsabilités, mais l'Etat a également un rôle à jouer.

Jacques LESOURNE - Le privé intervient dans des domaines réservés auparavant à l'Etat, parce que la société, ainsi que ses attentes vis-à-vis de l'Etat, évoluent. Pendant un temps, les arsenaux ont ainsi été absolument nécessaires à la France pour sa production d'armes, puis une réforme de la direction des constructions navales et aéronautiques et des armements terrestres a eu lieu, parce que les besoins changent. L'Etat est chargé de fixer le niveau de dépense, de commander les matériels et de les gérer.

Il faut faciliter le désengagement de l'Etat de tâches annexes, qui l'empêchent de consacrer ses moyens à ses véritables besoins de demain. J'avais ainsi proposé que chaque ministère s'interroge sur ses actions, et sur celles devenues inutiles, et donc à supprimer. Par exemple, jusqu'en octobre existaient deux dépôts légaux d'ouvrages : l'un auprès de la Bibliothèque Nationale et l'autre auprès de la police. Ce dernier, datant sans doute de Napoléon III, qui souhaitait contrôler les publications, a heureusement été supprimé pour les livres.

Il convient également d'identifier les tâches qui pourraient être mieux réalisées en externe, sans mettre en cause la responsabilité régalienne de l'Etat, et de cerner ce qui doit être gardé en interne et développé pour répondre aux besoins nouveaux. Les responsabilités environnementales de l'Etat, ou d'une collectivité d'Etats comme l'Europe sont notamment essentielles. Plus l'Etat se crispe sur un statu quo , plus il maintient des activités inutiles. La cavalerie française n'est, par exemple, plus essentielle pour la défense nationale. La France est donc bloquée par des freins majeurs dans le développement d'éléments qui ne peuvent être favorisés que par la puissance régalienne.

Frédéric TIBERGHIEN - Si nous admettons que la régulation internationale est déficiente, en raison du nombre croissant d'acteurs, il faut souligner l'incapacité des Etats à mettre au point rapidement des normes internationales. Ainsi, l'OMC n'a rien produit depuis sa création, sans doute parce que les Etats sont trop nombreux, que leurs intérêts sont de plus en plus opposés, et que la méthode de négociation est trop complexe. Nous nous dirigeons vers une impasse de la société internationale traditionnelle.

C'est pourquoi une « soft law » internationale se développe, par l'intermédiaire des entreprises. Les grandes initiatives en matière de responsabilité sociale des entreprises (RSE) relèvent d'ailleurs du « droit mou ». Ce phénomène met en évidence la nécessité de retravailler sur cette gouvernance mondiale. Une déclaration de 1998 de l'Organisation Internationale de Travail (OIT) lie les trois composantes, mais ce n'est pas un traité international. De même, la tentative par l'ONU d'élaborer un traité sur la responsabilité des entreprises multinationales est bloquée depuis plusieurs années. De son côté, la méthodologie de reporting international pour les entreprises, issue de la Global Reporting Initiative du Programme d'environnement des Nations Unies (PNU) émane d'une coalition d'ONG, et non d'Etats.

De la même manière, l'IASC (International Accounting Standards Committee) qui élabore les principes comptables est une association de droit privé. Toutes les négociations importantes et structurantes dans les relations mondiales se déroulent donc en dehors de la sphère publique, même si les Etats décident d'en réappliquer certains principes. Les règles de gouvernance des entreprises sont également émises par les autorités de marchés financiers, très souvent indépendantes des Etats. De même, l'ISO, qui a établi une norme internationale sur la responsabilité sociale des entreprises, est une association de droit privé.

Du fait de la lenteur des Etats à établir des normes et de la volonté des entreprises d'aller au-delà du minimum de la loi, émerge un espace nouveau : la prédominance de la soft law , au plan national ou international. N'oublions pas le rôle de l'OCDE, qui énonce des recommandations à l'attention des entreprises, reprises éventuellement par les Etats. Nous sommes donc en train d'inventer de nouveaux outils, en dehors des Etats. Ce changement sera sûrement problématique et l'après-Kyoto en est un exemple.

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