2. Résoudre le conflit d'intérêt de l'Etat actionnaire par une régulation indépendante

Si c'est assurément la décision européenne prise en 1993 de généraliser la concurrence sur tous les services de télécommunications à compter du 1 er janvier 1998 qui entraîna l'ouverture à la concurrence du secteur , le mode choisi pour réguler cette concurrence, à savoir le recours à une autorité indépendante, n'a pas été directement imposé par Bruxelles.

Les textes et la jurisprudence communautaires applicables en 1996 se bornaient simplement à poser le principe de la séparation des fonctions d'opérateur et de régulateur : ainsi, la directive 90/388 relative à la concurrence dans les marchés de services de télécommunications exigeait l'indépendance des autorités chargées de la réglementation à l'égard des entreprises offrant des biens ou services.

L'introduction en droit français des autorités administratives indépendantes 6 ( * ) s'inscrit en fait dans un mouvement plus large, qui a notamment trouvé à s'exprimer en dehors de toute contrainte tirée du droit communautaire. Ainsi, ce mouvement a été initié en France dès la fin des années 1970 avec la création de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) 7 ( * ) et, avant la création de l'Autorité de régulation des télécommunications (ART), le domaine économique comptait déjà plusieurs autorités de régulation, mais essentiellement pour les besoins de l'organisation efficace des marchés financiers, reposant sur l'adhésion des acteurs économiques à un corpus de règles: Commission des opérations de bourse (COB), Conseil des marchés financiers (CMF) 8 ( * ) , Commission bancaire...

La raison première qui conduisit le Gouvernement à proposer au Parlement la création d'une autorité de régulation du secteur des télécommunications est assurément le conflit d'intérêts qu'induisaient pour l'Etat la détention de la majorité du capital de l'opérateur historique et la compétence réglementaire. Ce conflit d'intérêt, pour reprendre les mots de Mme Marie-Anne Frison-Roche, peut « conduire les titulaires du pouvoir à exercer les moyens qu'on leur a donnés à d'autres fins que ce pour quoi on leur a donnés » 9 ( * ) . L'ouverture à la concurrence exigeait en effet de prendre des mesures contraignant l'opérateur historique à laisser un espace économique pour l'émergence de la concurrence, mesures qui allaient évidemment contre les intérêts immédiats des actionnaires de France Télécom, au premier rang desquels l'Etat.

A partir du moment où l'Etat restait propriétaire d'un exploitant qui se trouvait mis en concurrence avec des exploitants privés, il devenait juge et partie. Dans son rapport de 1996 sur le service public, le Conseil d'Etat lui-même convenait « qu'en pareil cas, il serait au moins nécessaire de confier la tutelle de l'exploitant et l'édiction des règles à des administrations différentes » . Il ajoutait que « dans les secteurs où l'on estime que cette précaution est insuffisante, il est possible de créer une autorité indépendante, mais à la condition qu'elle n'ait pas compétence pour édicter des règles générales. »

C'est l'option qu'a retenue le Gouvernement d'alors.

M. François Fillon, alors ministre de tutelle de l'opérateur historique, justifiait en ces termes la création de l'ART lors de la présentation devant l'Assemblée nationale, le 10 mai 1996, du projet de loi de réglementation des télécommunications 10 ( * ) :

« Pourquoi une institution indépendante ? Parce que l'opérateur principal sur le marché, celui qui assurera le service public, restera sous le contrôle de l'Etat.

Cette raison est déterminante : l'Etat ne saurait demeurer l'actionnaire majoritaire de France Télécom et prétendre en même temps faire respecter la loi du marché avec toute l'impartialité requise. Placer la puissance publique en position de juge et partie, cela reviendrait à fausser les règles de la concurrence, à décourager la libre entreprise, bref à tuer dans l'oeuf la libéralisation de nos télécommunications. La nouvelle autorité de régulation pourra, elle, garantir à tous un traitement équitable et arbitrer les litiges entre opérateurs concurrents en toute indépendance ».

L'objectif visé est donc d'abord de sortir l'Etat de sa double fonction de joueur et d'arbitre, mais aussi de donner à voir l'indépendance de l'arbitre en recourant à une autorité de régulation indépendante de l'Etat.

Un régulateur indépendant, installé dans la durée du fait de sa composition et de son statut -collège renouvelable par tiers, mandat irrévocable et non renouvelable de six ans, régime d'incompatibilités-, assure aussi une meilleure prévisibilité et une confiance renforcée, favorables à l'investissement.

* 6 Si l'ART n'a pas été qualifiée d'autorité indépendante par le législateur, elle a été reconnue comme telle par le Conseil constitutionnel (n°96-378 DC).

* 7 Pour plus de détails, voir le rapport 2005-2006 n° 404 « Les autorités administratives indépendantes » fait par M. le sénateur Patrice Gélard au nom de l'Office parlementaire d'évaluation de la législation.

* 8 Le CMF et la COB ont été fusionnés dans l'Autorité des marchés financiers (AMF) par la loi n° 2003-706 de sécurité financière du 1er août 2003.

* 9 « Pourquoi des autorités de régulation ? », in Le politique saisi par l'économie , Club Ulysse, éd. Economica, 2002.

* 10 Devenu loi n°96-659 du 26 juillet 1996 de réglementation des télécommunications.

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