b) Une gestion des fréquences également éclatée

A ce morcellement de l'action gouvernementale en matière numérique, se superpose une gestion compartimentée du spectre hertzien.

Un effort de cohérence a pourtant conduit à la création, en 1996 139 ( * ) , de l'Agence nationale des fréquences 140 ( * ) (ANFr) , établissement public à caractère administratif réunissant le comité de coordination des télécommunications, rattaché aux services du Premier Ministre, la direction générale des postes et télécommunications (DGPT), placée sous l'autorité du ministre chargé des télécommunications, et le service national des radiocommunications (SNR), service extérieur du même ministère.

Placée auprès du ministre en charge des communications électroniques, l'Agence a reçu trois missions principales 141 ( * ) :

- la planification du spectre, qui implique la participation, au niveau international 142 ( * ) , à l'élaboration des plans de fréquences et des procédures qui doivent ensuite se traduire par l'évolution du tableau national de répartition des bandes de fréquences (TNRBF) établi, par consensus, pour répondre aux besoins de tous les affectataires du spectre en France ;

- la gestion des fréquences, c'est-à-dire l'enregistrement des droits associés aux émetteurs et aux assignations et la vérification de la compatibilité des fréquences demandées avec le paysage radioélectrique existant, y compris aux frontières ;

- la police du spectre, chargée de s'assurer que l'utilisation des fréquences est conforme aux spécifications techniques et aux procédures réglementaires édictées, dans le souci de garantir un usage optimisé des bandes de fréquences avec un minimum de perturbations.

Dans les faits, l'ANFR partage ces missions avec les neuf affectataires du spectre de fréquences qui ont accès à ce domaine public de l'Etat pour leur usage propre, comme dans le cas d'un département ministériel, ou en vue de l'attribution de fréquences à des tiers, comme dans le cas des deux autorités administratives indépendantes, le CSA et l'ARCEP .

En effet, l'ARCEP et le CSA ne sont que deux des neuf principaux utilisateurs de fréquences. Parmi ces neuf, le ministère de la défense est le premier utilisateur ; s'y ajoutent ensuite le ministère de l'intérieur, pour la police, les pompiers et le SAMU, le ministère de la recherche, notamment pour la radioastronomie, le ministère des transports pour ce qui concerne la météorologie, les phares et balises et le contrôle fluvial, le ministère en charge de l'espace pour le CNES et toutes les applications spatiales, et enfin l'aviation civile.

Or l'ARCEP et le CSA gèrent de manière complètement différente les bandes de fréquences qui leur sont affectées . Schématiquement, on peut retenir la distinction établie par le député Emile Blessig, dans son rapport déjà cité 143 ( * ) : le CSA alloue les fréquences dont il est affectataire alors que l'ARCEP les loue.

L'ARCEP attribue les ressources en fréquences dont elle est affectataire selon des modalités liées au type d'équipements concernés :

- pour les appareils de faible puissance et de faible portée, quand les risques de brouillage sont faibles (après études de compatibilité électromagnétique), des décisions fixent les conditions techniques d'utilisation. Dès lors, il suffit qu'un équipement respecte ces conditions pour pouvoir être utilisé librement, sans autorisation individuelle préalable. Ceci permet le développement rapide d'applications telles que le Wifi, les RFID (étiquettes intelligentes)... ;

- pour certains équipements opérant sur une zone géographique réduite (réseaux privés, faisceaux hertziens), l'ARCEP procède à une coordination technique visant à utiliser efficacement la ressource hertzienne ; elle délivre alors une autorisation individuelle « au fil de l'eau » ;

- pour des systèmes utilisant une large quantité de spectre sur une base nationale ou régionale (GSM, UMTS, Wimax...), des procédures spécifiques d'appel à candidature sont mises en place.

Chaque opérateur se voit alors allouer une quantité de spectre qu'il peut utiliser librement pour déployer son réseau cellulaire . Or, la quantité de fréquences et leur bonne utilisation influent directement sur le nombre de clients potentiels des opérateurs ainsi que la qualité de leurs services. Par conséquent, les opérateurs sont incités, d'une part, à optimiser l'usage du spectre pour des raisons de capacité (nombre de clients) et de coûts et, d'autre part, à faire évoluer leur ingénierie en fonction des meilleures technologies disponibles. Toutefois, l'ARCEP contrôle le bon usage des fréquences par les attributaires et, en particulier, le respect de leurs engagements en termes de déploiement 144 ( * ) .

En matière audiovisuelle, la délivrance d'autorisations fait l'objet d'une approche complètement différente et très administrée. Cette différence d'approche trouve notamment son origine dans l'identité des attributaires de fréquences : en raison de l'impact culturel et social des médias de masse que sont la radio et la télévision, le CSA alloue des fréquences à des éditeurs de contenus et non à des opérateurs de réseaux. Quand le CSA donne une autorisation de fréquence à une chaîne, l'usage de cette fréquence est donné comme un sous-produit de l'autorisation : celle-ci doit servir à diffuser le contenu ainsi autorisé.

La planification en radiodiffusion est caractérisée par des émetteurs en nombre plus faible que pour les réseaux mobiles, mais qui diffusent à forte puissance et qui nécessitent souvent des opérations de coordination aux frontières. En raison de la typologie des réseaux, la planification d'ensemble est réalisée par les administrations lors de conférences internationales (la dernière s'est tenue l'an dernier à Genève), qui fixent zone par zone les fréquences qui pourront être utilisées, charge ensuite aux Etats, de veiller ou non à optimiser leur plan de fréquences ainsi établi au niveau international. L'ingénierie du réseau est donc réalisée par le régulateur audiovisuel et non par l'exploitant du réseau. La planification de fréquences par l'administration amène à prendre des marges en matière de fréquences, suffisantes pour garantir l'absence d'interférences.

La planification audiovisuelle

Les bandes de fréquences de radiodiffusion sont divisées en « canaux », numérotés selon des conventions internationales. Un « canal » au sens de la radiodiffusion représente une fréquence en une position géographique donnée. Ainsi, les bandes de fréquences IV et V (470 - 614 MHz et 614 - 862 MHz) qui représentent un total de 392 MHz, sont divisés en 49 canaux de 8 MHz, numérotés de 21 à 69. Sur chaque canal de ces bandes peut être transmis, en un point donné, une chaîne en analogique, ou un multiplexe (composé de 6 chaînes de télévision) en numérique.

1/ La planification traditionnelle des réseaux de diffusion audiovisuelle : l'assignation

Jusqu'à aujourd'hui, la planification des réseaux de diffusion est réalisée sur la base d'assignations, c'est-à-dire que des fréquences sont affectées par l'administration à chaque site de diffusion, et coordonnées au niveau international. Ces fréquences sont choisies en fonction de la zone de couverture des sites et donc, de leur potentiel d'interférence (national et international). En analogique, un canal N est susceptible d'être particulièrement brouillé par les canaux dits « tabous » N-9, N-1, N-4, N, N+1, N+4, N+9. Ces canaux ne peuvent donc être affectés à des sites proches d'un site pour lequel le canal N a été affecté, sous peine d'interférences.

Ainsi, un site sur lequel est affecté le canal 32, ne peut émettre sur les canaux 23 (32-9), 28 (32-4), 31 (32-1), 33 (32+1), 36 (32+4), 41 (32-9) et doit être suffisamment éloigné de sites où ces canaux - ainsi que le canal 32 - sont affectés.

Le plan de fréquences qui en résulte, c'est-à-dire le numéro de canal pour chacun des sites de diffusion pour la transmission d'un signal, constitue une couche. Sur une couche, va pouvoir être diffusée une chaîne analogique (ou un multiplexe numérique) sur l'ensemble du territoire. Il est possible d'ajouter d'autres couches, pour peu que les règles de non interférence soient respectées, et que la coordination avec les pays limitrophes puisse s'opérer.

L'émergence du dividende numérique, sous la forme de sous-bandes de fréquences harmonisées susceptibles d'accueillir différents services, implique une remise en cause de ce paradigme historique et donc un réaménagement de ces couches.

2/ Les nouvelles méthodes de planification : l'allotissement

La replanification des réseaux de diffusion audiovisuelle, décidée aux Conférences Régionales des Radiocommunications de Genève (CRR-04 et 06), change les règles de déploiement pour les adapter aux réseaux numériques de type DVB (Digital Video Broadcasting). Les fréquences ne sont plus seulement affectées à des sites de diffusion, mais également à des zones géographiques, sans faire référence à des sites géographiques précis. La France est ainsi divisée en plusieurs dizaines de régions dans lesquelles des canaux ont été identifiés. Un atout de ce mode de planification est de s'affranchir partiellement des sites de diffusion, et donc de permettre aux opérateurs de disposer de plus de liberté dans leurs déploiements. Par ailleurs, les règles de non interférence en diffusion numérique sont moins contraignantes qu'en analogique, ce qui permet potentiellement d'identifier plus de canaux sur le territoire.

Néanmoins, cette replanification n'est qu'un premier pas. Il est nécessaire d'aller au-delà, vers une approche orientée vers la mise en place de sous-bandes nationales de fréquences plutôt que de couches. Par ailleurs, l'évolution de ces techniques de planification, avec par exemple l'utilisation de technologies de type SFN (« Single Frequency Network »), devraient permettre d'augmenter la taille du dividende numérique.

Il apparaît ainsi que chaque autorité administrative indépendante affectataire d'une portion de spectre gère ses fréquences de façon très différente. Les opérateurs auxquels l'ARCEP délègue la planification des fréquences rares ont un intérêt direct à utiliser au mieux le spectre qui leur est attribué contre paiement. En revanche, le CSA assure lui-même la planification des fréquences audiovisuelles. Si la qualité de ce travail est reconnue, aucun mécanisme n'existe actuellement pour garantir la gestion optimale des fréquences audiovisuelles.

Aucun audit n'a été mené pour évaluer le degré d'optimisation du spectre par ses affectataires. Comme cela a pu être dit à votre rapporteur, « les fréquences sont invisibles et leurs gestionnaires obscurs ». Pourtant, ce sujet d'apparence technique a une réelle portée politique et économique, ce qui implique de mettre au grand jour et d'unifier les principes de la gestion du spectre, à l'heure où la numérisation renforce la convergence et l'exigence de mobilité.

* 139 Par la loi de réglementation des télécommunications du 26 juillet 1996.

* 140 Notamment suite au rapport du conseiller d'Etat Pierre Huet établi à la demande du Premier Ministre.

* 141 Inscrites dans le code des postes et des communications électroniques (notamment, article L.43 et articles R.20-44-11 et R.52-3-1 sq).

* 142 Ainsi, l'Union internationale des télécommunications, à Genève, remet à jour tous les trois ou quatre ans le règlement des radiocommunications, c'est-à-dire le livre des partages des fréquences entre États. Il existe aussi des conférences régionales des radiocommunications.

* 143 Ibid., p.64.

* 144 A cet égard, il peut être noté qu'elle a déjà été amenée à sanctionner des opérateurs qui ne respectaient pas de telles obligations, comportements contraires à l'objectif de gestion efficace des fréquences. Elle a ainsi retiré partiellement des autorisations d'utilisation de fréquences (cf. décisions n°02-507 et 02-508 du 27 juin 2002 concernant des autorisations de boucle locale radio).

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