B. UN CONSTAT PRÉOCCUPANT : UNE « DISCRIMINATION DE FAIT »

Votre mission d'information a relevé, au fil de ses travaux, un très large consensus sur la nécessité d'élargir la base sociale de recrutement des classes préparatoires.

En effet, les grandes écoles auxquelles elles préparent sont régulièrement accusées de produire, sous couvert de la légitimité que leur assure le mode d'accès par concours, des élites socialement homogènes.

Il s'agit donc là non seulement d'un enjeu de « justice sociale », essentiel pour préserver la vitalité et la cohésion de notre société française, mais également d'une question de « justification sociale » des grandes écoles elles-mêmes, qui constituent un creuset - parmi d'autres - de formation des cadres dirigeants de notre pays.

Or, comme l'a souligné M. Louis Schweitzer, président de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE), lors de son audition devant la mission, l'accès aux classes préparatoires aux grandes écoles est marqué par une « discrimination de fait », et non de droit, puisque leur recrutement, démocratique, se fonde sur le critère de l'excellence scolaire.

Le précédent Président de la République, M. Jacques Chirac, avait mis en avant ce même constat lors de l'installation de la HALDE : « la promotion par les études reste une réalité d'abord pour les universités, mais, on le sait, lorsqu'il s'agit d'accéder à des classes préparatoires ou des établissements supérieurs pratiquant une sélection juste après le baccalauréat, les discriminations sociales et territoriales sont fortes et réelles . Ce phénomène ne touche pas seulement les lycées classés en zone d'éducation prioritaire : il entretient un processus de reproduction des élites, dont un nombre croissant d'élèves se sent de plus en plus exclu . » 19 ( * )

Toutefois, si elles renvoient une image amplifiée des dysfonctionnements de notre « ascenseur social », les grandes écoles et les classes préparatoires ne sont pas un « îlot » d'inégalité sociale dans un paysage éducatif parfaitement démocratique : elles arrivent en fin d'un processus de « tri social » qui agit et se renforce tout au long du parcours scolaire, de la maternelle à l'accès au baccalauréat .

Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron soulignaient, dans « Les Héritiers » , ouvrage publié il y a plus de quarante ans, que « la cécité aux inégalités sociales condamne et autorise à expliquer toutes les inégalités, particulièrement en matière de réussite scolaire, comme inégalités naturelles, inégalités de dons . »

Il est donc nécessaire, afin de pouvoir transformer la situation, d'en avoir au préalable une bonne connaissance objective.

1. L'évolution de la diversité sociale dans les grandes écoles : stagnation ou régression ?

La porte d'entrée aux grandes écoles est étroite, compte tenu de leur degré élevé de sélectivité : en effet, seuls 5 % des élèves entrés en 6 e y accèdent chaque année, soit 110 à 120 000 élèves 20 ( * ) .

En outre, les contrastes dans les chances d'accès des différentes catégories socioprofessionnelles aux grandes écoles ont toujours été forts .


• Si une étude publiée en 2003 21 ( * ) met en avant une certaine démocratisation, dans la période allant des années 1940 aux années 1970, la probabilité d'intégrer une grande école, pour les générations nées dans les années 1960, reste encore de 20 % pour un fils de professeur ou de profession libérale, alors qu'elle n'est que de 5 % environ pour un élève issu de milieu intermédiaire et de 1 % seulement pour un enfant d'ouvrier qualifié.

Cette même étude souligne, par ailleurs, une interruption de la démocratisation de l'accès aux grandes écoles à partir des années 1980 , alors que l'université continuait, en parallèle, à se démocratiser.

Ainsi, dans un récent rapport intitulé « Ouvrir les grandes écoles à la diversité », l'Institut Montaigne relève que, « depuis le début des années 1980, les inégalités d'accès aux écoles en charge de la formation des élites de la Nation se creusent de nouveau : aujourd'hui, un jeune issu d'un « milieu supérieur » a quasiment vingt fois plus de chances de les fréquenter que s'il était issu d'un « milieu populaire ».


• Une autre étude conduite en 1995 par MM. Claude Thélot et Michel Euriat 22 ( * ) , et ciblée sur quatre grandes écoles prestigieuses (Polytechnique, l'Ecole normale supérieure, HEC et l'ENA), constitue une « référence » dans l'analyse de la diversité sociale. Cette analyse aboutit à un constat apparent de « régression » dans le recrutement social de l'élite scolaire : en effet, alors que 29 % des élèves de ces écoles étaient d'origine « populaire » 23 ( * ) au début des années 1950, ils ne sont plus que 9 % quarante ans plus tard.

Toutefois, rapporté aux évolutions des catégories populaires dans la structure sociale française 24 ( * ) , ce constat dissimule, selon les auteurs de l'étude, une très légère ouverture sociale, qui reste cependant moindre que celle que connaît, dans la même période, le reste du système scolaire et l'université : « compte tenu de leur importance respective dans la société française, les jeunes d'origine populaire vers 1950-1955 avaient 24 fois moins de chances que les autres d'être dans l'une de ces quatre grandes écoles. Aujourd'hui ils en ont 23 fois moins (...). Pour le dire en une phrase, l'inégalité de présence et, sans doute, d'accès à l'université s'est beaucoup réduite, l'inégalité d'accès aux grandes écoles prestigieuses est restée stable ou a décru légèrement .  »


• Certes, l'examen de la diversité sociale des grandes écoles ne saurait se limiter à la situation des plus prestigieuses, dont le cas est emblématique.

En effet, si les étudiants d'origine modeste ne représentent qu'une infime minorité des « très grandes écoles », le représentant de la Conférence des directeurs des écoles françaises d'ingénieurs (CDEFI) a fait observer à votre mission, lors de son audition, que d'autres écoles accueillaient de 30 à 35 % de boursiers, comme c'est le cas, par exemple, à l'Ecole supérieure de mécanique (SupMéca), implantée à Saint-Ouen.

Toutefois, si les données globales recouvrent une diversité de situations selon les différentes « catégories » d'écoles, on relève néanmoins, de façon générale, une forte « spécificité sociale » de leur composition : une étude de la Conférence des grandes écoles 25 ( * ) sur l'origine sociale des élèves confirme la très forte proportion d'étudiants issus de milieux favorisés (62 % en 2001-2002) , qui dépasse de 16 points celle observée dans les 3 es cycles universitaires , comme le montre le tableau suivant.

A l'inverse, seuls 11 % des effectifs des grandes écoles sont des enfants d'ouvriers et d'employés, alors que ces catégories socioprofessionnelles représentent, selon les enquêtes de l'INSEE, 60 % de la population active en 2005.

ORIGINE SOCIALE DES ÉLÈVES DES GRANDES ÉCOLES (RENTRÉE 2002)
ET DES ÉTUDIANTS DE L'UNIVERSITÉ (ANNÉE 2001-2002)

En pourcentage

Situation socioprofessionnelle du chef de famille*

Ecoles d'ingénieurs

Ecoles de commerce

Ensemble grandes écoles

3 e cycle universitaire

Agriculteurs, exploitants

4,1

2,1

3,5

1,9

Artisans, commerçants et chefs d'entreprise

5,5

6,9

6,6

6,7

Cadres supérieurs et professions libérales

59,4

67,5

62,0

45,7

Professions intermédiaires

11,3

7,5

10,0

16,5

Employés

6,3

4,5

5,7

8,9

Ouvriers

6,1

3,4

5,2

6,3

Retraités - Inactifs

7,3

8,0

7,6

14,0

TOTAL

100,0

100,0

100,0

100,0

* Pour les élèves des grandes écoles, il s'agit de la situation socioprofessionnelle du père

Source : Conférence des grandes écoles.

* 19 Discours de M. Jacques Chirac, Président de la République, à l'occasion de l'installation de la HALDE, le 23 juin 2005.

* 20 Selon une analyse de la direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) du ministère de l'éducation nationale relative aux inégalités d'accès aux grandes écoles (portant sur les écoles de commerce et d'ingénieurs à bac + 5 et les Instituts d'études politiques).

* 21 Données issues de l'article : « Les inégalités sociales d'accès aux grandes écoles », Valérie Albouy et Thomas Waneck, Revue « Economie et Statistiques » n° 361, 2003.

* 22 « Le recrutement social de l'élite scolaire en France. Evolution des inégalités de 1950 à 1990 », Michel Euriat, Claude Thélot, Revue française de sociologie, 1995.

* 23 C'est-à-dire de père paysan, ouvrier, employé, artisan ou commerçant.

* 24 En effet, la part des cadres dans la population active s'est accrue au cours des dernières décennies.

* 25 « Origine sociale des élèves : ce qu'il en est exactement », note de la Conférence des grandes écoles, juin 2005.

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