N° 468

SÉNAT

DEUXIÈME SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2006-2007

Annexe au procès-verbal de la séance du 26 septembre 2007

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des Affaires culturelles(1) sur l' avenir du secteur de l' édition ,

Par M. Jacques VALADE,

Sénateur.

(1) Cette commission est composée de : M. Jacques Valade, président ; MM. Ambroise Dupont, Jacques Legendre, Serge Lagauche, Jean-Léonce Dupont, Ivan Renar, Michel Thiollière, vice-présidents ; MM. Alain Dufaut, Philippe Nachbar, Pierre Martin, David Assouline, Jean-Marc Todeschini, secrétaires ; M. Jean Besson, Mme Marie-Christine Blandin, MM. Yannick Bodin, Pierre Bordier, Louis de Broissia, Jean-Claude Carle, Jean-Pierre Chauveau, Gérard Collomb, Yves Dauge, Christian Demuynck, Mme Béatrice Descamps, MM. Denis Detcheverry, Louis Duvernois, Jean-Paul Émin, Mme Françoise Férat, M. Bernard Fournier, Mme Brigitte Gonthier-Maurin, MM. Philippe Goujon, Jean-François Humbert, Mme Christiane Hummel, MM. Soibahaddine Ibrahim, Alain Journet, Philippe Labeyrie, Pierre Laffitte, Alain Le Vern, Simon Loueckhote, Mme Lucienne Malovry, MM. Jean Louis Masson, Jean-Luc Mélenchon, Mme Colette Mélot, M. Jean-Luc Miraux, Mme Catherine Morin-Desailly, M. Bernard Murat, Mme Monique Papon, MM. Jean-François Picheral, Jack Ralite, Philippe Richert, Jacques Siffre, René-Pierre Signé, Robert Tropéano, André Vallet, Jean-François Voguet.

INTRODUCTION

« On parle de la disparition du livre : je crois que cela est impossible »

Jorge-Luis BORGES

« Il faut bien reconnaître que le livre n'est pas un objet particulièrement bien inventé : il attire la poussière, il se déglingue facilement, il est fragile et pas pratique, et ça en tient de la place dans une bibliothèque (...). Plus de livres ? Pourquoi pas ? Il y a bien eu des oeuvres avant l'imprimerie, pourquoi n'y en aurait-il pas après ? »

Raymond QUENEAU

Mesdames, Messieurs,

La rentrée littéraire de l'automne 2007 devrait battre tous les records en termes de production éditoriale : comme l'a relevé la presse, ce sont 727 nouveaux romans -493 romans français et 234 romans étrangers- qui doivent sortir entre la fin du mois d'août et le mois d'octobre.

Cette profession et cette diversité sont-elles un signe de bonne santé ? Pas nécessairement, car comme se plaisait à le remarquer le fondateur des « Editions de Minuit », Jérôme Lindon, « l'édition est le seul secteur de l'économie qui réponde à une baisse de la demande par une hausse de l'offre » . S'accompagnant d'un certain essoufflement des ventes, cette course en avant peut aussi être interprétée comme le symptôme de la fragilité d'un secteur confronté à des difficultés qui ne datent pas d'hier.

Toutefois, aujourd'hui, ces fragilités traditionnelles se doublent d'interrogations très actuelles sur la façon dont ce secteur crucial pour la culture pourra répondre aux défis que pose la révolution numérique.

Les travaux parlementaires qui ont préparé et nourri la discussion de la loi du 1 er août 2006 relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information ont convaincu votre commission que l'arrivée et la généralisation des technologies numériques allaient étendre progressivement et rapidement leurs effets à l'ensemble des formes d'expressions culturelles et aux industries qui les sous-tendent.

Certes, les débats qui ont jalonné cette discussion, dans les médias comme dans les enceintes parlementaires, ont particulièrement insisté sur les conséquences de la révolution numérique pour l'industrie du disque et celle de l'audiovisuel ou du cinéma : ce sont, en effet, celles qui ont été les plus rapidement et les plus visiblement touchées.

Mais les auditions que votre commission a conduites auprès de l'ensemble de la sphère culturelle, lui ont permis de mesurer que les métamorphoses du numérique avaient également commencé à gagner les autres secteurs de la culture, et notamment celui du livre et de l'écrit, et que la défense du droit d'auteur n'était qu'un des paramètres des nouvelles équations qui commençaient à se dessiner.

Elle a donc souhaité mettre à profit la suspension des travaux législatifs imposée au Parlement par la double campagne électorale du printemps 2007, pour engager une réflexion sur les nouvelles problématiques du livre et de l'écrit. Elle s'est efforcée de rencontrer quelques-uns des acteurs de ce que l'on appelle la « chaîne du livre » -les auteurs, les éditeurs, mais aussi les bibliothécaires et les libraires- pour tenter de mieux cerner les difficultés auxquelles ils sont confrontés, les atouts dont ils disposent pour les surmonter, et l'appui que pourraient leur apporter les pouvoirs publics, de façon à ce que, tous ensemble, nous tirions le meilleur parti d'une révolution numérique inéluctable pour donner au livre un nouvel essor, et lui permettre de redonner le goût de la lecture à de nouveaux publics sans lui faire perdre sa diversité et le niveau d'exigence dont il peut être porteur.

La commission s'est réjouie de constater que les pouvoirs publics partageaient sa préoccupation et que le ministère de la culture avait engagé, de son côté, une grande enquête sur l'avenir du livre qui s'est déroulée sur plusieurs mois et qui a mobilisé tous les acteurs de la chaîne du livre. Elle a suivi avec beaucoup d'intérêt les travaux de cette mission « Livre 2010 » dont elle partage très largement les constats, et dont elle rejoint sur plusieurs points les propositions.

Nous tenons, à cet égard, à rendre hommage à Sophie Barluet à qui cette mission avait été confiée et qui a mené cette réflexion à son terme quelques jours avant sa disparition. Au-delà de son courage exceptionnel, elle a su couvrir de façon très complète les problèmes de l'ensemble de la filière avec une compétence, une hauteur de vue et un souci de précision qui lui font honneur.

I. FORCES ET FAIBLESSES DU LIVRE EN FRANCE À L'ORÉE DU XXIe SIÈCLE

Au seuil de notre analyse des forces et des faiblesses actuelles du livre en France, il n'est peut-être pas inutile de rappeler le tableau dramatique et pessimiste qu'en brossait, il y a cinquante pas déjà, Louis-Ferdinand Céline dans les fameux « Entretiens avec le professeur Y ».

« La vérité, là, tout simplement, la librairie souffre d'une très grave crise de mévente. Allez pas croire un seul zéro de tous ces prétendus tirages à 100 000 ! 40 000 !... et même 400 exemplaires !... attrape-gogos ! Alas !...Alas !... seule la « presse du coeur »... et encore !... se défend pas trop mal... et un peu la « série noire »... et la « blême »...En vérité, on ne vend plus rien... c'est grave !...le cinéma, la télévision, les articles de ménage, le scooter, l'auto à 2, 4, 6 chevaux, font un tort énorme au livre... tout « vente à tempérament » vous pensez ! et « les week-ends »!... et ces bonnes vacances bi ! trimensuelles !... et les croisières Lololulu !... salut, petits budgets !...voyez dettes !... plus un fifrelin disponible !... alors n'est-ce pas, acheter un livre !... une roulotte ? encore !... mais un livre !... l'objet empruntable entre tous !... un livre est lu, c'est entendu, par au moins vingt... vingt-cinq lecteurs... ah, si le pain ou le jambon, mettons, pouvaient aussi bien régaler, un seule tranche ! vingt... vingt-cinq consommateurs ! quelle aubaine !... le miracle de la multiplication des pains vous laisse rêveur, mais le miracle de la multiplication des livres et par conséquent de la gratuité du travail d'écrivain, est un fait bien acquis. Ce miracle a lieu, le plus tranquillement du monde, à la « foire d'empoigne », ou avec quelques façons, par les cabinets de lecture, etc. etc. ... Dans tous les cas, l'auteur fait tintin. C'est le principal ! Il est supposé, lui, l'auteur, jouir d'une solide fortune personnelle, ou d'une rente d'un très grand Parti, ou d'avoir découvert (plus fort que la fusion de l'atome) le secret de vivre sans bouffer. D'ailleurs toute personne de condition (privilégiée, gavée de dividendes) vous affirmera comme une vérité sur laquelle il n'y a pas à revenir, et sans y mettre aucune malice : que seule la misère libère le génie... qu'il convient que l'artiste souffre !... et pas qu'un peu !... et tant et plus !... puisqu'il n'enfante que dans la douleur !... et que la Douleur est son Maître !... »

Plusieurs des constats et du diagnostic effectués par ce grand imprécateur dans son style inimitable conservent aujourd'hui une troublante actualité : disproportion de l'offre apparente de livres avec la réalité des ventes, diminution de la pratique de la lecture face à la concurrence des nouveaux médias (cinéma et télévision hier, internet aujourd'hui) et face au développement de la civilisation des loisirs, meilleure résistance d'une littérature plus facile (hier, la « presse du coeur » ou la « série noire », aujourd'hui la bande dessinée), enfin nécessité de défendre les droits des auteurs qui constituent la seule forme de rémunération de leur activité d'écriture.

Seul élément nouveau et positif : la réparation du préjudice causé aux auteurs par la lecture publique, grâce à la loi du 10 juin 2003 qui a institué une rémunération au titre du prêt en bibliothèque.

On aurait tort cependant, au prétexte que la crise du livre revêt une apparence chronique, et que certains de ses facteurs présentent une sorte de permanence, de sous-estimer la nouveauté des défis auxquels sont aujourd'hui confrontés la chaîne du livre et ses différents acteurs.

Votre commission rejoint en cela l'analyse de Sophie Barluet qui, dans son remarquable rapport « Livre 2010 » , a clairement distingué ce qu'elle appelle « des fragilités ici et maintenant » et les « révolutions de demain », même si ces deux séries de facteurs sont amenées, dans la pratique, à interférer : les fragilités actuelles peuvent constituer un handicap pour aborder les changements en cours, et, en sens inverse, les mutations attendues risquent de fragiliser davantage les secteurs les plus vulnérables de l'économie du livre. Le cas de la librairie indépendante en fournit une illustration : fragilisée par la hausse de l'immobilier en centre-ville et par le poids des charges salariales, celle-ci doit en outre faire face à la concurrence naissante de la vente en ligne qui a commencé d'amorcer un changement de paradigme dans la distribution du livre.

Sans se livrer à une analyse détaillée des forces et des faiblesses des différents maillons de la chaîne du livre, parfaitement diagnostiquées par la mission « Livre 2010 », votre commission se contentera, dans cette brève introduction aux comptes rendus de ses entretiens et de ses débats, de soulever quelques-unes des questions qui se posent aujourd'hui aux différents acteurs.

A. L'AVENIR DE LA LECTURE : MÉTAMORPHOSE OU DÉCLIN ?

L'avenir du livre dépend en premier lieu - c'est un truisme, mais il faut cependant le rappeler - de l'existence d'un public pour l'acheter et pour le lire.

Or, les données statistiques dont on dispose témoignent d'une évolution préoccupante.

L'enquête sur les pratiques culturelles des Français de 1997 montre que, sur les huit années qu'elle embrasse, la culture de l'écran gagne régulièrement du terrain, que l'engouement pour la musique enregistrée constitue un phénomène générationnel... mais que la lecture de livres est toujours orientée à la baisse.

Certes, constate-t-elle, « les Français sont probablement, plus que jamais, en contact avec des livres : très peu d'entre eux désormais vivent dans un foyer sans livre, 63 % en ont acheté un au cours des 12 derniers mois, et 31 % ont fréquenté une bibliothèque ou une médiathèque ».

Mais ni ces facilités d'accès au livre, ni les progrès de la scolarisation n'ont enrayé le fléchissement de la lecture.

Les données plus récentes que cite Sophie Barluet n'infirment pas les conclusions de cette enquête systématique mais déjà un peu ancienne. Elles soulignent au contraire que « l'évolution de la lecture n'est pas corrélée avec la massification de l'enseignement » et que « les études n'entraînent pas automatiquement un rapport plus étroit au livre » du fait, notamment, de diverses pratiques de contournement : usage quasi exclusif de manuels ou utilisation excessive des photocopies.

Cette diminution de la lecture ne tient pas à l'évolution du nombre de non-lecteurs qui reste stable, et tend même plutôt à diminuer sur la moyenne durée. Leur nombre reste cependant élevé, puisqu'un Français sur quatre de plus de quinze ans déclare n'avoir lu aucun livre au cours de l'année écoulée.

Elle tient en revanche au fléchissement régulier du nombre de livres lus : la proportion des gros lecteurs, entendus comme ceux qui lisent plus de 25 livres par an, ne cesse de décroître : de 22 % en 1973, elle est tombée par paliers à 14 ou 15 % aujourd'hui, alimentant « en cascade » le flot des faibles lecteurs.

Ce recul quantitatif, qu'enregistrent objectivement les données statistiques, se double d'une interrogation sur un éventuel déclin qualitatif de la lecture, dont l'appréciation est beaucoup plus subjective.

Certes, cette interrogation n'est pas nouvelle. C'était déjà celle de Paul Valéry, lorsqu'il écrivait, dans « la liberté de l'esprit » 1 ( * ) en 1939 : « L'homme qui a un emploi, l'homme qui gagne sa vie et qui peut consacrer une heure par jour à la lecture, qu'il la fasse chez lui ou dans le tramway ou dans le métro, cette heure est dévorée par les affaires criminelles, les niaiseries incohérentes, les ragots et les faits les moins divers, dont le pêle-mêle et l'abondance semblent faits pour abuser et simplifier grossièrement les esprits.

Notre homme est perdu pour le livre... Ceci est fatal et nous n'y pouvons rien.

Tout ceci a pour conséquence une diminution réelle de la culture ; et, en second lieu, une diminution réelle de la véritable liberté de l'esprit, car cette liberté exige au contraire un détachement, un refus de toutes ces sensations incohérentes et violentes que nous recevons de la vie moderne, à chaque instant. »

Les données relatives aux ventes de livre fournies par le Syndicat national de l'édition 2 ( * ) viendraient aujourd'hui alimenter ce pessimisme de lettré : la littérature au sens large (avec les « policiers, les « sentimentaux » et « l'épouvante ») ne représente qu'un peu plus de 22 % de l'ensemble des ventes, et les « romans contemporains » proprement dits (12 %) sont désormais talonnés par la bande dessinée (10 %) qui, de tous les segments, est de très loin celui qui connaît la plus forte progression : dix fois plus d'exemplaires vendus en 2005 qu'en 1995 et un chiffre d'affaires en hausse de plus de 350 %.

Ces constats méritent cependant d'être relativisés.

Dans l'étude pénétrante, inventive et solidement documentée qu'il a consacrée à « la culture des individus » 3 ( * ) , Bernard Lahire constate que globalement, l'intensité de la foi en la culture artistique et littéraire « légitime » a sensiblement diminué au cours des trente dernières années, cette évolution ayant pour corollaire l'effacement des frontières entre la culture « noble » et celle qui ne vise qu'au divertissement.

On pourra rappeler qu'après tout, une bande dessinée comme « Tintin » a reçu la caution d'intellectuels exigeants comme Michel Serres, et que Jean-Paul Sartre se souvenait dans « Les mots » 4 ( * ) de la fascination qu'exerçaient sur lui, enfant, des illustrés comme « Cri-cri » , l' « Epatant » , ou le « Tour du Monde en aéroplane » , ainsi que plus tard « Les enfants du capitaine Grant » ou « Les cinq sous de Lavarède » dont il disait « Je dois à ces boîtes magiques -et non aux phrases balancées de Chateaubriand- mes premières rencontres avec la Beauté » avant d'avouer pour finir qu'à l'heure où il écrivait, il lisait « plus volontiers les « Série noire » que Wittgenstein ».

A l'heure où l'internet constitue, en particulier pour les jeunes générations, une voie d'accès nouvelle à d'autres formes de l'écrit, peut-être n'est-il pas inutile de démythifier le plaisir de la lecture, sans pour autant perdre tout sens de la valeur relative des oeuvres.

B. L'AUGMENTATION DU NOMBRE DES PUBLICATIONS : RICHESSE OU ACCÉLÉRATION ?

Paradoxalement, le déclin de la lecture ne s'accompagne ni d'un recul de la production écrite, ni d'une contraction de l'offre éditoriale, qui témoignent l'une comme l'autre d'une grande capacité d'expansion.

1. Une profession singulière : l'écrivain

Dans une étude récente 5 ( * ) , le sociologue Bernard Lahire s'est attaché à décrire la situation sociale des écrivains, et ses nombreux paradoxes.

Tout d'abord il s'agit d'une « profession » dont les contours sont mal délimités. Contrairement aux autres univers sociaux qui fixent des droits et des conditions d'entrée bien définis, et où le statut professionnel est relativement clair, en littérature, aucune formation, aucun diplôme, aucun concours ne viennent baliser de façon nette les parcours et donner à ceux qui y participent des signes certains d'appartenance.

Les plus estimés par leurs pairs ne sont pas les mieux rétribués, et, en sens inverse, les auteurs de best-sellers sont souvent considérés avec condescendance comme des auteurs de second rang.

Enfin, la grande majorité des écrivains vivent une situation de « double vie » et sont contraints de cumuler leur activité d'écriture et un second métier plus rémunérateur. Ainsi, paradoxalement, ceux qui font vivre les professionnels du livre sont eux-mêmes souvent incapables de vivre du seul travail littéraire qu'ils produisent.

Il est indispensable de s'attacher à améliorer cette condition sociale et économique.

La loi du 10 juin 2003 qui a institué une rémunération au titre du prêt en bibliothèque et qui a affecté son produit, pour partie aux auteurs et éditeurs, et pour partie au renforcement du système de retraite complémentaire des auteurs, apporte une amélioration certes ponctuelle mais non négligeable.

Quant à la loi du 1 er août 2006 relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information, elle s'est attachée à conforter le droit des auteurs et les moyens d'assurer leur défense face aux facilités de contournement qu'offre le numérique.

Mais l'univers numérique offre également de nouvelles opportunités aux auteurs : outre les facilités de recherche, la possibilité d'un contact sans intermédiaire et sans filtre avec leur éventuel lectorat.

Certains écrivains américains à grand succès ont commencé de publier leurs nouvelles oeuvres directement sur internet, mais cette pratique reste très marginale. En revanche, la multiplication de « blogs » permet aujourd'hui l'émergence d'une nouvelle forme de production écrite immédiate et foisonnante, qui contourne les circuits traditionnels de la diffusion de l'écrit et de son exploitation économique ; ces nouveaux supports relèvent en effet soit de la gratuité soit du financement publicitaire.

2. L'enjeu de la traduction : l'ouverture au monde et sur le monde

Le traducteur ne bénéficie pas, dans l'imaginaire collectif, du prestige et de l'aura romantique qui s'attache à la qualité d'auteur, et cependant le rôle de passeur qu'il joue est plus que jamais essentiel dans l'échange des idées et des oeuvres.

La traduction des livres français dans d'autres langues, et d'abord en anglais, constitue la condition de leur audience à l'étranger.

En sens inverse, la traduction en français des ouvrages étrangers est indispensable à l'ouverture du lectorat français aux cultures et aux conceptions des autres peuples.

Une rapide comparaison internationale montre que la France est, en matière de traduction, l'un des pays les mieux dotés : la littérature étrangère représente chez nous 40 % du marché du livre littéraire, alors que la traduction ne représente que 2,8 % du marché américain, et que cette proportion ne cesse de se réduire.

Comme le montre le rapport « Livre 2010 », l'équilibre économique du livre traduit est souvent difficile à atteindre, particulièrement, serait-on tenté d'ajouter, lorsqu'il s'agit d'un texte littéraire nuancé, complexe et exigeant. Dans ces conditions, le soutien apporté par le Centre national du livre apparaît à la fois parfaitement justifié et indispensable. Il doit être poursuivi.

3. L'éditeur reste-t-il un point de passage obligé ?

On aurait tort de sous-estimer le poids, en France, du secteur de l'édition.

Celui-ci constitue le premier secteur culturel en France, avec un chiffre d'affaires qui représente deux fois celui du cinéma. Il emploie environ 15 000 salariés.

Le monde français de l'édition est cependant constitué de structures très inégales par leur visée et leur importance, que l'on peut schématiquement regrouper en trois sous-ensembles :

- le premier est constitué des deux grands groupes, « Hachette » et « Editis », qui ont connu une montée en puissance concomitante dans les années soixante-dix au temps de la grande croissance du marché du livre, puis un rattachement à des entités conglomérales de plus en plus vastes dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix ; leur prépondérance tient à la fois au fait qu'ils assurent 40 % de la production éditoriale, et à leur rôle dans la distribution et la diffusion, puisqu'ils acheminent plus de la moitié des livres vendus en France ; ils poursuivent aujourd'hui ce mouvement de concentration à un rythme plus maîtrisé ;

- le second est constitué de groupes moyens parmi lesquels figurent des maisons d'édition historiques comme Gallimard et les Editions de Minuit ;

- le troisième, de petites maisons d'édition indépendantes, qui participent à la diversité de la production éditoriale, mais sont confrontées à de graves difficultés notamment en matière de distribution et de diffusion de leur catalogue.

La production éditoriale est marquée par deux tendances générales sur le moyen terme :

- une augmentation exponentielle du nombre de titres publiés : de l'ordre de 20 000 en 1990, la production de nouveautés approche les 26 000 titres en 2000 et frôle les 35 000 titres en 2005 ; parallèlement, le nombre des réimpressions augmente dans des proportions analogues : 18 000 titres en 1990, 26 000 en 2000 et 33 500 en 2005 ;

- une diminution concomitante des tirages moyens ; de 8 400 en 1990, ceux-ci sont tombés par étape à 6 000 en 2005 ;

Il résulte de ce double phénomène une réduction de la durée d'exposition du livre en librairie , ramenée aujourd'hui à une dizaine de semaines.

Parallèlement, cette apparente diversité s'accompagne d'un rétrécissement de la demande autour de quelques grands succès, dont la notoriété est amplifiée par les médias.

Au demeurant de fortes disparités existent entre les secteurs éditoriaux , comme le montrent les données statistiques recensées par le Syndicat national de l'édition.

Certains secteurs ont, en 2005, poursuivi leur progression : la bande dessinée (+5,3 % en valeur et +10,4 % en volume), les publications pour la jeunesse (+15,6 % en valeur et +6,9 % en volume), les ventes de livres au format de poche (+10,6 % en valeur).

D'autres, comme les sciences pures et les sciences humaines, accentuent leur repli. D'autres enfin enregistrent un léger recul en 2005 après une forte progression en 2004, comme la médecine et le droit.

Ces différents secteurs ne sont pas également concernés par l'arrivée des technologies numériques.

Un consensus assez général se dégage pour considérer que le segment de la littérature - qu'il s'agisse des romans ou des essais - resterait longtemps encore attaché au « livre papier ». En revanche, dans le secteur des sciences, dans celui des encyclopédies et des dictionnaires, les technologies numériques présentent des atouts indéniables.

De grands acteurs de l'édition, conscients de ces avantages, ont d'ailleurs fait le choix de l'aborder sous un angle positif et d'y consacrer des investissements importants, qui se sont d'ailleurs révélés très productifs. Ainsi, les responsables de Reed-Elsevier, un des principaux groupes mondiaux de l'édition spécialisée en droit, sciences, enseignement et activités professionnelles, ont-ils indiqué à votre commission que la part du numérique dans leur chiffre d'affaires était passée de 27 % en 2000 à 37 % en 2006.

Le numérique présente en effet un certain nombre d'avantages pour la satisfaction des professionnels et des chercheurs : l'accès immédiat aux données recherchées, leur actualisation régulière, enfin un coût d'accès qui ne cesse de se réduire.

Toutefois, ils ont estimé que, contrairement à leurs craintes initiales, le support papier conservait un intérêt et n'avait donc pas nécessairement vocation à être cannibalisé par l'internet.

Les technologies numériques présentent également un intérêt pédagogique certain pour l'enseignement scolaire , et l'école ne peut rester plus longtemps à l'écart d'un monde dans lequel les élèves sont déjà pleinement immergés.

Il paraît indispensable aujourd'hui, et la profession semble en être parfaitement consciente, que les éditeurs s'attachent à tirer parti du numérique et de l'internet, même si celui-ci les confronte inévitablement au défi de la gratuité qui les contraindra à imaginer de nouveaux modèles économiques : de toute évidence, une encyclopédie en ligne gratuite comme « Wikipédia » modifie radicalement le contexte concurrentiel dans lequel s'inscrivent les encyclopédies traditionnelles.

L'Internet, qui autorise un contact direct entre l'auteur et son public, ne constitue au demeurant pas, aujourd'hui, l'unique remise en question du rôle d'intermédiaire obligé et exclusif qui était traditionnellement celui de l'éditeur. L'entrée en scène d'un nouvel acteur, l'agent littéraire , a commencé de remettre en question certaines règles du jeu. Leur rôle, encore marginal dans les lettres françaises, contrairement à la situation américaine, a été soudainement mis en lumière à l'occasion du succès des « Bienveillantes » de Jonathan Littell. Outre qu'ils peuvent contribuer à des transferts d'auteur entre maisons d'édition, leur approche tend à morceler la négociation des droits d'exploitation, en distinguant les droits liés à la publication, les droits de traduction et les droits d'exploitation cinématographique ou audiovisuelle.

C. LES LIBRAIRIES SONT-ELLES MENACÉES PAR L'ESSOR DES VENTES EN LIGNE ?

Les travaux de la mission « Livre 2010 » ont confirmé que la librairie constituait aujourd'hui le secteur le plus fragile et le plus menacé de la chaîne du livre, et tous les acteurs sont inquiets d'une situation qui pourrait être lourde de conséquences sur l'ensemble de la filière.

Avec environ 3 000 libraires et 25 000 points de vente de livres, la France dispose d'un réseau de distribution dense et diversifié qui n'a guère d'égal dans le monde. Ainsi convient-il de le préserver et d'en compenser les fragilités.

La loi du 10 août 1981 sur le prix unique du livre - la loi Lang - a constitué un instrument de protection dont plus personne aujourd'hui ne conteste l'intérêt et l'efficacité.

Il convient donc de la conforter et d'en améliorer l'application en rééquilibrant le poids relatif des critères qualitatifs et des critères quantitatifs dans le calcul des remises que les éditeurs font aux libraires.

La grande étude réalisée par le Syndicat de la librairie française, le Syndicat national de l'édition et la Direction du livre et de la lecture, a permis de mieux cerner les contours de la profession et a souligné les fragilités financières de ce secteur.

Elle montre que la rentabilité de la librairie est, avec 1,4 % de marge nette en moyenne, inférieure à la moyenne du commerce de détail, et que la moitié de celle-ci est absorbée par les frais de personnel, alors que les salaires y sont notoirement peu élevés, eu égard aux qualifications requises.

L'alourdissement du poste « loyers » entraîné par la hausse de l'immobilier, et celui des transports, dû pour partie au renchérissement des carburants, fragilisent davantage encore l'équilibre financier des librairies les plus vulnérables.

Certaines pratiques éditoriales, et notamment la multiplication du nombre de nouveautés (+8 % en 2006) qui s'accompagne d'un accroissement des taux de retour des invendus contribuent, à leur tour, à alourdir leurs charges de gestion.

Or, les librairies ne sont pas seulement des instruments irremplaçables dans la diffusion du livre et de la lecture, elles jouent en outre un rôle d'animation en centre-ville, et contribuent à créer du lien social. A l'image de l'Allemagne où cette pratique est déjà assez répandue, certaines collectivités territoriales françaises, comme la mairie d'Aubervilliers, ont commencé de racheter des locaux pour y installer des librairies.

Votre commission juge indispensable la mise en place d'une série de mesures de soutien à la librairie pour lui permettre de résister à la concurrence croissante que ne peut manquer de lui faire à l'avenir le développement des ventes en ligne.

Certes, les ventes de livres par internet ne représentent encore en France qu'une faible part des marchés, évaluée à 4 %, bien inférieure à celle qu'elles occupent dans le marché britannique où elles s'élèvent déjà à 10 %.

Compte tenu des avantages inhérents à ce type de distribution, l'étendue du catalogue disponible, les facilités de commande, la gratuité du port, celle-ci ne peut à l'avenir que progresser. Ce développement est d'ailleurs, en soi, tout à fait positif, car il permet à des clients éloignés des centres urbains d'avoir, eux-aussi, accès à une offre très large ; il contribue en outre à l'allongement du cycle économique du livre, en proposant à la vente des livres un peu anciens.

Enfin, il constitue un vecteur précieux pour la diffusion du livre français à l'étranger.

Votre commission considère donc que soutien à la librairie indépendante et développement de la vente en ligne doivent être envisagés comme complémentaires plus que comme destinés à s'exclure mutuellement. Elle encourage les librairies à se doter à leur tour de plates-formes de vente en ligne qui leur permettent d'étendre leur zone de chalandise.

D. L'AVENIR DES BIBLIOTHÈQUES

Les bibliothèques jouissent, en France, d'un succès croissant.

L'enquête sur les pratiques culturelles des Français a montré que près d'un tiers des Français - 31 % - avaient fréquenté une bibliothèque dans les douze mois précédant l'enquête, alors que cette proportion n'était encore que de 23 % en 1989.

Une analyse plus détaillée de cette étude montre que les jeunes sont les principaux responsables de cette progression, puisque 63 % des 15-19 ans et 48 % des 20-24 ans ont fréquenté l'un de ces établissements au cours de l'année. L'origine de cet engouement est dû, à n'en pas douter, à l'augmentation des effectifs scolaires et universitaires : élèves et étudiants sont de plus en plus nombreux à fréquenter des bibliothèques scolaires ou universitaires, ainsi que des bibliothèques municipales. Celles-ci constituent pour eux non seulement des lieux d'emprunt, mais des lieux de ressources et des lieux de travail.

Ce succès s'explique sans doute aussi, en partie, par la transformation des bibliothèques, devenues médiathèques, qui proposent de nouveaux supports, audiovisuels ou numériques.

Il confirme le bien-fondé d'une politique ambitieuse qui a conduit l'Etat entre 1949 et 1975 à construire 500 000 mètres carrés de bibliothèques, effort largement relayé par les collectivités territoriales, communes, départements et régions.

Ces avancées ne doivent pas pour autant occulter un certain nombre de faiblesses :

- de fortes inégalités territoriales subsistent encore ;

- bien des bibliothèques universitaires ne proposent à leurs étudiants qu'un catalogue d'ouvrages très insuffisant : la moitié d'entre elles ne disposent que d'un peu moins de 200 000 ouvrages alors qu'on estime souvent qu'une bibliothèque universitaire digne de ce nom ne devrait pas offrir moins d'un million de références ;

- enfin, les horaires d'ouverture, malgré des progrès ponctuels, sont souvent en décalage avec les moments où les jeunes sortent de l'école, et où le public dispose de temps libre ; les horaires trop contraints des bibliothèques universitaires incitent d'ailleurs les étudiants à se reporter sur les autres bibliothèques publiques, au risque de les saturer.

* 1 1. Paul Valéry « Regards sur le monde actuel ». OEuvres, La Pléiade tome 2, p. 1092.

* 2 Syndicat national de l'édition - Repères statistiques 2006. Données 2005. p. 18, 19 et 54.

* 3 Bernard Lahire : « La culture des individus - dissonances culturelles et distinction de soi ». Editions La découverte 2004.

* 4 Jean-Paul Sartre - « Les mots » p. 64-67 - Gallimard Folio.

* 5 Bernard Lahire - « La condition littéraire : la double vie des écrivains » - La découverte - 2006.

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