CHAPITRE I - POURQUOI IL FAUT COORDONNER LES POLITIQUES ÉCONOMIQUES EN EUROPE

En lien avec les arguments reposant sur l'inefficacité - voire la nocivité - des politiques budgétaires, une thèse s'est répandue qui, se rattachant plus ou moins à ceux-ci, vient à l'appui d'une contestation de la nécessité de coordonner les politiques budgétaires des différents pays européens :

- la coordination serait inutile ;

- elle serait même nuisible .

La seule coordination justifiée serait en place avec le « Pacte de stabilité et de croissance » qui garantirait les disciplines budgétaires nécessaires à la viabilité de l'euro et à éviter les seules externalités économiques vraiment redoutables : celles qui passent par l'inflation exportée et la hausse des primes de risques dans la zone euro, avec les tensions sur les taux d'intérêt qui en découlent.

Pour le reste, il suffirait de laisser faire . Cette recommandation n'est-elle pas conforme à l'un des aspects fondamentaux de l'Union européenne qui présente le visage d'un marché unique fortement concurrentiel , cette forte concurrence étant d'ailleurs l'un des motifs de la création d'un marché unique pour les effets vertueux sur la croissance qu'on lui prête ? Dans la quasi-totalité des secteurs économiques, n'existe-t-il pas au moins deux concurrents avec des ancrages territoriaux marqués ? Laissons donc les pays européens rivaliser sur le front de la compétitivité et sur le terrain de l'attractivité. Laissons-les se montrer capables de succès dans l'accueil des flux de capitaux internationaux (qui se dirigent majoritairement vers l'espace européen).

On le voit, entre l'ambition affichée de coordination des politiques économiques , qui correspond à la promotion d'intérêts communs, et la mise en oeuvre de politiques économiques et sociales au service de la compétitivité et de l'attractivité de chaque pays, il peut y avoir un évident conflit d'objectifs, qu'il faut bien trancher .

A l'examen, il apparaît que la thèse de l'inutilité de la coordination des politiques économiques, qui repose sur des bases plus que fragiles, est incohérente avec le souci tant manifesté des « disciplines budgétaires » et, pis encore, négligeant par trop les risques de l'incoordination et les gains de la coordination, qu'elle éloigne l'Europe de l'atteinte des objectifs essentiels de la construction européenne.

Ainsi, il semble à vos rapporteurs que c'est à bon droit, que, tournant le dos à la thèse de l'inutilité de la coordination, l'Union européenne, en tant qu' espace économique fortement intégré , se caractérisant par des interdépendances macroéconomiques étroites entre pays et des ambitions économiques élevées , a envisagé les politiques économiques nationales comme porteuses d'enjeux dépassant le seul cadre national des pays où elles sont entreprises. Oui, les politiques économiques des Etats membres de l'Union sont judicieusement reconnues comme « d'intérêt commun ».

Elles doivent donc être coordonnées, et par la coordination européenne des politiques économiques, il ne s'agit pas seulement d'éviter que les politiques économiques nationales ne lèsent les partenaires, mais aussi de s'inscrire dans le cadre d'objectifs communs afin que les politiques économiques contribuent au succès des objectifs essentiels de l'Union européenne.

L'absence de coordination des politiques économiques crée un contexte favorable à une guerre économique entre les Etats européens dont tous sortent perdants .

I. LA THÈSE DE L'INUTILITÉ DE LA COORDINATION DES POLITIQUES BUDGÉTAIRES, UNE THÈSE INFLUENTE EN EUROPE

La thèse de l' inutilité de la coordination des politiques budgétaires s'appuie sur une série d'arguments qui font valoir la faible incidence des politiques budgétaires nationales sur les partenaires d'une union économique et monétaire régionale.

Apparemment, elle va nettement à contre-courant de l'engagement européen de coordination des politiques économiques .

A l'examen, les choses sont moins simples et il se révèle que l'organisation de la coordination des politiques économiques en Europe emprunte nombre de ses traits à cette thèse.

Celle-ci, à vrai dire, ne conduit pas tant à récuser les modalités de la « coordination » des politiques économiques en Europe qui, on le verra, s'inspirent étroitement , dans leur architecture et leur existence réelle, de cette approche, qu'à promouvoir une coordination a minima .

C'est, aux yeux de vos rapporteurs, tout son danger.

A quoi revient, en effet, la position de principe qu'elle comporte ? Sur le plan de l'économie réelle , à la dénégation des inter-dépendances entre économies nationales et, paradoxalement, sur le plan monétaire , à l'affirmation que les comportements financiers des Etats nationaux exercent de puissants effets sur les conditions monétaires et financières de chacun dans une zone monétaire unifiée.

Par ce contenu, on aura reconnu les caractéristiques essentielles de l'organisation européenne de la coordination des politiques économiques avec son noyau dur, le Pacte de stabilité et de croissance, outil de prévention plus qu'espace de coordination positive, et son ventre mou, qui recouvre, de fait, tous les autres aspects de la politique économique.

A. UNE COORDINATION INUTILE SUR LE PLAN DE L'ÉCONOMIE RÉELLE ?

Sur le plan de l'économie réelle , la thèse de l'inutilité de la coordination des politiques budgétaires s'attache généralement à démontrer que la réaction de la croissance économique d'un pays suite à une impulsion budgétaire n'influe pas sur les autres.

Sans affirmer que la politique budgétaire d'un pays de l'Union européenne n'exercerait pas d'effets sur les pays tiers, l'étude du Cepii estime qu'« il n'est pas sûr que les externalités budgétaires soient importantes » .

Autrement dit, elle donne un certain crédit à l'idée que le sens donné à la politique budgétaire dans un pays de l'Union européenne n'ayant que peu d'impact réel direct sur les autres, il ne serait pas vraiment nécessaire , du moins sous cet angle, de promouvoir davantage de coordination entre les pays .

Cette suggestion s'appuie sur la mobilisation de différentes techniques : des modèles macroéconométriques ; des modèles plus théoriques .

1. Les résultats de certains modèles macroéconomiques

Une étude partant des estimations des externalités budgétaires, réalisées au moyen de plusieurs modèles macroéconométriques, associées à différentes configurations de politique budgétaire 2 ( * ) conclut que la coordination des politiques budgétaires est sans véritable intérêt .

Sont estimées successivement :


• une politique budgétaire expansionniste réalisée isolément dans un grand pays - l'Allemagne ;


• une politique budgétaire expansionniste réalisée, soit par les trois grands pays de la zone euro (Allemagne, France, Italie), soit par huit « petits pays ».

Les effets d'une augmentation des dépenses publiques de 1 point de PIB en Allemagne, sur les pays de l'Union européenne, tels qu'ils sont évalués dans quatre modèles macroéconométriques disponibles en Europe, sont présentés dans le tableau ci-dessous.

IMPACT D'UNE AUGMENTATION DES DÉPENSES PUBLIQUES DE 1 POINT DE PIB EN ALLEMAGNE AU COURS DE L'ANNÉE OÙ ELLE EST MISE EN oeUVRE SUR LA CROISSANCE DES PAYS DE L'UNION MONÉTAIRE (ÉCARTS EN POINTS DE PIB)

QUEST

Marmotte

NiGEM

Moyenne

Multimod

Allemagne

(pays référent)

0,33

- 0,07

0,96

0,41

Nd

France

- 0,05

0,04

- 0,03

- 0,01

Nd

Italie

- 0,07

0,06

- 0,01

- 0,01

Nd

Espagne

- 0,10

0,07

- 0,11

- 0,05

Nd

Pays-Bas

0,04

0,09

0,01

0,05

Nd

Belgique

0,02

0,22

- 0,04

0,07

Nd

Irlande

- 0,03

0,02

0,03

0,01

Nd

Pologne

- 0,08

n.a.

- 0,02

- 0,05

Nd

Grèce

- 0,10

0,08

- 0,07

- 0,03

Nd

Moyenne zone euro

- 0,03

0,04

- 0,02

0,00

- 0,10

Source : Gros et Hobza.

Une augmentation des dépenses publiques de 1 point de PIB , réalisée au moyen d'un accroissement de même ampleur de la consommation publique, en Allemagne exerce des effets de sens contraires selon les modèles, mais qui, hormis dans le pays même, peuvent être considérés comme toujours mineurs :


• dans les modèles Quest et NiGEM, l'impact est négatif, sans excéder toutefois 0,03 point de PIB ; pour le modèle MULTIMOD, l'effet négatif est plus important (- 0,1 point de PIB) ;


• seul le modèle Marmotte montre un impact favorable ; mais il est de faible ampleur (+ 0,04 point de PIB).

Les résultats sur les pays tiers d'un choc budgétaire expansionniste ne diffèrent pas fondamentalement lorsqu'on teste plusieurs scénarios alternatifs :


• celui d'un choc conjoint dans les trois grands pays de l'union monétaire ou dans huit « petits pays » ;


• celui d'un choc de dépenses ou, alternativement, d'un choc fiscal ;


• celui d'un choc avec sensibilité de la Banque centrale européenne à l'inflation ou au niveau des taux d'intérêt réel.

RÉACTION DE LA BCE

BCE avec cible d'inflation

BCE avec cible de taux d'intérêt réel

Dépenses

Impôts

Dépenses

Impôts

D+F+I

8 pays

D

D+F+I

8 pays

D+F+I

8 pays

D+F+I

8 pays

Allemagne (D)

0,2

-0,01

0,27

0,32

0,04

0,52

0,1

0,23

0,01

France (F)

0,23

0,02

0,06

0,31

0,04

0,49

0,11

0,24

0,02

Italie (I)

0,26

-0,05

0,05

0,31

0,01

0,53

0,04

0,24

-0,01

Espagne

-0,23

0,27

0,04

0,07

0,17

0,08

0,37

0

0,14

Pays-Bas

-0,01

0,16

0,09

0,16

0,17

0,27

0,25

0,09

0,14

Belgique

0,04

0,05

0,1

0,19

0,13

0,35

0,15

0,12

0,1

Irlande

-0,11

0

0,08

0,14

0,09

0,21

0,11

0,06

0,07

PO

-0,21

0,21

0,03

0,04

0,12

0,01

0,28

-0,02

0,1

OS

-0,1

0,11

0,08

0,11

0,12

0,18

0,2

0,04

0,1

SF

-0,26

0,35

0,07

0,1

0,23

0,07

0,46

0,02

0,2

Grèce

-0,27

-0,09

0,02

0,02

-0,01

-0,02

-0,01

-0,03

-0,03

Royaume-Uni

-0,21

-0,01

0,04

0,07

0,03

0,06

0,08

0,01

0,01

EMU11

0,14

0,04

0,13

0,26

0,06

0,43

0,13

0,19

0,04

Moyenne

-0,02

-0,01

0,04

0,04

0,02

0,06

0,05

0,02

0

Source : Gros et Hobza.


• C'est dans les pays à l'origine du choc budgétaire que la politique budgétaire est la plus efficace à court terme.


• Plus les pays sont grands, plus l'efficacité de la politique budgétaire l'est elle-même.


• Moins la BCE se montre rigoureuse, plus la politique budgétaire est efficace.


Enfin, les effets sur les pays tiers sont, en moyenne, très faibles, qu'ils soient positifs ou négatifs .

Les modèles cités dans l'étude pour estimer les effets externes des politiques budgétaires nationales en Europe débouchent sur des enseignements qualitatifs identiques quand on s'intéresse au long terme .

Pas plus que le court terme, celui-ci ne conduit à recommander un renforcement de la coordination des politiques budgétaires.

Graphique n° 1

LE PROFIL TEMPOREL DES EFFETS EN FRANCE D'UNE EXPANSION BUDGÉTAIRE EN ALLEMAGNE (EN % DU PIB)

Source : Gros et Hobza. Fiscal policy spillovers in the euro area. 2001.

Au contraire, comme le montre le graphique n° 1 ci-dessus, les modèles (à l'exception du NiGEM) suggèrent que l'impact sur les pays étrangers d'une expansion budgétaire nationale (ici les effets sur la production en France d'une relance budgétaire allemande atteignant 1 point de PIB) se réduit au cours du temps.

* 2 « Les externalités de la politique budgétaire dans la zone euro : où sont-elles ? ». D. Gros et A. Hobza. Centre for European policy Studies. 2001.

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