b) Le critère posé en 1995 semble de plus en plus inadapté aux réalités d'un pays décentralisé

L'objectif du désenclavement proposé en 1995 concernait l'accès aux réseaux de transports structurant permettant d'être relié au chef lieu de région ou à Paris. Or cette mission est doublement en retrait par rapport aux nouvelles réalités induites par la décentralisation.

(1) Les risques d'inégalité se sont accrus

Ce critère trouvait son origine dans le constat que les modalités d'accès aux routes à deux fois deux voies ou aux lignes grande vitesse (LGV) étaient les plus créatrices d'inégalités entre les territoires. Il laissait ainsi entendre implicitement qu'il n'y avait pas de difficulté majeure quant à la façon dont les réseaux « secondaires » locaux permettaient de se relier à ces grandes infrastructures, c'est-à-dire de parvenir à la sortie d'autoroute ou à la gare TGV.

L'objectif était d'être à moins de 50 kilomètres ou 45 minutes d'une entrée d'autoroute, ce qui signifie que l'on considérait comme désenclavé un territoire situé à 48 kilomètres d'une autoroute, même si les conditions de circulation pouvaient nécessiter de faire durer plus d'une heure le trajet pour s'y rendre ou même si l'état de la route secondaire ne permettait pas d'accueillir certains types de véhicules tels que les poids lourds, qui sont pourtant gages de désenclavement économique 9 ( * ) .

En fait, si le législateur de 1995 situait l'essentiel des inégalités au niveau du réseau primaire et non des réseaux secondaires, c'était sans doute parce qu'il considérait à l'époque les réseaux secondaires comme étant de moindres sources d'inégalités entre les territoires. Or, en une décennie, ceci semble être devenu de moins en moins le cas. Des écarts tendent à se creuser aussi en termes de réseaux de transport secondaires, tant routiers que ferroviaires.

En effet, en matière de réseau routier, le transfert de 17.000 kilomètres de routes nationales aux départements réalisé en 2006 pourrait conduire à une aggravation des écarts entre les infrastructures des différents départements selon leurs moyens financiers et selon la taille du réseau qu'ils auront désormais à entretenir et à développer ; et ce d'autant plus que les modalités de la compensation financière de ce transfert des routes nationales se sont traduites par l'existence de différences de traitement entre des départements « perdants » et des départements « gagnants ».

Cette détérioration potentielle du réseau routier secondaire affecte directement l'objectif du désenclavement même si l'on s'en tient au seul critère posé en 1995 qui est ici en cause. En effet, les routes transférées sont généralement celles qui permettent de rejoindre le réseau structurant constitué des autoroutes et des routes à deux fois deux voies conservées par l'Etat.

Les inégalités dans les conditions d'accès au réseau structurant (autoroutes) pourraient d'ailleurs d'autant plus se creuser que la nouvelle décentralisation routière s'est accompagnée d'une politique de « décroisement » aux termes de laquelle l'Etat n'a désormais plus vocation à intervenir pour cofinancer des travaux sur la voirie relevant des collectivités 10 ( * ) .

Quant au réseau secondaire en matière ferroviaire, il a lui aussi tendance à devenir un facteur de différenciation croissante entre les territoires. Les régions sont en effet incontestablement inégales devant la très forte demande de transport ferroviaire de proximité 11 ( * ) et devant la détérioration accélérée de l'état des infrastructures 12 ( * ) .

Par exemple, tous les Conseils régionaux ne sont pas en mesure de faire preuve du même volontarisme que la région Midi-Pyrénées qui a souscrit en 2006 un emprunt de 500 millions d'euros pour investir dans l'amélioration du réseau ferré, y compris dans les systèmes d'aiguillage et de signalisation, en plus de ses obligations concernant le matériel roulant.

Force est, en effet, de constater que les LGV ne jouent pleinement leur rôle de désenclavement que si elles sont correctement reliées au réseau ferroviaire secondaire. Mais c'est malheureusement de moins en moins le cas lorsque ce réseau secondaire a tendance à s'affaiblir, d'une part du fait des inégalités croissantes des régions face aux besoins en TER et d'autre part, du fait du désengagement progressif de la SNCF des trains Corail, précisément afin de donner priorité aux TGV. A quoi bon disposer d'une gare TGV à Strasbourg si les TER et les Corails sont moins nombreux ou plus lents pour s'y rendre ? Or, c'est malheureusement ce qui se produit aujourd'hui.

Enfin, le critère du désenclavement posé en 1995 ne mesurait que le temps nécessaire pour se rendre à une gare TGV en utilisant une automobile et non en utilisant un autre train, de type Corail ou TER. Il n'est donc pas seulement inadapté au creusement des inégalités intervenues en matière de réseaux secondaires, mais il est aussi en décalage avec les nouvelles exigences issues du Grenelle de l'environnement visant à développer l'ensemble du transport ferroviaire. Ceci implique que l'on ne considère pas qu'une gare de TGV est suffisamment accessible lorsque l'on doit impérativement prendre la route pour s'y rendre dans des délais raisonnables.

(2) Les besoins de territoires polycentrés ne sont plus ceux d'un pays centralisé

Les besoins d'un pays polycentré ne sont plus ceux d'un pays centralisé. Le modèle de base s'inscrivait dans la lignée du plan « breton » ou du plan « Massif central » qui avaient jadis permis de relier ces régions au reste du territoire national. Selon cette vision, l'objectif principal est de permettre d'une part, que chacune des régions participe au système national d'échanges et d'autre part, qu'à l'intérieur des mêmes régions, chaque agglomération chef-lieu puisse être bien reliée à son propre territoire 13 ( * ) . Cette logique repose sur l'idée centralisatrice selon laquelle il serait nécessaire de développer deux types de réseaux : le réseau national centré sur Paris et les réseaux locaux centrés sur les grandes métropoles . Ceci n'est plus adapté compte tenu de la dynamique des territoires qui a pour effet de multiplier les besoins de liaisons entre des centres urbains désormais dotés de logiques de développement autonomes. Ceci vaut tant pour les centres principaux que pour les centres secondaires.

Pour les centres principaux, il existe des besoins nouveaux de liaisons transversales entre métropoles régionales, besoins qui ne recoupent pas le réseau national structuré autour de Paris. Par exemple, un très fort réseau de complémentarité s'est créé entre Rennes et Angers, indépendamment de tout axe reliant Paris. De même, les besoins de liaison entre Lyon et des métropoles comme Toulouse ou Nantes sont devenus très sensibles aussi bien s'agissant du transport aérien que des liaisons terrestres.

Pour les centres secondaires, la principale évolution consiste dans le développement des échanges entre des pôles d'activités de niveau chef-lieu de département (ou chef-lieu d'arrondissement) sans passer par la métropole régionale. Ainsi, en est-il par exemple de l'axe qui relie Figeac, (sous-préfecture du Lot, département de la région Midi-Pyrénées) à Aurillac (préfecture du Cantal, département de la région Auvergne).

Ces échanges, qui contournent l'agglomération régionale, peuvent ainsi consister en l'entrée d'un territoire dans la zone d'influence de l'agglomération centre d'une région voisine, créant ainsi un besoin de liaison qui ne recoupe pas nécessairement les grands réseaux nationaux ni les réseaux infra-régionaux reliant chaque métropole à son territoire.

Les nouvelles dynamiques d'un territoire renforcent donc le besoin de liaisons selon des axes qui ne sont pas nécessairement ceux des grands réseaux structurants existants qui desservent les territoires selon les logiques traditionnelles nationales ou infra-régionales.

Etre bien relié aux réseaux structurant traditionnels, comme le proposait la loi de 1995, ne constitue donc nullement une réponse aux exigences d'un pays désormais polycentré .

En conséquence, le critère officiel du désenclavement appliqué en France, déjà très imparfait dès l'origine, n'a cessé d'être remis en cause par la réalité sans être adapté aux évolutions d'un pays de plus en plus décentralisé et polycentré. Ces évolutions ont pourtant affecté directement les transports routier et ferroviaire ainsi que l'essor rapide du transport aérien qui s'est, lui aussi, imposé comme un réel facteur de désenclavement 14 ( * ) .

Il y a cependant un constat plus grave. L'absence d'évolution, puis la suppression en 1999 de tout critère législatif du désenclavement, s'est accompagnée de la disparition de toute véritable politique de désenclavement.

* 9 Un cas typique a été identifié par vos rapporteurs dans la Nièvre, où des poids lourds chargés de bois ne peuvent partir des scieries et rallier l'autoroute pourtant située à moins de 30 kilomètres, dans la mesure où la voirie n'est pas aménagée pour accueillir ce type de convoi.

* 10 Certes, ce principe est menacé par la mise en place de Plans de modernisation des itinéraires (PDMI), mais l'importance des demandes faites aux préfets par les Conseils généraux excédant largement les moyens budgétaires annoncés par le ministre, cette nouvelle coopération entre l'Etat et les collectivités n'est pas de nature à remettre en cause le principe du décroisement.

* 11 Le transport en train express régional a ainsi crû de 12 % par an depuis 1995, contre une moyenne de 5 % pour l'ensemble du trafic tous modes de transport confondus.

* 12 Mise en évidence par le rapport d'audit sur l'état du réseau ferré français du 7 décembre 2005, réalisé sous la direction de MM. Robert Rivier et Yves Portallez dans le cadre de l'école polytechnique fédérale de Lausanne.

* 13 Rappelant en cela la logique de l'aller-retour à cheval au chef-lieu dans la journée, qui avait présidé à la création des départements en 1790.

* 14 Celui-ci joue par exemple un rôle décisif dans le relatif désenclavement de Toulouse par rapport à Paris.

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