3. La multiplication de projets à dimension régionale : concurrence ou complémentarité ?

Le troisième risque d'éclatement de la politique de voisinage réside dans la multiplication récente de projets à dimension régionale, qui se veulent complémentaires à la politique de voisinage, mais dont l'articulation est tout sauf évidente. De fait, ces projets apparaissent plutôt comme des initiatives concurrentes de la politique de voisinage, qui attisent les clivages existant entre les États membres. Quelles sont ces initiatives régionales ?

a) La synergie de la mer Noire
(1) Le contexte et le contenu du projet

La Commission européenne a lancé en avril 2007 une nouvelle initiative visant à renforcer la coopération régionale entre la Roumanie, la Bulgarie, et les quatre pays de la région de la mer Noire qui ne sont pas encore membres de l'Union européenne : Turquie, Russie, Ukraine et Géorgie. Ce projet est mis en oeuvre dans le cadre de la politique de voisinage, et n'est donc pas doté de fonds supplémentaires ni d'institutions nouvelles. Il ajoute à la politique de voisinage une nouvelle dimension régionale, à côté du partenariat méditerranéen et de la dimension septentrionale ou nordique qui existent déjà depuis plusieurs années, et dont l'articulation avec la politique de voisinage est aujourd'hui bien établie.

Concrètement, la synergie de la mer Noire offre une aide au rapprochement des pays de la région, en s'appuyant sur des programmes sectoriels et des initiatives communautaires déjà en cours dans des domaines tels que la bonne gouvernance, la circulation des personnes et la sécurité, l'énergie, les transports, l'environnement, la politique maritime, la pêche, le commerce, la recherche, l'éducation, les affaires sociales et la science. La synergie de la mer Noire se veut souple, destinée à assurer une meilleure cohérence et une meilleure coordination régionale des activités dans ces domaines. Elle prévoit aussi l'établissement de contacts plus étroits entre la Commission et l'organisation de coopération économique de la mer Noire (OCEMN). Enfin, l'un des objectifs affichés de la synergie de la mer Noire est de créer un meilleur climat pour résoudre les conflits gelés dans la région.

(2) Une initiative dont la réussite reste à prouver

La synergie de la mer Noire réunit des pays ayant des intérêts géopolitiques très différents, et dont les relations avec l'Union européenne sont régies par des statuts ou politiques différentes (politique de voisinage, partenariat stratégique avec la Russie, politique d'élargissement avec la Turquie). Cette initiative, dont la valeur ajoutée reste à démontrer, risque de déboucher sur un éparpillement d'activités sans créer véritablement de ciment régional. Il est donc permis d'avoir des doutes quant à sa réussite.


La dimension septentrionale

La dimension septentrionale est un programme de l'Union européenne ayant pour objectif une coopération transfrontalière des pays d'Europe du Nord et de la Russie entre eux. Initiée en 1997 par Paavo Lipponen, alors Premier ministre de la Finlande, la dimension septentrionale couvre aussi bien la Scandinavie que les pays baltes et la région de Saint Pétersbourg. La Pologne et l'Allemagne sont également directement concernées à l'occasion.

Reflet des changements politiques survenus dans cette région du monde dans les années 1990, la dimension septentrionale se veut un pendant nordique au partenariat euroméditerranéen (Euromed). À l'usage, elle a suscité moins d'adhésions que celui-ci, l'intégration de la région sur les plans politique et économique étant un fait acquis depuis la chute du Mur de Berlin.

b) Le processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée
(1) Le contexte et le contenu du projet

À la suite de l'initiative lancée par la France à propos d'une « Union pour la Méditerranée » en 2007, le Conseil européen des 13 et 14 mars 2008 a approuvé le principe d'une telle Union et invité la Commission à lui présenter des propositions pour en définir les modalités. Celle-ci a donc présenté le 20 mai 2008 une communication sur l'avenir des relations euroméditerranéennes, dans laquelle elle confirme que le processus de Barcelone reste la pierre angulaire de la nouvelle initiative. Cependant, les relations politiques renforcées envisagées élargissent et consolident le niveau politique et le cadre de coopération. Elles prévoient ainsi la tenue de sommets bisannuels des chefs de gouvernement et la mise en place d'une coprésidence chargée de gérer ces sommets et les réunions annuelles des ministres des affaires étrangères , des réunions ministérielles sectorielles ainsi que des réunions de haut fonctionnaires et des réunions du comité Euromed. Un secrétariat conjoint devrait être institué pour assurer le développement et le suivi des projets. Enfin, la Commission propose de créer un comité permanent de représentants européens et méditerranéens.

(2) Un accent mis sur les projets concrets

Les projets concrets sont au coeur de la nouvelle initiative. La Commission a ainsi recensé des domaines possibles (énergie et sécurité énergétique, environnement, protection civile et transports) dans lesquels il serait intéressant et utile de mener des projets susceptibles de stimuler la croissance et l'emploi, de renforcer la cohésion régionale et l'intégration économique. La mise en oeuvre de tels projets dépendra de la mobilisation de fonds supplémentaires autres que les habituelles dotations budgétaires actuelles. Des fonds devraient provenir du secteur privé, des institutions financières internationales, de la coopération bilatérale et de contributions des États membres de l'Union européenne et des partenaires méditerranéens.

c) Le partenariat oriental
(1) Une initiative polono-suédoise

La Pologne et la Suède ont présenté au Conseil à la fin du mois de mai 2008 une proposition de « partenariat oriental ». Cette initiative vise à renforcer la dimension orientale de la politique de voisinage par le développement d'un « partenariat oriental » avec l'Ukraine, la Moldavie, la Géorgie, l'Arménie, l'Azerbaïdjan et le Belarus. Ce partenariat entend se fonder sur l'actuelle politique de voisinage, mais aller au-delà de celle-ci, en créant des liens horizontaux entre les voisins d'Europe de l'Est et de l'Union européenne. Selon les promoteurs de cette initiative, les pays mentionnés sont des voisins européens qui ont le droit de poser leur candidature d'adhésion à l'Union européenne, contrairement aux voisins du Sud.

(2) Les objectifs du « partenariat oriental »

Le « partenariat oriental » s'assigne un double objectif. D'une part, approfondir la coopération bilatérale avec les six pays concernés, en leur offrant une intégration plus poussée dans différents domaines (visas, libre-échange, aide aux réformes internes et à l'alignement des législations sur l'acquis communautaire, contacts interpersonnels). D'autre part, créer une structure permanente de coopération multilatérale entre les vingt-sept États membres de l'Union européenne et les six pays bénéficiaires. Le Conseil européen du 19 juin 2008 a « accueilli favorablement » le partenariat oriental, et invité la Commission à soumettre au Conseil des propositions concernant les modalités du « partenariat oriental », en vue de la réunion du Conseil européen du printemps 2009.

d) Quelle articulation entre tous ces projets et la politique de voisinage ?

Nous n'avons présenté que les initiatives principales, mais d'autres propositions ne cessent d'émerger, de la part d'acteurs de plus en plus variés (députés européens, groupes politiques européens par exemple). Ce phénomène témoigne de l'intérêt suscité par la politique de voisinage, mais il provoque aussi un risque de délitement définitif de la cohérence de cette politique, voire son démantèlement. À titre d'exemple, le groupe socialiste du Parlement européen a proposé début juin 2008 la création d'une « Union pour la mer Noire ». On perçoit mal la valeur ajoutée d'un tel projet, qui apparaît comme un doublon inutile de la synergie de la mer Noire.


Les socialistes proposent une « Union pour la mer Noire »

La politique de voisinage de l'Union européenne est promise sinon à des remises en cause, du moins à de vigoureux débats avec une nouvelle initiative, celle du groupe socialiste au Parlement européen, qui propose une « Union pour la mer Noire » englobant pleinement deux partenaires clés : la Russie et la Turquie.

La proposition d'une « Union pour la mer Noire » se démarque fondamentalement de la proposition polono-suédoise d'un « partenariat oriental » par l'inclusion volontaire de la Russie et de la Turquie. Elle est formulée par deux vice-présidents du groupe, Jan Marinus Wiersma (Pays-Bas) et Hannes Swoboda (Autriche), dans un rapport adopté le 29 mai 2008 par le bureau du groupe socialiste. La proposition a fait l'objet d'une conférence socialiste en 2007 et a déjà été présentée dans de nombreux États concernés, souvent au niveau gouvernemental. Elle a été exposée à Paris le 3 juin 2008.

« Le raisonnement pour une Union pour la mer Noire est similaire à celui d'une Union pour la Méditerranée, malgré des différences importantes », proclame le rapport parlementaire socialiste . « En premier lieu, les pays non membres de l'Union européenne sont tous européens, certains d'entre eux nourrissant même l'ambition d'adhérer à l'Union européenne un jour. Deuxièmement, leurs relations formelles à l'Union sont diverses : deux États membres de l'Union sont riverains de la mer Noire (la Bulgarie et la Roumanie), la Turquie est candidate à l'adhésion, d'autres États sont inclus dans la politique de voisinage, tandis que la Russie s'engage dans un partenariat stratégique avec l'Union européenne. Troisièmement, tous les États non membres de l'Union européenne autour de la mer Noire appartiennent à l'ère postsoviétique, à l'exception de la Turquie. Ils partagent donc un nombre de caractéristiques et de défis, quand la Russie continue d'être un acteur significatif. Un tel acteur majeur est absent dans le cas de la Méditerranée. »

Pour ces raisons, selon le même document, la Russie devrait être invitée à coopérer étroitement avec « l'Union pour la mer Noire » dès le début, « si possible comme membre associé d'abord » . « Ceci pourrait conduire à une adhésion de plein droit, à la condition que la Russie soutienne sans équivoque l'indépendance, la souveraineté et l'intégrité de ses voisins ». La Turquie, elle, pourrait jouer un « rôle spécial dans les deux Unions ». Et, « bien qu'aucune des deux Unions n'impliquerait quoi que ce soit en matière d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, un engagement actif et constructif de la Turquie faciliterait peut-être le processus d'adhésion ».

Source : Europolitique du 5 juin 2008

La multiplication de toutes ces initiatives régionales pose la question de l'articulation de ces projets entre eux, mais surtout avec la politique de voisinage elle-même. L'exemple de l'Union pour la Méditerranée est plutôt éclairant. L'initiative française a été remaniée au gré des compromis entre les États membres, et la Commission a repris la maîtrise du projet, réaffirmant clairement son appartenance aux cadres existants. La Commission souhaite donc éviter la dispersion et concentrer ses actions à travers le prisme unique de la politique de voisinage. Néanmoins, on peut se demander si le pilotage de plus en plus instable de la politique de voisinage par la Commission sera durable, et s'il suffira à éviter la dilution de la politique de voisinage. Même si les initiatives régionales proposées présentent un intérêt certain, il est important que la politique de voisinage reste le cadre global d'action de l'Union vis-à-vis de ses voisins, car elle a une cohérence propre, qui est un gage de crédibilité et d'efficacité, et elle permet de maintenir une certaine unité.

Au contraire, le non-rattachement de toutes ces initiatives à la politique de voisinage impliquerait l'éparpillement des fonds, donc une moindre efficacité, et attiserait surtout les divisions. Il risquerait aussi de créer un déséquilibre entre les différentes zones, facteur d'instabilité. Il ne faut pas concentrer les aides sur une seule zone, mais les répartir équitablement entre tous les voisins. À cet égard, l'annonce récente du trio présidentiel France/République tchèque/Suède de développer à la fois les dimensions Est et Sud de la politique de voisinage est plutôt encourageante. Il en est de même pour les conclusions du Conseil européen du 19 juin 2008, qui ont réaffirmé la nécessité de « respecter le cadre d'action unique et cohérent que constitue la Politique européenne de voisinage » .

En conclusion, la politique européenne de voisinage doit s'adapter à la nouvelle réalité régionale en articulant et en coordonnant les différentes dimensions de façon souple et cohérente. Ceci est indispensable pour le succès des diverses initiatives régionales. A cet égard, on peut se demander s'il est bien pertinent de maintenir le système de négociation bilatéral actuel, et s'il ne vaudrait pas mieux favoriser des systèmes nouveaux, tels que celui de l'Union pour la Méditerranée, qui privilégie davantage un cadre multilatéral, plus propice au développement de la coopération régionale.

Le succès du projet d'Union pour la Méditerranée, à commencer par le sommet du 13 juillet 2008, est une condition nécessaire pour garantir une évolution réussie de la politique européenne de voisinage.

La politique européenne de voisinage ne doit donc pas absorber ces dimensions régionales en les uniformisant, mais plutôt favoriser l'expression de leur diversité et de leur dynamisme. De ce point de vue, il convient de saluer la vivacité de la coopération méditerranéenne. Le premier Forum des autorités locales et régionales de la Méditerranée s'est ainsi tenu à Marseille les 22 et 23 juin derniers, et a abouti à une déclaration commune.

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