N° 1322

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

TREIZIÈME LÉGISLATURE

N° 132

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2008-2009

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale

Annexe au procès-verbal de la séance

le 11 décembre 2008

du 11 décembre 2008

_______

OFFICE PARLEMENTAIRE D'ÉVALUATION

DES CHOIX SCIENTIFIQUES ET TECHNOLOGIQUES

___________

RAPPORT

sur

l' apport de la recherche à l' évaluation des ressources halieutiques et à la gestion des pêches ,

Par M. Marcel-Pierre CLÉACH,

Sénateur.

Déposé sur le Bureau de l'Assemblée nationale

par M. Claude BIRRAUX

Président de l'Office.

Déposé sur le Bureau du Sénat

par M. Jean-Claude ETIENNE

Premier Vice-Président de l'Office .

INTRODUCTION

« La pêche en mer est libre,

car il est impossible d'en épuiser les richesses »

Grotius, 1609

« Un écosystème marin n'est pas un organisme, il n'a aucune finalité.

Il peut être un assemblage viable d'espèces abondantes et prolifiques

ou bien un désert de boue où évoluent des méduses et des gobies »

Philippe Cury et Yves Miserey, 2007

Mesdames, Messieurs,

La place de la pêche est souvent résumée par une comparaison : elle serait l'équivalent, pour le secteur agricole, de la filière tomate, soit, replacée dans l'ensemble de l'économie nationale, presque rien ou peu de choses. Si on y ajoute que 85 % du poisson mangé en France est importé, les pêches françaises prennent un aspect marginal peu à même d'attirer l'attention des pouvoirs publics en dehors de quelques crises sociales. Le propos pourrait s'arrêter là, fort du constat d'une activité économique réduite et en constante diminution.

Mais la pêche n'est-elle que cela ?

Non, assurément car il s'agit d'une activité essentielle , au sens premier du terme c'est-à-dire propre à l'homme depuis les origines . La pêche est un acte fondamental de subsistance aux côtés de l'agriculture et de la chasse, d'un être humain prédateur et omnivore, façonnant son environnement. Activité de chasse et de cueillette, elle est aussi ancienne que l'humanité.

Elle continue d'ailleurs à jouer un rôle alimentaire fondamental . Elle représente 20 % de l'apport en protéines animales de la population mondiale et en est la principale source pour un milliard d'hommes , essentiellement au Sud.

La pêche est aussi essentielle parce qu'elle constitue un prélèvement considérable de la production vivante de la Terre. Bien qu'il ne s'agisse pas d'un élevage, le prélèvement sur les stocks sauvages prend une dimension équivalente et pose directement la question de sa durabilité. Devant tous les autres facteurs possibles, c'est bien aujourd'hui « la mortalité par pêche », selon la terminologie scientifique, qui domine quand on examine l'océan.

Or, sur une planète bleue couverte à 70 % d'océans, l'homme est arrivé à la limite de son exploitation . Les océans qui apparaissaient immenses, inépuisables et capables de tout absorber ou de tout supporter, sont désormais eux aussi un univers fini , limité à l'aune des capacités humaines et donc soumis à gestion . Plus méconnue encore que la biodiversité terrestre, la biodiversité marine est une richesse, un capital de l'humanité dont on ne commence que maintenant à percevoir l'importance et le caractère précieux, unique et, pour tout dire, irremplaçable.

C'est un point cardinal car si à travers la pêche on touche aux limites des océans, on touche aussi une limite essentielle du système Terre .

Contraints à la gestion des océans, les hommes le sont aujourd'hui aussi parce que les pêcheries maritimes sont en crise . Cette crise était annoncée du fait des surcapacités et des défaillances évidentes des modes de gestion. Elle n'en reste pas moins particulièrement vive pour les pêcheurs qui y sont confrontés, d'autant que la hausse des prix du pétrole l'a exacerbée. Acteurs, ils sont le plus souvent victimes d'une évolution qui les dépasse, pris dans l'engrenage de devoir travailler pour vivre, quoiqu'il en coûte.

Cette crise de la pêche qui occupe désormais les média, prend le citoyen à témoin . Il l'est à plusieurs titres. Par le porte-monnaie tout d'abord. Le prix du poisson sur les étals est à la hausse et il est le premier à en pâtir. On lui demande ensuite d'agir en citoyen, il devrait se munir d'une liste de poissons et de zones de pêche pour faire son marché afin de n'acheter aucun aliment à boycotter. Il le constate sur les étals, le poisson présent n'est plus le même. Il y a de nouvelles espèces inconnues venues de loin ou des profondeurs, il y a des produits industrialisés bon marché issus de l'aquaculture, il y a aussi les poissons qui se font rares ou chers. Enfin, il y a une floraison d'étiquettes d'origine, de moyens de pêche et de zones géographiques. Bien présente sur l'étal du poissonnier, la crise est difficile à décrypter.

Secteur essentiel et en crise prolongée, la pêche a aussi la particularité d'être l'un des secteurs économiques parmi les plus gouvernés par la science . En dehors des hautes technologies, il n'y a sans doute pas d'autres activités dont le volume et la nature sont définis par des avis scientifiques. Les taux admissibles de capture (TAC), les quotas et les autres systèmes de gestion relèvent d'une décision politique prise sur la foi de données scientifiques. La pêche est ou devrait être, diraient certains, « Science driven ».

C'est l'occasion pour le politique et tout particulièrement pour un parlementaire appartenant à l'Office d'évaluation des choix scientifiques et technologiques de s'interroger sur le rôle du scientifique et de l'expert dans la décision publique . Quelle doit être sa place ? Doit-on transcrire littéralement l'avis scientifique ? Peut-on l'aménager ? En fonction de quoi ? Et jusqu'à quel niveau ?

Il est frappant de constater que dans le domaine de la pêche, cet avis scientifique ne semble satisfaire personne. Les scientifiques sont mécontents qu'il ne soit pas assez respecté, voire complètement ignoré ou bafoué. Les pêcheurs se plaignent que leur point de vue ne soit pas assez écouté et n'infléchisse pas assez une décision prise par des scientifiques qui, disent-ils, ne connaissent pas la mer. Enfin, les ONG semblent avoir pris le parti des scientifiques contre les pêcheurs et les politiques et prennent l'opinion publique à témoin de la situation.

Pourtant, sur quoi fonder une décision de gestion sinon sur des données scientifiques ? Par qui prendre une décision publique si ce n'est par les représentants élus en charge de l'intérêt général ?

A ce questionnement fondamental dans nos sociétés modernes, s'est ajouté celui lié à la gestion des milieux naturels. La pêche est la dernière grande activité de chasse-cueillette dans la nature sauvage. Longtemps ce fut une activité sans frein, les hommes prélevant autant qu'ils pouvaient d'une ressource infinie. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Dans plusieurs régions, les stocks semblent avoir été exploités au-delà du raisonnable, mettant en danger les espèces. La crise de la pêche signifie aussi qu'il n'y a plus sur Terre d'espace vierge sur lequel l'homme n'exercerait pas un impact décisif. Tous les espaces sont anthropisés. L'homme est, parmi tous les éléments extérieurs à un milieu donné, celui dont l'impact est le plus fort. Mais le développement de la pêche atteint ses limites alors même que la demande alimentaire d'une population humaine en croissance maintient une forte pression. La pêche est-elle comme ses devancières terrestres, la chasse et la cueillette, vouée à disparaître comme source habituelle d'alimentation ?

Se pose, d'un côté, la question d'une « mer sans poissons » 1 ( * ) ? Cette issue est-elle aussi proche qu'inéluctable ? L'homme peut-il prendre ce risque ? Que voudrait dire pour l'espèce humaine la destruction du milieu océanique ?

Se pose, de l'autre côté, la question de l'alternative. La pêche peut-elle être remplacée par l'aquaculture comme l'élevage a succédé à la chasse et la culture à la cueillette ? Beaucoup le pensent aujourd'hui. Au vu des statistiques et des perspectives de la FAO 2 ( * ) ce serait inéluctable. Depuis 20 ans toute la croissance de la production de poisson vient de l'aquaculture. Cette tendance s'accroîtrait, les pêcheries restant à leur maximum actuel et l'aquaculture finissant en 2030 par représenter une production aussi importante que les pêches et prenant une part majoritaire dans l'alimentation humaine d'origine halieutique. Pourtant, est-ce réaliste avec l'aquaculture d'aujourd'hui ? Est-ce souhaitable ?

C'est pour répondre à toutes ces questions que votre rapporteur a pris en charge cette saisine du Bureau du Sénat. C'est aussi pour faire face à une responsabilité transgénérationnelle . La mer, la pêche, le poisson sauvage sont une tradition, une civilisation mais aussi un goût qui forment un patrimoine qui ne doit pas disparaître . La pêche joue, enfin, un rôle économique et social majeur dans plusieurs régions de France.

*

Les questions posées par la gestion des pêches n'ont pas qu'une dimension mondiale. Elles s'incarnent concrètement aux niveaux français et européen. Depuis 1983, la pêche fait l'objet d'une politique commune (PCP - Politique commune des pêches) définie par la Commission européenne à travers une négociation avec les États. Cette politique est au coeur de vifs et importants débats. Les principaux acteurs, à commencer par le Commissaire Joe Borg, sont parfaitement conscients de ses limites et en souhaitent une profonde réforme. La Commission européenne a d'ailleurs, dans un récent document, approuvé le lancement immédiat d'une révision complète de la PCP. Ce rapport se veut une contribution du Parlement français à cette réflexion dans la perspective de la publication pour le début de l'année 2009 d'un document qui sera le point de départ d'une large consultation des États membres et des parties prenantes. Nous n'avons pas le droit de ne pas être à la hauteur de l'enjeu.

*

Le propos du rapport doit toutefois être précisé. Le terme de « ressources halieutiques » retenu par la saisine pourrait laisser croire à la prise en compte des ressources fluviales et lacustres comme des ressources marines. Pour la clarté du propos, il paraît plus logique de se concentrer sur l'aspect principal, les ressources marines. La situation des espèces d'eau douce et des pêches continentales relève de problématiques différentes.

En revanche, il a semblé pertinent d'y inclure l'aquaculture marine et côtière. Dans un contexte de stagnation des prises mondiales, c'est l'aquaculture qui fournit la demande croissante des marchés. Elle est souvent perçue comme une panacée et constitue une nouvelle frontière de la recherche, aussi bien pour la production alimentaire que pour la conservation des espèces.

*

Dans ce cadre, votre rapporteur fera d'abord un rapide état des lieux des connaissances sur les océans, puis analysera la situation des pêcheries mondiales avant de préciser leur état en France et en Europe. Il achèvera son propos par une interrogation sur les perspectives réellement offertes par l'aquaculture et par les mesures qui pourraient être préconisées pour apporter des remèdes à la situation actuelle.

*

Avant de développer son propos, votre rapporteur tient à remercier les scientifiques et les différents services administratifs compétents français ou étrangers, ainsi que les représentants des pêcheurs et des armateurs, qui l'ont reçu et lui ont fait partager leur analyse de la situation des pêches mondiales. C'est à travers ces très nombreuses rencontres qu'a pu prendre forme un diagnostic dont ce rapport est le fruit. Parmi ceux-ci, il tient particulièrement à mentionner M. Philippe Cury, Directeur du Centre de recherche halieutique méditerranéenne et tropicale (CRH) de Sète dont les travaux ont tenu une place importante dans sa réflexion.

I. LES OCÉANS DANS L'ÈRE DE « L'ANTHROPOCÈNE »

Selon le néerlandais Paul Crutzen, Prix Nobel de chimie 1995, la Terre aurait quitté l'holocène . Cette ère géologique, regroupant les 10.000 dernières années, avait été définie lors du Congrès international de géologie de 1885 pour décrire un temps entièrement nouveau, marqué par le passage d'une société de chasseurs-cueilleurs nomades à une société sédentaire pratiquant l'élevage et l'agriculture.

La Terre serait désormais entrée dans « l'anthropocène ». Cette nouvelle ère aurait débuté au tournant des XVIII e et XIX e siècles avec la révolution industrielle. Elle se caractériserait par l'impact devenu déterminant de l'homme sur le système Terre . Il serait devenu le forçage dominant devant tous les autres qui jusque là avaient prévalu. L'homme aurait acquis la capacité de modifier son environnement. Il influencerait le climat mondial et détériorerait l'équilibre de la biosphère. Partout ses prélèvements et son impact l'emporteraient sur les facteurs et fluctuations naturels .

Par rapport aux systèmes terrestres, les océans entrent dans l'anthropocène méconnus et en situation d'affaiblissement .

Xavier de La Gorce, Secrétaire général à la mer, résume bien la situation des océans en écrivant : « Est-il normal que l'on connaisse aujourd'hui beaucoup mieux l'espace que la mer... qui couvre à elle seule 70 % de la planète ? ».

Effectivement, les océans et leur biodiversité restent infiniment moins bien connus que les écosystèmes terrestres. Même les grandes espèces emblématiques comme le thon rouge, les cétacés, l'esturgeon ou la morue conservent une large part de mystère.

Aux États-Unis, la Joint Ocean Commission Initiative (JOCI) a fait le constat que 400 hommes ont été au sommet de l'Everest, 300 dans l'espace, 12 sur la Lune et seulement 2 dans les grands fonds océaniques. Les grands fonds restent, plus que tout autre lieu, inexplorés. La pêche en eau profonde a mis à la surface des espèces qui n'avaient jamais été découvertes et dont la biologie est méconnue. La science suit la pêche mais ne la précède pas. Un autre exemple est le livre publié en 2006 par Claire Nouvian et intitulé Abysses 3 ( * ) . Près d'un tiers des organismes photographiés sont des espèces indéterminées dont de le seul passage aléatoire devant le hublot du sous-marin de prospection a permis la découverte.

La biodiversité marine est loin d'avoir été inventoriée en totalité, y compris pour les espèces les plus réputées. En début d'année 2008, un chercheur de l'Institut de Recherche pour le Développement (IRD), M. Bernard Séret, faisait état de la découverte de douze espèces nouvelles de requins, raies et chimères entre la Nouvelle-Zélande et la Nouvelle-Calédonie en un mois de prospection. En quinze ans, ce sont 130 espèces de requins qui ont été décrites pour la première fois. Ce même chercheur estimait d'ailleurs qu'il existait sans doute 1.500 à 2.000 espèces de requins et de raies alors que 500 seulement étaient répertoriées. Il expliquait : « Ce qu'on connaît aujourd'hui des requins est fondé sur l'étude d'une dizaine d'espèces seulement. Comment gérer efficacement une pêcherie dans ces conditions ? » 4 ( * )

Alors même qu'ils restent insuffisamment connus, les océans sont d'un côté fragilisés par l'impact du réchauffement climatique et les pollutions anthropiques, et, d'un autre côté, sont soumis à une exploitation croissante qui nécessite une gestion scientifique toujours plus pointue. Les pêcheurs le ressentent d'ailleurs directement se sentant les victimes de phénomènes qui les dépassent mais dont les conséquences leur sont souvent imputées.

A. L'IMPACT DU CHANGEMENT CLIMATIQUE

L'impact du changement climatique sur les océans est multiple. Il est longtemps resté peu mesurable. Il n'est pas ici possible à votre rapporteur d'en énumérer tous les effets, mais il voudrait mettre l'accent sur quelques uns d'entre eux : l'acidification, la désertification et le déplacement des espèces ainsi que les déphasages chronobiologiques.

1. Des océans acides

Le carbone présent dans l'atmosphère se dissout dans l'océan où il peut-être stocké quand celui-ci fait office de puits. Cette faculté des océans, compte tenu de leur importance dans le système Terre, est un puissant facteur d'inertie climatique. Mais la dissolution du CO 2 a aussi pour conséquence de conduire à l'acidification des océans en augmentant leur concentration en ions hydrogène.

Depuis le début de l'industrialisation, le pH des océans serait passé de 8,2 à 8,1 et pourrait atteindre 7,9 en 2100.

Cette situation pourrait avoir de graves conséquences dès 2030 sur un certain nombre d'organismes utilisant le carbonate pour leur coquille ou leur squelette . Ainsi, une partie du zooplancton à coquille, comme les ptéropodes, pourrait disparaître dans certaines zones de l'océan car l'eau sera devenue trop acide. Disparaîtrait avec lui un maillon essentiel de l'écosystème entre le phytoplancton et les poissons prédateurs. Il en serait de même pour les coraux d'eau profonde, notamment au large de l'Europe, dont on découvre à peine l'importance dans les écosystèmes. Deux tiers pourraient avoir disparu d'ici à 2100.

Ces graves perspectives restent soumises à débat scientifique. L'impact de l'acidification reste incertain. De récentes recherches sur une espèce de phytoplancton, l'algue Emiliana huxleyi , tendraient à montrer que l'acidification n'entraîne pas nécessairement une diminution de la calcification. Cette algue est particulièrement intéressante car cette espèce très commune utilise du CO 2 dissout pour effectuer sa photosynthèse mais aussi pour synthétiser des plaques de carbonate de calcium autour de la cellule. Un article récemment publié dans le magazine Science par Debora Iglesias-Rodriguez et al. 5 ( * ) mettait en avant que l'acidification pouvait au contraire conduire à une augmentation de la calcification et de la production primaire. Mais la matière organique produite serait plus riche en carbone. Selon le scientifique français Antoine Sciandra (CNRS, laboratoire d'océanographie de Villefranche-sur-Mer) la différence des résultats obtenus en laboratoire pourrait s'expliquer par la méthode utilisée : la dilution de CO 2 , méthode proche des conditions naturelles, plutôt que celle d'acide chlorhydrique 6 ( * ) .

* 1 Selon le titre du livre de Philippe Cury et Yves Miserey, Une mer sans poissons, Paris, Calman-Lévy, 2008, 283 p.

* 2 Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture.

* 3 Fayard, Paris, 2006, 256 p.

* 4 Cité par Paul Molga, Les Echos, mercredi 6 février 2008 p.13

* 5 Science, 320, 336, 2008

* 6 La Recherche, n°420, Juin 2008, p.16-17

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