B. CONSTRUIRE LES OUTILS DE LA DÉCISION POLITIQUE

Renouer le dialogue entre pêcheurs et scientifiques et développer une relation plus constructive et plus responsable ne pourra avoir du succès que si est renouvelé l'effort de recherche halieutique et si se développe avec succès la démarche écosystémique. Pourront s'ajouter comme outil et opportunité de dialogue et de gestion les nouvelles aires marines protégées qui viennent d'être créées.

1. Une nouvelle priorité à la recherche halieutique

Par rapport à d'autres dimensions de l'activité scientifique marine, l'halieutique a pu apparaître comme le parent pauvre au bénéfice de l'exploration des grands fonds ou de nouvelles techniques d'exploitation.

Les circonstances présentes devraient conduire à placer plus haut l'halieutique dans les priorités d'un organisme comme l'Ifremer. Les ressources halieutiques et le secteur de la pêche connaissent une grave crise et cette crise s'inscrit dans la durée. Or, toute gestion des ressources et toute restructuration du secteur doit avoir pour fondement principal les données scientifiques les plus récentes. Il faut donc faire en sorte que ce secteur puisse trouver un appui adéquat.

Pour l'instant, l'activité de recherche halieutique et de soutien à la pêche n'est pas suffisamment bien identifiée au sein des indicateurs d'activité et de performance de l'Ifremer dans son rapport d'activité annuelle. Ni le recensement des communications scientifiques, ni celui des activités d'expertise, ou celui des campagnes ne permet d'avoir une vision globale de ce que représente cette dimension par rapport aux autres.

Il en est de même de la lecture du budget. Au chapitre des ressources, il n'est pas possible de mesurer comment elles sont réparties entre les grandes thématiques scientifiques.

Il serait très souhaitable qu'à l'avenir, il soit possible de connaître comment les ressources sont réparties et comment elles évoluent en fonction des sujets d'intérêt et des choix de la direction et de la tutelle .

Votre rapporteur jugerait également utile que le dialogue et les coopérations avec les pêcheurs fassent l'objet d'une déclinaison sous forme d'indicateurs et d'objectifs afin de pouvoir mesurer leurs progrès .

2. La démarche « écosystémique »

Dans les milieux scientifiques comme dans le secteur de la pêche un consensus s'est fait jour pour plébisciter une démarche écosystémique et pour estimer dépassée une approche par stock de poissons.

Les pêcheurs se sentent victimes d'évolutions qui les dépassent et sollicitent les scientifiques pour le démontrer. En effet, les pêcheurs estiment que l'évolution des stocks ne s'explique pas que par la pêche mais par trois autres facteurs : la pollution, la destruction des milieux et le réchauffement climatique.

Pour eux, ils sont victimes d'abord de la pollution croissante des milieux aquatiques en raison des rejets des activités terrestres tout particulièrement charriés par les fleuves, qu'il s'agisse des nitrates ou des PCB. La qualité des eaux est évidemment essentielle à la vie et à la reproduction des animaux et végétaux marins.

Ils sont ensuite victimes de la destruction des zones de frai, de nourrissage ou de vie. Ces destructions sont liées aux aménagements des estuaires, des littoraux, aux activités d'extraction de granulats, de gaz ou de pétrole ou à d'autres usages qui provoqueraient la fuite des ressources ou interdisent les zones à la pêche comme les champs d'éoliennes, les câbles sous-marins... Les pêcheurs se sentent progressivement exclus de la mer qui leur apparaît « mitée » par d'autres usages alors qu'elle est pourtant leur lieu de travail et leur milieu de vie.

Enfin, ils estiment que l'impact du changement climatique sur les ressources halieutiques est sous-estimé par les chercheurs alors que celui de la mortalité par pêche est surestimé. Selon eux, les conditions climatiques défavorables expliquent les mauvais recrutements de cabillaud en Manche et en mer du Nord, tandis que le même réchauffement favorise l'augmentation du stock de rougets qui étaient auparavant peu pêchés dans cette zone.

Du côté des scientifiques, l'insatisfaction est presque aussi grande vis-à-vis des dispositifs présents de gestion espèce par espèce. En effet ne font l'objet d'un suivi attentif que les espèces sous quotas pour lesquels un avis scientifique est donné et seulement dans des zones spécifiques. Or, notamment à l'occasion d'effondrement de certains stocks, il est apparu évident que le suivi n'était pas suffisant. La seule dynamique statistique de la démographie ne permet pas de prévoir complètement son évolution, surtout si le stock est en mauvaise santé. En effet, comme votre rapporteur l'a déjà souligné, la surexploitation d'un élément de l'écosystème peut conduire à des modifications significatives de ses capacités de recouvrement voire son remplacement irréversible.

Pour gérer les stocks halieutiques, il apparaît de plus en plus nécessaire d'essayer de gérer les écosystèmes dans leur globalité et pour cela il faut tenter de les appréhender scientifiquement globalement.

Cela constitue un défi scientifique considérable alors même que les connaissances sur le milieu marin et les ressources halieutiques sont encore incomplètes.

Pour prendre conscience de l'enjeu, il convient ici de présenter succinctement ce que pourraient en être les trois grandes dimensions .

La première dimension serait biologique et verticale, c'est celle de la chaîne alimentaire . Dans le milieu marin la taille régit, sauf exception, la relation prédateur-proie ce qui implique des formes de « cannibalisme ». Il s'agit donc d'appréhender les relations de dépendance entre les différents niveaux trophiques, du phytoplancton au prédateur supérieur.

La deuxième dimension serait l'interface entre le milieu physique et la productivité biologique d'une zone donnée . Il s'agit là de comprendre comment les données physiques du milieu maritime influent sur l'abondance qu'il s'agisse des nutriments, de la température et bien entendu de leur variabilité infra ou interannuelle.

La troisième dimension serait spatiale et résulterait de l'interaction entre différentes zones et différents milieux : l'océan par rapport au littoral ou la terre par rapport au milieu marin.

Cette démarche écosystémique pour une gestion intégrée des pêcheries a été adoptée par la FAO en 2001 et reprise en 2002 dans le plan issu du Sommet mondial pour le développement durable de Johannesbu rg.

L'Ifremer a entamé une réflexion stratégique et rédigé un document avec la collaboration d'experts internationaux 33 ( * ) .

L'objectif de ce document était avant tout de préciser le contenu d'un des plus grands programmes de recherche de l'Ifremer : DEMOSTEM pour « Démarche écosystémique pour une gestion intégrée des ressources halieutiques ».

Pour les auteurs, l'objectif de l'Approche Ecosystémique des Pêches (AEP) est d'abord de répondre à la crise de surcapacité que connaît le secteur. L'échec du mode de gestion par TAC a conduit aux surcapacités. Celles-ci « induisent une pression sociale favorisant l'adoption de normes de conservation insuffisantes et un manque d'application ou de contrôle des recommandations de gestion prônées par les instances scientifiques indépendantes. Si l'on ajoute à ce constat ceux de la domination des intérêts à court terme, de la participation insuffisante des différents acteurs, du manque de transparence, d'une communication incomplète et désordonnée, de l'incertitude scientifique souvent non-reconnue et d'un système de coercition inefficace, les éléments sont réunis pour une situation de crise telle qu'elle se présente aujourd'hui à l'échelle planétaire ».

Au niveau international, un ensemble de dispositifs est porteur de l'AEP dont la plupart se retrouvent dans les conclusions du sommet de Johannesburg (26 août au 4 septembre 2002) : application du code des pêcheries responsables établi par la FAO en 1995, réduction significative du taux de perte de la biodiversité d'ici à 2010, inversement de la tendance à la dégradation des ressources vivantes, restauration des pêcheries à leur niveau de production maximal soutenable ( MSY- Maximum Sustainable Yield ) d'ici à 2015 et l'élimination des pêches illégales non déclarées et non réglementées en 2004 ( !), création d'un réseau d'aires marines protégées représentatif de la biodiversité des écosystèmes marins d'ici 2012 et l'application du programme global d'action pour la protection de l'environnement marin contre les sources de pollution terrestres.

Le troisième élément de ce panorama est l'évolution du contexte scientifique et le déplacement des thématiques halieutiques vers une vision plus intégrée des différentes composantes des écosystèmes marins avec une ouverture à d'autres disciplines.

Ainsi pour les auteurs : « Les recherches doivent maintenant progresser vers une meilleure compréhension de l'impact de la pêche sur toutes les composantes des écosystèmes marins, en particulier du point de vue :

- de la diversité des écosystèmes,

- de la biodiversité au sein de chaque écosystème,

- de la diversité génétique intraspécifique,

- des effets directs de l'exploitation sur les espèces cibles et indirects sur les espèces non ciblées,

- des effets de l'exploitation sur les réseaux trophiques et les habitats ».

L'AEP est également porteuse d'une demande très élevée de la société vis-à-vis de la recherche et de l'expertise. Son champ s'élargit considérablement de la population exploitée stricto sensu à l'ensemble de l'écosystème, d'une relation ternaire « pêche-administration-science » à une relation quaternaire « pêche-administration-science-société », du court terme opérationnel au long terme intégrant notamment le changement climatique et de la durabilité d'un secteur à la contribution de ce secteur au développement durable des sociétés littorales.

En élargissant considérablement le champ et le nombre de variables, l'AEP fait courir le risque de « sur-vendre » la capacité d'expertise et de gestion de la recherche, alors même que ses bases scientifiques n'existent pas encore, ou, au contraire, de mener une recherche alibi conduisant à renvoyer à plus tard des décisions pour lesquelles on dispose déjà des éléments nécessaires .

L'élargissement du champ se fera donc par étape : impacts de la pêche sur les espèces non ciblées et les habitats puis interactions entre espèces impactées et enfin interactions entre la pêche et les autres activités anthropiques. Cela conduit à fondre l'halieutique dans le concept plus large de gestion intégrée des zones côtières (GIZC). Mais là aussi, les chercheurs attirent l'attention sur les limites : « l'attrait qu'exerce aujourd'hui cette notion ne suffit pas à en garantir la fécondité opérationnelle. En effet, aux incertitudes écologiques et environnementales déjà évoquées vient s'ajouter la difficulté à caractériser les interactions potentiellement nombreuses entre usages, souvent diffuses, et dont le support écologique est rarement bien connu ».

Dès lors si l'AEP s'impose, elle doit être envisagée avec un certain pragmatisme. Peuvent être distingués cinq grands domaines de connaissance à mettre en relation avec les questions de société :

* 33 JM. Fromentin, B. Planque, O. Thébaud, 2007, L'approche écosystémique des pêches : quelles priorités pour la recherche ? , http://www.ifremer.fr/docelec/doc/2007/rapport-2567.pdf

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