CHAPITRE IER - TABLEAU D'ENSEMBLE

Pour reprendre en l'inversant la belle image de Carl Poirier citée par Pascal Ménoret 1 ( * ) , le Moyen-Orient est situé à « distance d'imagination ». Cette formule appliquée par son auteur à la seule Arabie saoudite éclaire l'ensemble de la perception que les Américains et les Européens ont de cette région du monde.

D'où viennent notre difficulté à comprendre réellement les sociétés de ces régions, notre absence d'empathie, le rejet ethnocentrique de leurs cultures, notre indifférence trop fréquente à leurs malheurs, l'acceptation tranquille du fait qu'ils subissent des dictatures prédatrices -républicaines ou monarchiques- et souffrent du retard de développement humain qu'elles provoquent ?

Une première hypothèse est l'amnésie qui nous frappe sur la nature des relations entre l'Europe (et ensuite les Etats-Unis) et le Moyen Orient au XIX ème et au XX ème siècles. Nous avons oublié que « la colonisation et l'impérialisme ont brutalisé les sociétés » 2 ( * ) -campagne d'Egypte, interventions françaises et anglaises au Proche-Orient pour affaiblir l'Empire ottoman, puis dépeçage de cet empire dans les années 1920, création d'Etats au mépris de la volonté des peuples concernés : Irak, Syrie amputée du Liban, Jordanie, lot de consolation aux Hachémites, Arabie offerte à la famille Saoud, tous pays soumis à des régimes de protectorat officiel (Irak-Syrie) ou officieux (Jordanie-Arabie). La diplomatie de la canonnière, nous l'avons oubliée. Et pourtant elle n'a jamais cessé. La guerre d'Irak en est le dernier épisode. Ce passé que nous avons occulté passe mal au Moyen-Orient et, comme le dit Henry Laurens, il resurgit, instrumentalisé, dès que les puissances publiques étatiques et non étatiques en ont besoin pour ressouder une opinion publique dont le bâillon lâcherait.

Une deuxième hypothèse tient à la méconnaissance des caractéristiques réelles des sociétés du Moyen-Orient. Jamais -à l'exception du Yémen- les peuples n'ont été si jeunes, si alphabétisés et, les élites si hautement compétentes. Jamais tant de femmes n'ont été instruites, n'ont accédé à des études supérieures, aux professions prestigieuses, source de pouvoir aussi bien au fin fond de la péninsule arabe qu'en Egypte.

Une troisième hypothèse concerne notre conception essentialiste de l'Islam et du Moyen-Orient qui nous conduit à réduire abusivement cette religion à certaines pratiques archaïques et cette région du monde à sa dimension religieuse. Cela s'explique par la manipulation quasi systématique de la religion par les régimes arabes et la présence d'extrémistes. Or nous devrions être capables de faire le tri. Pas plus que le catholicisme ne se confond avec l'Inquisition, le protestantisme avec les pasteurs condamnant les « sorcières » au bûcher du XVII ème siècle ni avec les créationnistes d'aujourd'hui, l'Islam n'est réductible ni aux talibans, ni aux mollahs iraniens. C'est à la fois une source d'élévation spirituelle pour les uns et le terrible alibi aux guerres les plus cruelles pour les autres. L'Islam, comme toutes les religions, est ce que les hommes en font.

Les caractères communs aux pays du Moyen-Orient que nous allons rappeler sont connus en Occident des spécialistes de la région. Mais ils sont dramatiquement ignorés par l'opinion publique. Comment, sans référence à cet arrière-plan, les crises qui font la une des journaux télévisés, pour quelques secondes sanglantes, pourraient-elles être comprises ?

Ces images confortent dans l'opinion occidentale des stéréotypes d'arriération, de violence, d'étrangeté irréductible et, pour tout dire, de rejet hors de l'humain. Avant d'exposer l'évolution du Moyen-Orient, rappelons quelques faits sociologiques, historiques et économiques, dans le but de rendre plus intelligible aux yeux des Occidentaux cet Orient qui ne nous semble si compliqué que parce qu'il est méconnu.

I. DES SOCIÉTÉS EN PLEINE ÉVOLUTION

A. LA TRANSITION DÉMOGRAPHIQUE EST PARTOUT COMMENCÉE ET NULLE PART ACHEVÉE

1. La transition démographique au Moyen-Orient

Le terme de « transition démographique » désigne une phase de la vie de la société où les couples commencent à contrôler leur fécondité. 3 ( * )

Le Moyen-Orient est entré dans cette phase. Depuis une trentaine d'années la fécondité est tombée de 6,8 enfants par femme en 1975 à 3,7 en 2005. C'est le signe d'un bouleversement profond des équilibres traditionnels touchant les rapports d'autorité au sein de la société civile et politique. Le moment décisif d'un tel basculement est atteint lorsque la première génération majoritairement alphabétisée arrive à l'âge adulte. C'est le cas au Moyen-Orient. La volonté de contrôler les naissances se diffuse alors dans la population. Ce progrès vers la modernité produit une désorientation générale de la société et fragilise fréquemment l'autorité politique. La période de l'alphabétisation et de la contraception est aussi souvent celle de la Révolution.

* 1 Pascal Ménoret - L'énigme saoudienne - La Découverte 2003

* 2 Henry Laurens - L'Orient arabe à l'heure américaine - Pluriel

* 3 Voir Youssef Courbage et Emmanuel Todd - Le rendez-vous des civilisations - Seuil 2007

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