ANNEXE 3 : L'HISTOIRE DU LIVRE VUE PAR UN SPÉCIALISTE

Extrait de : Frédéric Barbier, Histoire du livre , Armand Colin, 2000.

Au terme d'un parcours de quelques cinq millénaires, quels sont les enseignements que l'historien peut tirer d'une histoire de l'écrit et du livre ?

D'abord, il convient d'intégrer le média (manuscrit, imprimé, périodique, nouveaux médias...) dans la problématique globale d'une histoire sociale de la communication, dont aucun acteur ne sera négligé. La communication se trouve au point de rencontre de logiques multiples, d'ordre intellectuel (la conception et la mise en forme du message), technique, économique et financier (la fabrication), commercial (la diffusion), culturel (la réception), voire esthétique et artistique. Seule la prise en compte de l'ensemble du processus de médiatisation permet d'éventuelles comparaisons et permet donc aussi, en échappant au discours convenu, de mettre en évidence les spécificités de chaque modèle de communication.

La volonté de considérer le processus de communication comme un système global suppose d'autre part d'inscrire la recherche et la réflexion dans le plus long terme. Nous vivons toujours, en nos années 2000, sur l'invention du codex, qui remonte au Ve siècle de notre ère, tandis que l'ouverture à l'écrit et au livre ne fait sentir ses effets qu'après six siècles d'accumulation (XIe siècle). Puis c'est le passage à l'imprimerie, au terme d'un très lent processus (XIIe-XVe siècles, soit quatre cents ans). Enfin, la mécanisation et l'industrialisation prennent leur essor après un autre délai de trois siècles (1450-1750), tandis que la nouvelle révolution des médias ne se développe réellement qu'après une plage de deux siècles (années 1980). Il convient d'autant plus de prendre conscience de cette épaisseur du temps que nous sommes dans un secteur dans lequel le discours s'appuie volontiers sur l'image du changement et de la révolution. Ajoutons que le progrès n'est jamais assuré, comme les problèmes posés par l'illettrisme dans les pays les plus développés au début du XXIe siècle en portent malheureusement témoignage.

L'histoire des médias amène ainsi à reprendre la problématique classique de la rupture et de la continuité. S'il y a bien rupture, s'il y a évidemment passage d'une certaine logique à une autre, le temps de changement n'intervient qu'après un délai toujours long et au terme d'un processus de retentissement et d'accumulation qui entraîne le basculement. Ainsi, la révolution gutenbergienne ne peut-elle se comprendre, en aval, que par les mutations profondes qui touchent le monde de la communication manuscrite depuis le XIIe siècle. Elle n'est intelligible que par rapport à un système technique et économique lui aussi en pleine mutation, surtout avec les progrès du travail du métal. Elle s'insère enfin dans une perspective d'histoire politique, religieuse et culturelle profondément renouvelée. Mais cette problématique se prolonge aussi en aval : l'invention de Gutenberg ne marque pas une rupture radicale entre un avant et un après, elle n'est pas un moment vide qui briserait une logique ancienne pour lui substituer du tout au tout un autre modèle. Non seulement la communication « moderne » est antérieure à l'imprimerie en caractères mobiles, mais encore le monde de la librairie et de l'imprimerie d'Ancien Régime conserve nombre d'éléments typiques du système antérieur - songeons par exemple à la permanence des caractères typographiques spéciaux (abréviations, etc.), directement repris des habitudes scribales et en contradiction avec la logique de l'imprimerie typographique.

Une problématique analogue doit être développée pour les deux temps forts que sont l'industrialisation (l'invention des médias de masse) et la révolution des nouveaux médias. La « librairie d'Ancien Régime » (XVIe-XVIIIe siècles), durant laquelle les innovations techniques sont peu nombreuses et en définitive assez peu importantes, ne s'analysera pas comme un temps mort mais bien comme celui d'une lente accumulation, d'un élargissement progressif des besoins et des pratiques liés à la communication, de déplacement aussi dans l'horizon d'attente des élites et du plus grand nombre et de mise en place d'une problématique de l'identité et de la participation. A terme, un effet de seuil est engagé, et d'autres possibilités s'ouvrent, qui débouchent sur la « seconde révolution du livre ». C'est l'articulation entre accumulation et basculement qui permet de comprendre comment le changement intervient avant le changement, autrement dit comment l'accomplissement d'un certain système produit déjà les logiques qui conduiront au dépassement et à la destruction de ce système - comment, pour reprendre une expression consacrée, toute société humaine « fait du neuf avec du vieux ». Mais elle permet aussi de comprendre les permanences, le maintien des structures anciennes, la coexistence de logiques qui relèvent, au fond, de niveaux de développement différents.

L'étude diachronique montre que le délai de retentissement et d'accumulation tend à se réduire, car les moyens techniques et financiers s'accroissent, qui assurent l'accélération du processus. Mais celui-ci, on ne doit pas l'ignorer, reste lent, en raison d'abord de la pesanteur et de la complexité de la diffraction des modèles et des pratiques culturelles à travers la société : lenteur de l'alphabétisation, de la diffusion de capacités, de pratiques et d'habitudes culturelles dans des catégories qui jusque-là n'y avaient pas accès - savoir lire, atteindre un niveau de lecture efficace, pratiquer (et pouvoir pratiquer) la lecture individuelle extensive, acheter des livres ou des journaux. Cette diffraction se fait au sein même de chaque collectivité (notamment, pour l'histoire contemporaine, de chaque nationalité), mais aussi au niveau planétaire, par l'entrée de nations nouvelles dans les réseaux de la modernité culturelle occidentale.

Cette lenteur est encore augmentée lorsque l'on considère le rapport entre la communication et la pensée elle-même. Si l'on peut reconnaître une tendance de fond qui marquerait toute l'histoire du livre, c'est en définitive celle de l'extériorisation croissante des fonctions liées à la pensée et aux cerveau, il s'agit de construire et de stocker les informations afin de pouvoir en prendre connaissance et les manipuler, et pour édifier ainsi d'autres expériences et d'autres savoirs. Ces opérations se feront à l'aide d'artefacts extérieurs à l'individu, mais qui deviennent progressivement de plus en plus puissants et de plus en plus efficaces. Or, leur structure n'est en rien anodine : la forme matérielle du livre détermine aussi la pratique de lecture et d'appropriation du texte, tandis que le passage à l'imprimerie typographique constitue comme l'apogée de cette logique linéaire et analytique fondamentalement liée à la pensée occidentale. Inversement, la modernité sensible depuis déjà le XIXe siècle semble comme déconstruire le monde clos auquel nous étions accoutumés - pensons, dans des domaines très différents, à la théorie des quantas, à la peinture cubiste ou encore à la musique contemporaine. Il est très probable que l'omniprésence des nouveaux médias conduira aussi à déconstruire ces objets abstraits auxquels nous sommes accoutumés - les textes - pour en élaborer de nouveaux, voire à déconstruire sur un certain plan les modes de raisonnement et de représentation qui sous-tendent notre pensée. La recherche reste, sur ces points fondamentaux, pratiquement tout entière à conduire.

Mais laissons de côté les difficultés de la prospective et de la planification pour nous en tenir au constat apporté par l'histoire du livre et des médias : nous sommes, et depuis longtemps, sortis de l'exclusivité du système-livre, mais ce phénomène commence seulement à être mieux perçu - et étudié.

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