C. EMPLOI ET RETRAITES : DEUX SUJETS À MENER DE FRONT

1. La prise en compte de la pénibilité du travail

Bien que la pénibilité du travail ne soit pas une réalité nouvelle, elle est devenue un sujet de débat public à l'occasion de la réforme des retraites de 2003, dont l'un des objectifs était d'inciter au prolongement d'activité. Les inégalités d'exposition aux risques professionnels soulèvent en effet la question de l'équité d'une démarche de prolongation généralisée de la vie active, qui ne tiendrait pas compte des pénibilités subies par les individus au cours de leur carrière professionnelle et de leur état de santé, une fois arrivés à l'âge de la retraite . Dès lors, se pose le problème suivant : la société doit-elle chercher à compenser, dans le cadre du système de retraite, tout ou partie des inégalités d'espérance de vie qui sont directement liées à la pénibilité du travail ?

a) Le lien entre pénibilité du travail et espérance de vie

Nombre d'experts font valoir qu'établir une définition générique de la pénibilité n'est pas possible. La pénibilité, c'est en effet la rencontre entre une personne, son histoire et un emploi ; elle ne peut être détachée de la personne de chaque travailleur. Il s'agit d'une notion protéiforme, variable selon les individus et les environnements et évolutive dans le temps.

Trois acceptions de la pénibilité peuvent être distinguées. La pénibilité désigne tout d'abord une situation de travail qui influe , à plus ou moins longue échéance, sur l'espérance de vie du travailleur et sur sa qualité de vie au grand âge. Les ergonomes utilisent la notion d' « astreinte potentiellement invalidante ou pathogène à long terme » 62 ( * ) . La pénibilité peut ensuite faire référence aux déficiences de santé avec lesquelles vivent certains salariés. Elle se rapporte enfin à la perception qu'ont les intéressés de la pénibilité de leur travail , approche qui insiste sur la composante subjective de la pénibilité et sur le sentiment de mal-être au travail.

La pénibilité au sens d' « astreinte ayant des conséquences sur l'espérance de vie » est l'acception qui intéresse le plus le système de retraite. Les connaissances scientifiques actuelles permettent d'affirmer que le travail peut avoir des conséquences sur la longévité et la qualité de vie au grand âge 63 ( * ) . Les travaux du professeur de médecine Gérard Lasfargues 64 ( * ) ont ainsi montré que l'état de santé des travailleurs en fin de vie active et au-delà dépend des conditions de travail et, plus globalement, de la pénibilité de leur travail. Trois facteurs de pénibilité , susceptibles d'entraîner des effets à long terme irréversibles sur la santé, ont été identifiés : l'exposition professionnelle à des agents toxiques cancérogènes (par exemple, l'amiante) ; le travail de nuit ; les travaux nécessitant des efforts physiques importants (par exemple, le port de charges lourdes).

En revanche, la science ne permet pas de définir les seuils à partir desquels la soumission à ces facteurs influe sur l'espérance de vie et la qualité de vie des travailleurs. On sait toutefois qu'il existe un continuum , autrement dit que plus l'exposition est forte et longue, plus les risques d'altération de l'état de santé augmentent. En outre, il est difficile d'évaluer précisément combien d'individus sont confrontés à ces facteurs de pénibilité. Des recherches sont actuellement en cours à la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) pour tenter d'améliorer l'état des connaissances sur cette question.

b) Les négociations interprofessionnelles sur la pénibilité

La loi du 21 août 2003 portant réforme des retraites a fait de la pénibilité un sujet de négociation entre les partenaires sociaux . Son article 12 les invitait à engager, avant le 22 août 2006, une négociation interprofessionnelle afin de définir la notion et de réfléchir aux moyens de sa prise en compte .

Le premier cycle de discussions, lancé en février 2005, a été interrompu un an plus tard en raison des désaccords entre les organisations patronales et syndicales. Pour sortir la négociation de l'impasse, Gérard Larcher, alors ministre délégué à l'emploi, a proposé aux partenaires sociaux de mettre à leur disposition une offre d'expertise technique, sous la forme d'un groupe inter-administratif piloté par l'Inspection générale des affaires sociales (Igas). Ce groupe, mis en place en mars 2007, avait pour mission de traiter la pénibilité sous trois angles :

- la définition, les instruments de mesure et les critères de prise en compte ;

- la prévention ;

- la compensation, qui serait accordée au cours de la carrière professionnelle (sous forme, par exemple, de bonifications de droits à pension de retraite), et la réparation, qui interviendrait à l'issue de celle-ci (dispositifs de cessation anticipée d'activité ou de préretraite 65 ( * ) ).

Si les négociations, reprises en avril 2007, ont permis de progresser sur les critères de pénibilité, sur la prévention et sur l'amélioration des conditions de travail , elles n'ont pas abouti sur le volet épineux de la réparation. Elles se sont finalement soldées par un échec en juillet 2008 .

L'absence d'accord résulte essentiellement de l'affrontement de deux conceptions de la réparation . D'un côté, le patronat défend un modèle de réparation individualisée, reposant sur un avis médical rendu par une commission ad hoc 66 ( * ) , dispositif que certains syndicats considèrent comme contraire à l'esprit de la loi de 2003 qui définissait - selon eux -, dans un souci d'équité, un droit pour tous à prendre une retraite en pleine santé. De l'autre, des syndicats de salariés plaident pour un modèle de réparation collective 67 ( * ) , qui n'est pas accepté par le patronat au motif qu'il ignore les facteurs personnels entraînant une réduction de l'espérance de vie.

Les négociations ont également achoppé sur la question sensible du financement des éventuelles mesures de prise en compte de la pénibilité. Alors que le patronat considère qu'elles relèvent de la solidarité nationale et donc qu'il appartient à l'Etat ou à la sécurité sociale d'en assurer l'essentiel du financement, les syndicats ont fait valoir que celui-ci doit être prioritairement assuré par les entreprises, dans la mesure où elles sont les premières responsables des situations de travail pénible.

c) Pour une approche à la fois individuelle et collective de la pénibilité, associant compensation et réparation

La pénibilité est un sujet complexe et épineux du débat social car elle joue sur trois qui requièrent la mise en oeuvre de politiques publiques différentes :

- une politique de prévention destinée à lutter contre le mal-être au travail et qui appelle des mesures d'amélioration des conditions de travail, d'encouragement de la formation professionnelle tout au long de la vie et de réaménagement de l'organisation des tâches au sein des entreprises ;

- une politique de prise en charge des déficiences en santé qui nécessite une politique de santé au travail ;

- une politique de prise en compte de la pénibilité par le système de retraite via des dispositifs de compensation et/ou réparation.

La problématique de la pénibilité ne relève donc pas prioritairement des retraites, mais des conditions de travail et de l'organisation de celui-ci , donc des partenaires sociaux et non des régimes d'assurance vieillesse. Il faut d'ailleurs souligner qu'aucun pays étranger n'a intégré la pénibilité dans son système de retraite.

Toutefois, sachant que les politiques de prévention et de santé au travail ne pourront produire des effets qu'à moyen et long terme, il est justifié que la pénibilité soit, à court terme, prise en compte dans la définition des règles relatives au bénéfice des pensions de retraite afin d'apporter une réponse aux personnes d'ores et déjà exposées à des facteurs de pénibilité (ce que l'on appelle familièrement le « stock »).

Sur ce sujet, la Mecss a jugé très pertinente l'analyse du statisticien et ergonome Serge Volkoff 68 ( * ) , laquelle repose d'abord sur l'idée que la prise en compte de la pénibilité doit combiner une approche à la fois individuelle et collective .

En effet, ce n'est pas l'appartenance à un métier qui compte, mais les conditions de travail vécues par chaque individu. Tous les travailleurs, y compris ceux exerçant la même activité, n'ont pas un parcours professionnel identique. Cependant, il faut reconnaître que cette approche individuelle est difficile à organiser sur le plan institutionnel. C'est pourquoi, il conviendrait, dans un premier temps, de définir des critères de pénibilité au niveau interprofessionnel puis, dans un second temps, de les décliner par branche .

Un système à trois niveaux pourrait alors être proposé :

- le premier identifierait les individus qui ne peuvent en aucun cas avoir droit à réparation au titre de la pénibilité ;

- le troisième déterminerait les métiers qui sont intrinsèquement pénibles ;

- le niveau intermédiaire conjuguerait une dimension à la fois individuelle et collective : une commission départementale assistée d'experts serait chargée d'étudier les dossiers individuels pour identifier ceux qui justifient des mesures particulières de prise en charge.

Cette commission n'examinerait pas seulement les dossiers des travailleurs présentant déjà une altération irréversible de leur santé du fait de l'exercice de travaux pénibles, mais aussi ceux des travailleurs estimant avoir été exposés, au cours de leur carrière, à des facteurs de pénibilité potentiellement invalidants ou pathogènes à long terme.

La prise en compte de la pénibilité doit ensuite associer compensation et réparation, ce qui permettrait de traiter à la fois le stock et le flux.

L'évaluation en fin de vie active de la pénibilité subie au cours de la carrière professionnelle pourrait ainsi faire l'objet d'une réparation , par exemple, sous la forme d'une possibilité de cessation anticipée d'activité. Étant donné que la pénibilité au travail résulte d'un cumul de facteurs subis tout au long d'une carrière professionnelle, une telle démarche suppose toutefois de mettre en place une traçabilité dans le temps des expositions diverses à ces facteurs subies par chaque travailleur. Certains partenaires sociaux 69 ( * ) plaident pour la création d'un « curriculum laboris » , c'est-à-dire un relevé sur lequel seraient signalés les facteurs de pénibilité auxquels a été exposé chaque travailleur au cours de sa vie professionnelle. Si, comme l'indique le député Jean-Frédéric Poisson dans son rapport sur la pénibilité 70 ( * ) , cette proposition est intéressante, elle présente toutefois de nombreuses difficultés sur le plan de la mise en oeuvre pratique 71 ( * ) .

Parallèlement, l'analyse en temps réel des situations de travail pénible pourrait donner lieu à une compensation destinée aux travailleurs concernés. Différentes options sont alors possibles : bonifications de droits à pension, rémunérations supplémentaires...

*

* *

La problématique de la pénibilité pose celle, plus globale, du rapport au travail dans les sociétés contemporaines. Alors que les Français sont, parmi les Européens, ceux qui attachent le plus d'importance à la valeur travail, ils sont les premiers à estimer que le travail est source de souffrance . Dès lors que le travail n'est plus facteur de satisfactions et est vécu comme pénible, l'aspiration à partir le plus tôt possible à la retraite est très forte (58 % des Français déclarent vouloir partir le plus rapidement possible à la retraite). Inverser cette tendance suppose de réfléchir aux moyens susceptibles de redonner du sens au travail et de construire un « bien-être » au travail . C'est ce à quoi s'emploie la mission d'information sur le mal-être au travail créée au sein de la commission des affaires sociales du Sénat, dont le rapport sera rendu public au début de l'été prochain.

* 62 Audition de Serge Volkoff, directeur de recherches au Centre d'études de l'emploi, directeur du Centre de recherches et d'études sur l'âge et les populations. Cf. Tome II p. 182.

* 63 Yves Struillou, « Pénibilité et retraite », rapport remis au Cor, avril 2003.

* 64 Gérard Lasfargues, « Départs en retraite et travaux pénibles », Centre d'études de l'emploi, avril 2005.

* 65 A la différence de la retraite anticipée, la cessation anticipée d'activité n'entraîne pas la suppression du contrat de travail : le salarié reste donc couvert par les régimes de protection sociale attachés à son statut de salarié et peut reprendre une activité professionnelle normale s'il le souhaite, ce qui entraîne la suspension du versement de l'allocation de préretraite.

* 66 Les conditions d'éligibilité au dispositif de réparation proposé par le patronat s'inspire de celles prévues pour la cessation anticipée d'activité des travailleurs salariés (Cats). Le salarié devra notamment avoir accompli quarante ans effectifs d'activité salariée ; avoir été exposé pendant au moins trente ans à un facteur de pénibilité ; avoir cumulé pendant au moins dix ans un des facteurs de chacun des trois types de pénibilité (contraintes physiques marquées, environnement agressif, rythme de travail) ; présenté des traces durables, identifiables et irréversibles sur sa santé résultant des travaux pénibles exercés, etc.

Le patronat propose que le respect de ces conditions soit apprécié par une commission paritaire à laquelle participeraient un médecin du travail et un médecin de la sécurité sociale. Cette commission examinerait les cas individuellement et validerait les durées d'activité salariée et d'exposition aux travaux pénibles.

* 67 Le traitement individuel des cas de travailleurs usés par la pénibilité fait l'objet d'un débat parmi les syndicats. Certains représentants demandent l'application de critères généraux détachés de l'examen des situations médicales personnelles. D'autres conviennent qu'il n'est pas possible d'éviter une évaluation individualisée de la situation des travailleurs.

* 68 Audition de Serge Volkoff, directeur de recherches au Centre d'études de l'emploi, directeur du Centre de recherches et d'études sur l'âge et les populations. Cf. Tome II, p. 182.

* 69 En particulier la CFE-CGC. D'autres syndicats, comme la CFDT, proposent la création d'un « carnet de santé au travail ».

* 70 « Prévenir et compenser la pénibilité », rapport d'information de Jean-Frédéric Poisson fait au nom de la commission des affaires culturelles de l'Assemblée nationale, juin 2008.

* 71 Le curriculum laboris devra notamment résoudre les difficultés suivantes : la détermination d'un délai à compter duquel les employeurs auront l'obligation de renseigner le document, la prise en compte des emplois occupés à l'étranger, la définition d'une procédure de rectification a posteriori, la détermination du rôle des régimes d'assurance vieillesse par rapport aux employeurs dans l'exploitation des données, etc.

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