2. Les conséquences dommageables de l'impossibilité pour les justiciables d'introduire une action de groupe

a) Des préjudices avérés laissés sans réparation faute d'accès effectif à la justice

L'absence d'action de groupe en droit français est souvent avancée comme empêchant de facto la réparation des préjudices de faible montant subis par les consommateurs, qui concernent des actes de la vie quotidienne, considérant qu'une action individuelle serait trop coûteuse, en raison des frais occasionnés par une procédure judiciaire, en particulier des frais d'avocat, au regard du montant attendu des dommages et intérêts. En mutualisant le coût de l'action entre tous les consommateurs lésés dans le cadre d'un préjudice de masse, l'action de groupe remédierait à cette « désincitation » à agir.

Actuellement, le consommateur se limiterait plutôt à une tentative de règlement amiable avec le professionnel concerné, sans envisager d'aller plus loin dans le cadre d'une action judiciaire. Un grand nombre de préjudices de faible montant sont ainsi susceptibles de demeurer, en pratique, sans aucune réparation, tandis que la responsabilité des professionnels concernés ne peut être réellement engagée.

À cet égard, dans sa décision n° 82-144 DC du 22 octobre 1982 sur la loi relative au développement des institutions représentatives du personnel, le Conseil constitutionnel a rappelé le principe selon lequel tout préjudice mérite réparation, de sorte que la suppression de toute responsabilité est contraire à la Constitution :

« Considérant que, nul n'ayant le droit de nuire à autrui, en principe tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer 15 ( * ) ;

« Considérant que, sans doute, en certaines matières, le législateur a institué des régimes de réparation dérogeant partiellement à ce principe, notamment en adjoignant ou en substituant à la responsabilité de l'auteur du dommage la responsabilité ou la garantie d'une autre personne physique ou morale ;

« Considérant cependant que le droit français ne comporte, en aucune matière, de régime soustrayant à toute réparation les dommages résultant de fautes civiles imputables à des personnes physiques ou morales de droit privé, quelle que soit la gravité de ces fautes ; »

La décision du Conseil constitutionnel s'applique certes à la loi, qui organise la responsabilité, mais à l'évidence les circonstances matérielles ne sauraient conduire à l'absence de facto de tout régime réel de responsabilité.

On pourrait considérer, en quelque sorte, que les consommateurs ne disposent pas d'un droit au recours effectif pour certains petits litiges dont le montant est trop faible pour que le coût de l'action civile individuelle ne soit pas considéré comme exorbitant. La possibilité de joindre plusieurs actions individuelles soit à l'initiative des demandeurs eux-mêmes soit à celle du juge, le cas échéant avec intervention d'une association de consommateurs agréée au titre de l'article L. 421-7 du code de la consommation, ne permet guère de surmonter ces obstacles en cas de préjudice massif et de faible montant.

b) Une régulation de l'économie imparfaite, faute d'une sanction adéquate

En raison de l'absence d'intérêt financier à agir des consommateurs lésés, des comportements sources de préjudices sont susceptibles de perdurer car ils ne sont pas contestés devant les tribunaux et par conséquent ne sont pas sanctionnés. Alors que les préjudices individuels sont minimes, les bénéfices qui en résultent pour les professionnels concernés peuvent être conséquents.

Cette situation, qui n'est pas conforme au droit, nuit gravement à l'équilibre et à l'équité dans les relations économiques et commerciales entre les professionnels et les consommateurs. Elle constitue une anomalie pour le bon fonctionnement du marché et une asymétrie entre la demande et l'offre, cette dernière imposant des coûts indus et illégitimes. Elle est en outre de nature à altérer la confiance des consommateurs dans l'économie de marché.

À cet égard, dans un avis rendu en 2006 sur la possibilité l'action de groupe 16 ( * ) , le Conseil de la concurrence avait affirmé : « Nul doute que si l'on veut renforcer la confiance des consommateurs dans l'économie de marché, encore fragile et parfois vacillante en France comme le montrent certaines études récentes, il faut donner à ceux qui les représentent les moyens de pouvoir lutter eux-mêmes, par les voies juridiques les plus appropriées, contre les dérives ou les abus constatés sur les marchés et de permettre au consommateur individuel de toucher concrètement les bénéfices d'une telle politique. »

En l'absence d'actions à l'encontre de pratiques abusives causant un préjudice aux consommateurs, des coûts économiques injustifiés demeurent à la charge des consommateurs sans aucune justification, même en cas d'actions conduites dans l'intérêt collectif des consommateurs.

Des préjudices individuels réels ne sont pas réparés dès lors qu'une démarche amiable engagée par un consommateur auprès du professionnel ne donne pas de résultat. Au surplus, quelques actions individuelles isolées ne sont pas susceptibles de modifier le comportement des professionnels ou de les inciter à indemniser massivement leurs clients.

À cet égard, il est utile de rappeler les suites de la condamnation pour entente, par une décision du Conseil de la concurrence du 30 novembre 2005, des trois opérateurs français de téléphonie mobile. Les amendes infligées par le Conseil aux opérateurs se sont élevées à 534 millions d'euros. L'ampleur de ces amendes, destinées à sanctionner les infractions à la hauteur de leur gravité -de l'ordre de trente millions de personnes étaient concernées-, ne doit pas faire oublier que les consommateurs lésés n'ont pas été indemnisés. Des actions ont été engagées depuis 2006 par quelques milliers de consommateurs et l'association UFC-Que choisir, en se fondant sur la décision du Conseil de la concurrence. La Cour d'appel de Paris les a déclarées irrecevables par un arrêt du 22 janvier 2010, estimant qu'avait été entreprise une action en représentation conjointe déguisée sans en respecter les procédures ni l'interdiction de démarchage et de publicité 17 ( * ) . Cette décision judiciaire récente a relancé le débat de l'introduction de l'action de groupe en France. La Cour de cassation aura à se prononcer.

Dans les relations entre professionnels et consommateurs, l'existence de l'action de groupe aurait un effet à la fois de réparation, pour mettre fin à des pratiques abusives, et de prévention, en incitant les professionnels à veiller davantage à la qualité des offres qu'ils présentent aux consommateurs, par la simple existence de la possible menace du recours au juge en cas de pratiques massivement contestables. Cet effet préventif serait plus dissuasif que celui qui résulte aujourd'hui des différentes actions que les associations peuvent mener dans l'intérêt collectif des consommateurs, du fait du risque de condamnation au versement d'importants dommages et intérêts. L'action de groupe serait ainsi complémentaire de ces actions dans l'intérêt collectif.

À cet égard, le livre blanc d'avril 2008 de la Commission européenne sur les actions en dommages et intérêts pour infraction aux règles communautaires sur les ententes et les abus de position dominante, qui propose l'introduction d'une forme d'action collective en matière de pratiques anticoncurrentielles, fait le constat suivant :

« Une amélioration des conditions de réparation des victimes produirait donc aussi, intrinsèquement, des effets bénéfiques du point de vue de la dissuasion d'infractions futures, ainsi qu'un plus grand respect des règles de concurrence communautaires. Le maintien d'une concurrence non faussée fait partie intégrante du marché intérieur et est essentielle à la mise en oeuvre de la stratégie de Lisbonne. Une culture de la concurrence contribue à une meilleure allocation des ressources, une plus grande efficience économique, une innovation accrue et des prix plus bas. »

* 15 Cette formulation retenue par le Conseil constitutionnel est à rapprocher de celle de l'article 1382 du code civil, selon lequel : « Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. »

* 16 Avis du Conseil de la concurrence du 21 septembre 2006 relatif à l'introduction de l'action de groupe en matière de pratiques anticoncurrentielles.

* 17 L'association UFC-Que choisir avait effectivement créé un site internet dédié à cette affaire « cartelmobile.org », destiné à informer les consommateurs et à solliciter leur participation à l'action engagée.

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