N° 528

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2009-2010

Enregistré à la Présidence du Sénat le 8 juin 2010

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires européennes (1) sur les frontières de l' Europe ,

Par M. Pierre FAUCHON,

Sénateur.

(1) Cette commission est composée de : M. Jean Bizet , président ; MM. Denis Badré, Pierre Bernard-Reymond, Michel Billout, Jacques Blanc, Jean François-Poncet, Aymeri de Montesquiou, Roland Ries, Simon Sutour , vice-présidents ; Mmes Bernadette Bourzai, Marie-Thérèse Hermange , secrétaires ; MM. Robert Badinter, Jean-Michel Baylet, Didier Boulaud, Mme Alima Boumediene-Thiery, MM. Gérard César, Christian Cointat, Philippe Darniche, Mme Annie David, MM. Robert del  Picchia, Pierre Fauchon, Bernard Frimat, Yann Gaillard, Charles Gautier, Jean-François Humbert, Mme Fabienne Keller, MM. Serge Lagauche, Jean-René Lecerf, François Marc, Mmes Colette Mélot, Monique Papon, MM. Hugues Portelli, Yves Pozzo di Borgo, Josselin de Rohan, Mme Catherine Tasca, M. Richard Yung.

INTRODUCTION

Le processus d'élargissement de l'Union engagé depuis la fin de l'affrontement Est/Ouest est à l'origine d'un malaise qui s'est exprimé, par exemple, lors du débat référendaire sur le traité établissant une Constitution pour l'Europe. On a vu réapparaître à cette occasion des réflexes protectionnistes (avec le tristement célèbre « plombier polonais ») ; on a vu aussi s'exprimer une inquiétude plus proprement politique : allait-il subsister un sentiment d'appartenance commune, une « identité européenne », dans l'Union à vingt-sept ? Ces préoccupations économiques et politiques avaient tendance, non sans injustice, à se concentrer sur la candidature de la Turquie. Le processus d'élargissement paraissait hors de contrôle, sans limite précise, conduisant à une dilution du projet européen.

Ces inquiétudes n'ont pas été ignorées dans notre pays : elles ont conduit à la révision constitutionnelle prévoyant de soumettre toute nouvelle adhésion (après celle de la Croatie) à un référendum - dispositif heureusement assoupli depuis lors. Cette garantie n'a pas suffi à désarmer les préventions, et le malaise devant l'élargissement n'a pas été pour rien dans le résultat négatif du référendum.

On peut toutefois se demander si c'est le processus d'élargissement lui-même qui est en cause (auquel cas la seule solution serait de marquer une pause dans ce processus) ou si ce n'est pas plutôt la manière dont il a été conduit.

Pour des raisons tenant au contexte - la chute du mur de Berlin puis la dislocation de l'URSS rendaient nécessaire d'ouvrir rapidement une perspective stabilisatrice - la décision de principe concernant le « grand élargissement » a été prise au sommet (Conseil européen de Copenhague, 1993) sans que les opinions publiques aient été associées. C'est bien plus tard que la plupart des citoyens ont pris conscience du processus en cours, et découvert qu'il était irréversible. Il en est résulté le sentiment d'avoir été placé devant un fait accompli. L'absence de préparation des opinions à ce changement majeur a été propice à la méfiance, voire aux fantasmes (on se souvient des craintes que suscitait la libre circulation des travailleurs des nouveaux États membres).

Le processus d'élargissement n'est pas terminé. Il ne se poursuivra pas au même rythme, mais il ne va pas s'interrompre, même s'il est entouré de davantage d'incertitudes. Il ne faut pas répéter l'erreur consistant, par commodité politique, à ne pas lui donner toute sa place dans le débat public. En particulier, il ne faut pas éluder la question des limites de l'élargissement, des « frontières ultimes » éventuelles de l'Union, dès lors qu'elle alimente des inquiétudes.

À l'automne 2007, la France avait d'ailleurs demandé que soit engagée une réflexion sur l'avenir à long terme de l'Union, et notamment la question des « frontières de l'Europe ».

Le Conseil européen du 14 décembre 2007 a retenu le principe de la création d'un « groupe de réflexion indépendant » - dont la présidence a été confiée à l'ancien Premier ministre espagnol Felipe Gonzalez -, mais la question des limites de l'élargissement n'a pas été inscrite dans le mandat de ce groupe. Celui-ci a été « invité à répertorier les questions et les évolutions fondamentales auxquelles l'Union est susceptible d'être confrontée et à étudier les solutions à y apporter. À cet égard, on citera notamment le renforcement et la modernisation du modèle européen, qui concilie réussite économique et solidarité sociale, la compétitivité accrue de l'UE, l'État de droit, le développement durable en tant qu'objectif fondamental de l'Union européenne, la stabilité mondiale, les migrations, l'énergie et la protection du climat ainsi que la lutte contre l'insécurité mondiale, la criminalité internationale et le terrorisme. Il conviendrait d'accorder une attention particulière aux moyens de mieux s'adresser aux citoyens et de répondre à leurs attentes et à leurs besoins » .

Le groupe de réflexion a rendu ses conclusions le 7 mai dernier. Conformément à son mandat, il ne s'est pas prononcé sur la question des « frontières de l'Europe », qui ne fait l'objet que d'un paragraphe dans un document de 46 pages (1 ( * )) :

« L'UE doit rester ouverte aux nouveaux membres potentiels d'Europe et évaluer chaque candidature au cas par cas et en fonction de son degré de conformité aux critères d'adhésion. C'est en fait là que se situent les « véritables limites de l'Europe ». Conformément à cette politique de dialogue et d'inclusion, l'Union doit honorer ses engagements à l'égard des actuels candidats officiels, dont la Turquie, et poursuivre le processus de négociation. Parallèlement, elle devrait proposer aux futurs candidats potentiels, à titre de phase intermédiaire, des accords d'envergure préalables au lancement de négociations d'adhésion. » .

Il est vrai qu'un consensus semble difficile sur le problème des « frontières de l'Europe », tant sont fortes les interférences avec deux questions sensibles :

- l'adhésion de la Turquie, tout d'abord. Ce point était la raison d'être de la demande de la France d'engager une réflexion de long terme sur l'avenir de l'Union et la délimitation de ses frontières ; et ce sont les partisans de l'adhésion de la Turquie qui ont obtenu que le mandat du groupe de réflexion ne mentionne pas le thème des « frontières de l'Europe » ;

- les conceptions institutionnelles ensuite. Il est clair que certains au moins des partisans d'une Europe fédérale voient dans l'élargissement continu de l'Union un obstacle à une intégration européenne plus poussée, tandis qu'au contraire les adversaires du fédéralisme ont tendance à voir dans l'élargissement une protection contre celui-ci.

Ces antagonismes politiques sous-jacents doivent-ils cependant faire renoncer à poser la question des « frontières de l'Europe » ? Ce serait laisser sans réponse un malaise persistant dans les opinions publiques, qui est susceptible d'affaiblir l'adhésion à la construction européenne.

Et, surtout, ce serait ne pas tenir compte des conséquences possibles de la crise économique, financière, et même à certains égards monétaire que traverse aujourd'hui l'Union. Ce sont les domaines qui ont été à la base de la construction européenne qui alimentent aujourd'hui l'inquiétude sur les perspectives de celle-ci. Après la « stratégie de Lisbonne », c'est le « pacte de stabilité et de croissance » qui apparaît largement comme un échec. Or, cette phase de difficultés et d'incertitudes peut rejaillir sur la perception du processus d'élargissement. Celui-ci est-il pour quelque chose dans les faiblesses actuelles de l'Union ? Faut-il au contraire considérer que la poursuite de l'élargissement pourrait présenter - surtout dans le cas d'un grand pays à l'économie relativement dynamique tel que la Turquie - une opportunité pour que l'Union retrouve une croissance plus forte ? Dans tous les cas, refuser le débat sur la poursuite de l'élargissement ne paraît pas de bonne méthode.

Il ne s'agit naturellement pas de prétendre trancher aujourd'hui cette question de manière définitive. Mais il est possible d'en examiner les différents aspects, et de la replacer dans le contexte général de la construction européenne, en espérant contribuer à faire « mûrir » un débat parfois abordé de manière passionnelle.

On peut estimer, en effet, qu'une approche ouverte et évolutive de la construction européenne, évitant de plaquer sur celle-ci un schéma préétabli, devrait permettre de relativiser le problème des « frontières de l'Europe », en le reliant au débat plus fondamental sur l'approfondissement du projet européen.

I. L'ENCADREMENT PAR LES TRAITÉS DU PROCESSUS D'ÉLARGISSEMENT

1. La procédure

La procédure d'adhésion à l'Union comprend de nombreuses étapes. La première est la demande d'adhésion. Elle est adressée au Conseil, mais celui-ci attend l'avis de la Commission avant toute décision. Le Parlement européen et les parlements nationaux sont informés de la demande d'adhésion.

Une fois connu l'avis de la Commission, le Conseil peut décider d'ouvrir des négociations, ou bien reconnaître au pays demandeur le statut de « pays candidat » sans pour autant fixer de date pour l'ouverture des négociations, ou encore, naturellement, refuser la candidature (le seul cas étant à ce jour la candidature du Maroc en 1987).

La reconnaissance du statut de « pays candidat » sans ouverture de négociations est adaptée à la situation de pays qui ont besoin de temps pour se rapprocher des standards européens ; elle leur permet de bénéficier d'une « stratégie de pré-adhésion » destinée à faciliter ce rapprochement. L'ouverture immédiate des négociations est appropriée pour des pays déjà très proches des pays membres, comme ce fut le cas pour l'Autriche, la Finlande et la Suède.

Dans tous les cas, la décision est prise à l'unanimité . En pratique, c'est le Conseil européen qui statue, le Conseil se bornant à entériner cette décision.

Les négociations , aux termes des traités, ont lieu entre les États membres et l'État demandeur. Dans la réalité, elles prennent la forme de négociations entre l'État demandeur et l'Union, et la Commission y joue un rôle essentiel. Les négociations se déroulent par chapitres - 35 au total - et un chapitre ne peut être ouvert ou clos sans l'accord de tous les États membres.

Lorsque les négociations ont débouché sur un accord complet, celui-ci doit être approuvé par le Parlement européen, statuant à la majorité des membres qui le composent, puis par le Conseil statuant à l'unanimité.

Ensuite, l'accord doit être ratifié par tous les États membres « conformément à leurs règles constitutionnelles respectives », ce qui signifie en pratique qu'il doit être approuvé, dans chaque pays, par voie parlementaire ou par voie référendaire.

Le rappel de ces étapes conduit à deux constats. Tout d'abord, la procédure suivie est en partie coutumière, les traités précisant seulement les conditions de prise de décision. Le rôle du Conseil européen, la place importante de la Commission, le statut de « pays candidat » sans ouverture des négociations ne résultent pas directement des traités. S'appuyant sur l'expérience, la procédure d'adhésion apparaît comme une procédure bien rodée, associant les institutions de l'Union, les gouvernements et les parlements.

Ensuite, cette procédure est particulièrement exigeante : c'est la plus contraignante de toutes celles prévues par les traités, plus même que la révision de ceux-ci (qui n'appelle pas l'approbation du Parlement européen). Exigence d'unanimité des États membres, approbation par le Parlement européen à la majorité de ses membres, ratification par chaque pays : on ne peut adhérer à l'Union par inadvertance. Si, aujourd'hui, on entend dire que certaines adhésions ont été hâtives, il faut admettre que cette hâte a été un choix politique à tous les échelons.

2. Les critères

L'article 49 (premier alinéa) du TUE précise les critères à remplir pour pouvoir être candidat à l'adhésion à l'Union : « Tout État européen qui respecte les valeurs visées à l'article 2 et s'engage à les promouvoir peut demander à devenir membre de l'Union (...). Les critères d'éligibilité approuvés par le Conseil européen sont prise en compte ».

La première condition à remplir est donc d'être un État . Bien que l'attribution de la qualité étatique à une collectivité puisse dans certains cas prêter à controverse, l'application de ce critère ne paraît pas susceptible de soulever de difficulté dans le cas précis de l'adhésion à l'Union. En effet, comme on l'a vu, la procédure d'adhésion repose à toutes les étapes sur des décisions à l'unanimité. De ce fait, une collectivité à laquelle un quelconque des États membres ne reconnaîtrait pas la qualité étatique ne pourrait espérer espérer ouvrir des négociations d'adhésion. Le problème de l'« étaticité » doit donc avoir été résolu avant toute démarche d'adhésion.

La deuxième condition est que l'État soit « européen ». On reviendra plus loin sur ce critère, qui est au centre de la controverse sur les « frontières de l'Europe ». Mais on peut d'ores et déjà noter que - à moins de lui ôter tout effet utile - il doit conduire à écarter d'office la candidature d'un État universellement considéré comme relevant d'une autre région du monde. Par exemple, bien que le Canada soit très proche de l'Europe sous l'angle de la civilisation, nul ne peut contester qu'il faille le classer dans les États d'Amérique du Nord, ce qui rendrait irrecevable une candidature de ce pays (à laquelle personne ne songe). De même, bien que les motifs de la réponse négative que le Conseil a adressée à la candidature du Maroc n'aient pas été précisés, le fait que cet État soit unanimement classé dans les États d'Afrique du Nord ne pouvait que conduire à écarter cette candidature, malgré les liens économiques, culturels et historiques du Maroc avec l'Europe. S'il existe une « zone grise » où l'européanité peut faire débat, ce critère n'en perd pas pour autant sa portée.

La troisième condition est l'attachement aux valeurs visées à l'article 2 du TFUE :

« L'Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'État de droit, ainsi que de respect des droits de l'homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l'égalité entre les femmes et les hommes ».

Là également, bien qu'il existe une marge d'appréciation pour le Conseil - car aucun État ne peut prétendre respecter intégralement les valeurs énumérées - ce critère a une portée manifeste et conduirait, par exemple, à refuser aujourd'hui une éventuelle candidature de la Biélorussie, bien qu'il s'agisse d'un État indiscutablement « européen ».

Il faut souligner en effet que les valeurs dont il est question ne sont pas, en droit, des valeurs propres à une aire de civilisation, qu'on pourrait discuter ou relativiser au nom d'autres traditions, comme on l'entend parfois insinuer ou affirmer dans certaines conférences internationales. L'Europe ne peut avoir qu'une seule conception des droits de l'homme, parce que la conception qu'elle reconnaît n'est pas « européenne », mais universaliste. Ce n'est pas un domaine où l'on peut négocier ou transiger.

Enfin, la quatrième condition est la compatibilité de la candidature avec la « prise en compte » des critères d'éligibilité approuvés par le Conseil européen.

Ces critères sont d'ordinaire appelés « critères de Copenhague », car ils ont été adaptés par le Conseil européen lors d'une réunion dans cette capitale en juin 1993 :

« L'adhésion requiert de la part du pays candidat qu'il ait des institutions stables garantissant la démocratie, la primauté du droit, les droits de l'homme, le respect des minorités et leur protection, l'existence d'une économie de marché viable ainsi que la capacité de faire face à la pression concurrentielle et aux forces du marché à l'intérieur de l'Union. L'adhésion présuppose la capacité du pays candidat à en assumer les obligations, et notamment de souscrire aux objectifs de l'union politique, économique et monétaire.

« La capacité de l'Union à assimiler de nouveaux membres tout en maintenant l'élan de l'intégration européenne constitue également un élément important répondant à l'intérêt général aussi bien de l'Union que des pays candidats ».

Si les aspects concernant la démocratie et les droits de l'homme font double emploi avec l'exigence de respect et de promotion des valeurs visées à l'article 2 du TFUE (voir plus haut), les critères de Copenhague introduisent d'autres dimensions :

- l'existence d'une économie de marché viable, capable de supporter la concurrence au sein du marché unique. Cette exigence était, en 1993, un message à l'intention de pays candidats qui vivaient la transition du socialisme au capitalisme : sa portée paraît moins grande aujourd'hui ;

- la capacité à assumer les obligations découlant de l'appartenance à l'Union. Cette exigence, qui peut paraître allant de soi, impose notamment que l'administration et le système judiciaires du pays candidat soient en mesure de mettre effectivement en oeuvre le droit de l'Union ;

- l'acceptation des objectifs de « l'union politique, économique et monétaire ». Si la référence à l'aspect « politique » de ces objectifs paraît moins significative aujourd'hui (car les trois traités intervenus depuis 1993 ont beaucoup renforcé cet aspect, et l'adhésion se fait sur la base des traités en vigueur), la référence aux aspects économique et monétaire reste significative puisqu'elle rappelle que l'adhésion entraîne obligatoirement la participation au processus conduisant - dès lors que les conditions sont remplies - à l'entrée dans la zone euro (même si le contre-exemple suédois atténue la portée de cette règle).

Le dernier aspect des « critères de Copenhague » - la prise en compte de la « capacité d'intégration » de l'Union - est celui qui prête sans doute le plus à controverse. Une communication de la Commission européenne du 8 novembre 2006 a fait utilement le point sur cette notion.

Celle-ci a tout d'abord une dimension institutionnelle , qui était sans doute prépondérante en 1993 : il s'agit de souligner que l'Union doit avoir des règles de fonctionnement telles que sa capacité à prendre des décisions et à aller de l'avant soient préservées en cas d'élargissement, ce que résume la formule traditionnelle liant « élargissement » et « approfondissement ». On peut considérer aujourd'hui que cette préoccupation a été satisfaite par le traité de Lisbonne : il y a consensus entre les États membres pour considérer que le débat institutionnel est clos pour longtemps, que l'approfondissement réalisé par le traité de Lisbonne suffit à rendre possible de nouveaux élargissements.

Mais la dimension institutionnelle n'est pas la seule à prendre en compte dans l'évaluation de la capacité d'intégration de l'Union : comme le souligne la Commission européenne, il faut également vérifier que les nouvelles adhésions ne vont pas affecter la viabilité des politiques de l'Union , ni compromettre sa capacité à les financer. Certes, il ne s'agit pas là de critères qu'on pourrait opposer d'office à une candidature (en ce sens, la capacité d'intégration de l'Union n'est pas de même nature que les critères d'adhésion stricto sensu ), puisque la question se pose à l'Union et non au pays candidat. Mais mentionner cette dimension concernant les politiques communes et leur financement a le mérite de placer les États membres devant leurs responsabilités : s'ils veulent accueillir tel ou tel nouveau membre au sein de l'Union, sont-ils prêts à effectuer préalablement les adaptations des politiques communes que cet élargissement rend indispensables ?

Enfin, la Commission souligne à juste titre que la « capacité » d'intégration a également une dimension relative à l'état des opinions publiques . On a vu que l'insuffisance de débat, d'information et d'explication entourant l'élargissement aux pays d'Europe centrale avait suscité un mouvement de défiance. Il ne sera pas possible, désormais, de réussir de nouveaux élargissements - ce qui veut dire mener à bien une procédure de ratification par voie parlementaire ou référendaire dans vingt-sept États membres et dans chaque pays candidat - sans associer les opinions publiques. Là également, on n'est pas devant un critère d'adhésion au sens strict, mais devant une invitation, s'adressant à l'Union comme à chaque pays candidat, à faire en sorte que l'élargissement soit compris et accepté, afin de favoriser la ratification du traité d'adhésion.

3. L'état de la question

Au vu de ce qui précède, on peut constater que tout élargissement passe par une procédure d'instruction extrêmement développée et que les critères à respecter excluent qu'il puisse dénaturer l'Union. Comment alors expliquer la persistance d'un malaise ? Certes, comme cela a été souligné plus haut, les conditions dans lesquelles s'est déroulé le « grand élargissement » ont favorisé une réaction de méfiance. Mais comment expliquer que cette réaction se prolonge, alors qu'à l'évidence les sinistres prophéties entendues ici et là se sont révélées sans fondement ? Car l'Europe occidentale n'a pas été envahie par les travailleurs des nouveaux États membres, les économies des anciens États membres n'ont pas été ébranlées par l'élargissement du marché unique, et l'Union n'a pas perdu sa capacité de décision. Et c'est après l'élargissement - non sans mal, certes, mais le résultat est là - que le traité de Lisbonne a été adopté.

Si le malaise subsiste, ce n'est donc pas parce que les inconvénients du « grand élargissement » seraient désormais avérés - au contraire, il s'agit d'une indiscutable réussite - mais bien parce que le processus d'élargissement est perçu comme sans limite précise, menaçant la construction européenne de dilution. Il faut donc revenir sur la notion d'État « européen » sur laquelle se concentrent les difficultés.

a) Qu'est-ce qu'un État « européen » ?

L'approche du Conseil de l'Europe

Il faut remarquer que le Conseil de l'Europe a été amené à se poser cette question - et à la trancher - durant les années 1990, lorsqu'il a dû définir son attitude face à la dislocation de l'URSS. En effet, comme dans le cas de l'Union, un État doit être « européen » pour pouvoir adhérer au Conseil de l'Europe.

Pour arrêter sa position, le Conseil de l'Europe a fait intervenir trois critères (2 ( * )) :

- la géographie : le territoire national doit être situé « en totalité ou en partie » sur le continent européen dont la frontière orientale est définie par l'Oural ;

- la culture : il doit exister des « liens étroits » avec la culture européenne ;

- enfin, subsidiairement, la volonté : dans le cas où les deux autres critères ne fourniraient pas une réponse suffisamment claire, il faut tenir compte de la volonté d'être considéré comme un État européen. C'est ainsi qu'il a été admis que « l'Arménie, l'Azerbaïdjan et la Géorgie auraient la possibilité de demander leur adhésion à condition qu'ils indiquent clairement leur volonté d'être considérés comme faisant partie de l'Europe ».

Il faut noter que le caractère « européen » de la Turquie n'a pas été en débat, puisque ce pays est devenu membre du Conseil de l'Europe dès 1949.

Sur cette base, le Conseil de l'Europe compte aujourd'hui 47 États membres, dont l'ensemble est voisin de l'extension maximale qui pourrait être donnée à la notion d'  « Europe »  en fonction des critères retenus. Pourrait seulement s'y ajouter la Biélorussie - dont la candidature a été rejetée pour non-respect des droits de l'homme, mais sans que son caractère « européen » soit en cause (3 ( * )) .

Une démarche valable pour l'Union

? L'approche retenue par le Conseil de l'Europe - définir l'européanité par un cumul de critères - semble convaincante.

À lui seul, le critère géographique peut être jugé à la fois peu précis et peu significatif. Rappelons que la « ligne de l'Oural » a été définie par le géographe de Pierre Le Grand, Vassili Tatichtchev, afin de faire apparaître la Russie comme une puissance européenne, en situant pour cela en Europe une partie importante du territoire et de la population de l'Empire. Choix d'opportunité, la « ligne Tatichtchev » ne correspond à aucune discontinuité réelle au sein de la Russie, ni même à une limite administrative. Pour que la traversée de l'Oural par Michel Strogoff soit significative, Jules Verne est amené à la situer la nuit, avec un gros orage. Si cette « frontière » s'est imposée avec le temps parmi les géographes, on ne peut guère s'appuyer sur elle pour distinguer une « identité » européenne, même si la formule « l'Europe de l'Atlantique à l'Oural » a eu un effet en son temps.

On ne peut ignorer non plus que faire s'arrêter l'Europe à la rive Nord de la Méditerranée n'a guère de fondement géographique (4 ( * )) . C'est l'antagonisme de la Chrétienté et de l'Islam, au Moyen Age, qui a donné une portée à cette frontière que ne connaissait pas l'Empire romain, centré sur la Méditerranée. Mais le détroit de Gibraltar est bien plus étroit que la Manche, et Chypre et Malte sont situées plus au Sud que Tunis ou Alger.

La pertinence du seul critère géographique est également limitée par le fait que ce critère laisse subsister une marge d'appréciation dans le cas des pays ayant une partie seulement de leur territoire dans l'« Europe de la géographie ».

Le Conseil de l'Europe, pour sa part, a considéré qu'il n'y avait pas lieu d'exiger que la part « européenne » du territoire représente une proportion particulière du total. Le rapport de M. Reddemann, qui a servi de base au débat, fait remarquer que la France, membre fondateur, avait en 1949 la majorité de son territoire hors d'Europe, de même que la Turquie dont l'adhésion avait eu lieu quelques mois plus tard, et que ces situations n'avaient donné lieu à aucune contestation à l'époque. Cependant, cette approche non dépourvue de cohérence n'a pas jusqu'à présent été explicitement assumée par l'Union : pour la construction européenne, l'incertitude entourant la signification exacte du critère géographique n'a donc pas disparu.

Pour autant, à moins de fixer à l'Union l'ambition déraisonnable de concurrencer un jour l'ONU, le critère géographique reste indispensable. Et, à défaut de refléter des réalités géographiques indiscutables, il a des bases historiques qui lui confèrent malgré tout une consistance.

De même, le critère « culturel » ne paraît pas pouvoir être, à lui seul, un critère de délimitation de l'Europe. La notion de « culture européenne » est loin d'être claire et consensuelle. De plus, il paraît difficile de nier que certains pays universellement considérés comme non-européens sont cependant de « culture européenne », quel que soit le sens pouvant être donné à cette expression. Une caractéristique majeure de la « culture européenne » n'est-elle d'ailleurs pas son universalisme ?

On ne peut cependant refuser de reconnaître une dimension culturelle à l'européanité, et c'est à bon droit que le traité de Lisbonne fait référence aux « héritages culturels, religieux et humanistes » de l'Europe. La construction européenne ne s'élève pas sur une table rase. Et c'est sur la base d'héritages partagés que peut s'affirmer un sentiment d'appartenance commune.

Mais si le critère « géographique » et le critère « culturel » sont l'un et l'autre à la fois nécessaires et insuffisants, leur combinaison - selon l'approche retenue par le Conseil de l'Europe - paraît appropriée pour caractériser ce qu'est un État « européen ».

Et c'est bien d'ailleurs l'esprit dans lequel, jusqu'à présent, cette notion a été comprise en fait pour ce qui concerne l'élargissement de l'Union. Par exemple, dans son avis sur la candidature chypriote, en juin 1993, la Commission européenne portait le jugement suivant : « La situation géographique de Chypre, les liens profonds qui, depuis deux millénaires, situent l'île aux sources même de la culture et de la civilisation européenne, l'intensité de l'influence européenne tant dans les valeurs communes au peuple chypriote que dans l'organisation de la vie culturelle, politique, économique et sociale de ses citoyens, l'importance des échanges de toute nature entretenus avec la Communauté confèrent incontestablement un caractère et une identité européenne à Chypre ».

On voit que pour constater l'européanité de Chypre, la Commission a combiné des considérations géographiques et culturelles et a pu ainsi aboutir à une conclusion difficilement discutable.

Enfin, il paraît légitime de faire intervenir, à la suite du Conseil de l'Europe, un élément de volonté dans le caractère « européen » d'un État. Historiquement, l'ancrage européen de certains pays est le résultat d'une volonté : ce fut le cas de la Russie de Pierre Le Grand et de la Turquie d'Atatürk. D'une certaine manière, cela reste vrai aujourd'hui : la construction européenne, comme la nation selon Renan est un « plébiscite de tous les jours » ; elle repose sur une volonté partagée. Naturellement, cette volonté n'a de sens qu'en lien avec les dimensions géographiques et culturelles de l'européanité, mais elle peut donner un éclairage sur celles-ci : c'est pourquoi le Conseil de l'Europe a décidé d'admettre les trois États du Caucase, relevant géographiquement d'une « zone grise », mais culturellement européens et se voulant tels.

Au total, la combinaison de critères dégagée par le Conseil de l'Europe permet de donner une définition suffisante de ce qu'est un État « européen » et l'on ne voit pas de raison pour l'Union de s'en écarter.

Au demeurant, le Conseil de l'Europe bénéficie d'une indiscutable légitimité dans ce domaine, dans la mesure où il s'est placé d'emblée dans une perspective européenne globale, alors que l'Union européenne s'est constituée autour de réalisations économiques réunissant, au départ, un petit nombre d'États. Il ne serait donc nullement anormal que le Conseil de l'Europe fasse référence sur cette question.

? Il faut aussitôt préciser que cette réponse ne signifie nullement qu'il soit dans la logique de l'élargissement qu'à terme l'Union doive accueillir tous les États aujourd'hui membres du Conseil de l'Europe .

Être un État « européen » n'est qu'un des nombreux critères à appliquer à une candidature à l'Union. Un membre particulièrement important du Conseil de l'Europe, la Russie, n'a jamais manifesté la volonté de devenir un jour membre de l'Union ; deux membres (la Norvège et la Suisse) ont refusé par référendum cette perspective. Le Conseil de l'Europe a accueilli en son sein des micro-États qui ne paraissent pas susceptibles d'être un jour membres de l'Union avec les droits et devoirs correspondants. Autrement dit, la liste des États membres du Conseil de l'Europe qui ne sont pas membres de l'Union ne peut donner qu'une indication concernant les limites ultimes, en théorie, du processus d'élargissement.

États membres du Conseil de l'Europe non membres de l'Union européenne

***

Albanie, Andorre, Arménie, Azerbaïdjan, Bosnie, Croatie, Géorgie, Islande, Liechtenstein, «Ancienne République Yougoslave de Macédoine », Moldavie, Monaco, Monténégro, Norvège, Russie, Saint-Marin, Serbie, Suisse, Turquie, Ukraine.

(NB : La Biélorussie est aujourd'hui le seul État « européen » à ne pas faire partie du Conseil de l'Europe, sous réserve du cas particulier du Kosovo).

? On pourrait par ailleurs objecter que, si le Conseil de l'Europe a défini, pour ce qui le concerne, les frontières de l'Europe à la suite d'une démarche consciente et réfléchie, cette définition n'est intervenue que tardivement, dans le contexte de la fin de la « guerre froide ». Auparavant, les élargissements du Conseil de l'Europe n'avaient pas été précédés d'une réflexion du même ordre, et c'est notamment vrai dans le cas de l'adhésion de la Turquie : en 1949, la question principale était l'opposition Est/Ouest, non pas les limites ultimes de l'Europe.

Mais peut-on dire que, au regard des critères qui viennent d'être évoqués, l'on devrait donner aujourd'hui une réponse différente à la question de l'européanité de la Turquie ? Tel n'est pas le cas.

La Turquie n'a certes qu'une partie limitée de son territoire dans l'Europe de la géographie, mais on y trouve la principale ville du pays. L'histoire de l'empire ottoman, auquel la République turque a succédé, n'est pas séparable de l'histoire européenne (5 ( * )) , et de ce fait les liens culturels entre la Turquie et l'Europe sont profonds. La volonté de s'intégrer à l'Europe est une caractéristique de longue durée de cet État (qui n'a jamais eu chez lui l'équivalent des « slavophiles » russes). Enfin - faut-il le dire ? - on ne saurait voir dans la prédominance de la religion musulmane la marque du caractère « non européen » d'un pays : nul ne conteste d'ailleurs l'européanité de la Bosnie ou de l'Albanie.

Ainsi, si le Conseil de l'Europe devait se pencher à nouveau sur l'européanité de la Turquie en fonction des critères qu'il a dégagés, il ne pourrait qu'aboutir à la même conclusion qu'en 1949. Il convient d'ajouter que l'Union européenne a d'ores et déjà tranché la question dans le même sens, en décidant d'ouvrir des négociations d'adhésion avec la Turquie en octobre 2005. Dès lors que les traités précisent que seul un État « européen » peut demander à devenir membre de l'Union, le fait même d'accepter - à l'unanimité - d'ouvrir des négociations avec un État vaut reconnaissance de son européanité : il s'agit en effet d'une condition préalable, et non d'un des objets de la négation.

Soulignons à nouveau que, par ce constat, on ne préjuge pas du caractère souhaitable ou possible de l'adhésion de la Turquie à l'Union. En particulier, reconnaître que la religion dominante dans un pays ne saurait être un critère d'européanité, ni un critère d'appréciation d'une candidature, ne signifie pas que l'on méconnaît les difficultés qui pourraient naître, dans certains domaines, de l'intégration dans l'Union - dont la civilisation des États membres est imprégnée de références judéo-chrétiennes - d'un grand pays dont la population est principalement musulmane, même si la Turquie se présente comme un État laïc où la religion dominante est encadrée par des règles publiques. D'un autre point de vue, on peut considérer qu'il est dans l'intérêt bien compris de l'Europe, qui comprend en son sein d'importantes minorités musulmanes, de valoriser en l'intégrant dans l'Union une société musulmane compatible avec les principes démocratiques et l'esprit européen, qui pourrait constituer une référence face au danger que peut constituer l'islamisme radical. On ne prétend pas trancher ici le vaste débat sur l'avancement de la candidature de la Turquie, qui se heurte au demeurant à d'autres types de difficultés.

b) Les candidatures actuelles et possibles

? Reprenons la liste des vingt États membres du Conseil de l'Europe qui n'appartiennent pas à l'Union.

Quatre (Andorre, Liechtenstein, Monaco, Saint-Marin) sont des micro-États, dont la population - allant de 28 000 à 72 000 habitants - ne dépasse pas celle d'une ville moyenne : leur adhésion à l'Union comme membres de plein droit ne paraît pas envisageable.

Dans deux autres États (la Norvège et la Suisse), la population a jusqu'à présent refusé d'adhérer à l'Union. Les deux référendums organisés en Norvège à ce sujet, en 1972 et en 1994, ont eu le même résultat négatif ; en Suisse, le résultat négatif du référendum sur l'espace économique européen, en 1992, puis sur l'initiative « oui à l'Europe », en 2001, ont montré un clair refus de l'adhésion.

Enfin, la Russie n'a jamais manifesté l'intention d'adhérer un jour à l'Union, et il paraît difficilement concevable - à vue humaine - que cette grande puissance se plie au partage de souveraineté qu'implique la participation à la construction européenne.

Sur les treize États subsistant de la liste, trois ont d'ores et déjà le statut de pays candidat : la Croatie et la Turquie, avec lesquelles les négociations sont en cours, et l'«Ancienne République Yougoslave de Macédoine » pour laquelle elles ne sont pas ouvertes.

Les dix autres pays se répartissent en trois zones géographiques :

- quatre États balkaniques : l'Albanie, la Bosnie, le Monténégro et la Serbie ;

- cinq États d'Europe orientale : l'Arménie, l'Azerbaïdjan, la Géorgie, la Moldavie et l'Ukraine ;

- un État d'Europe du Nord, l'Islande.

? Un examen de cette liste ne devrait-il pas conduire à considérer que la poursuite du processus d'élargissement ne doit pas susciter une appréhension excessive ?

Parmi les candidatures officiellement reconnues, une seule, celle de la Croatie, est susceptible de déboucher sur une adhésion assez rapide.

Une adhésion a relativement brève échéance est également envisageable dans le cas de l'Islande, bien que celle-ci n'ait pas encore le statut de pays candidat. La Commission européenne a donné en février dernier un avis favorable à l'ouverture de négociations ; le Conseil ne s'est pas encore prononcé. Lorsque les négociations s'engageront, elles seront sans doute relativement rapides (la Commission évalue leur durée à « au moins un an »), mais l'opinion islandaise reste divisée sur l'adhésion ; si les négociations aboutissent à un accord, il n'est pas certain que celui-ci sera approuvé par le référendum d'ores et déjà prévu.

À échéance rapprochée, l'élargissement ne concerne donc de toute manière que deux pays.

Bien que l' « Ancienne République Yougoslave de Macédoine » ait d'ores et déjà le statut de pays candidat, l'ouverture des négociations d'adhésion reste suspendue à la solution du différend avec la Grèce portant sur le nom même de l'État.

L'Union a reconnu, lors du Conseil européen de Feira, en juin 2000, la « vocation à l'adhésion » des quatre autres États balkaniques (Albanie, Bosnie, Monténégro, Serbie), mais aucun n'a encore le statut de pays candidat. Malgré le volontarisme affiché par la présidence espagnole, qui a souhaité que l'Union se fixe l'objectif d'une « intégration européenne des Balkans dès 2014 », on peut raisonnablement estimer - compte tenu notamment d'une stabilité régionale toute relative - qu'il faut plutôt regarder au-delà de cette date.

Les négociations d'adhésion avec la Turquie, bien qu'ouvertes depuis cinq ans, progressent lentement et sont hypothéquées par la persistance du conflit chypriote.

Si une nouvelle étape importante du processus d'élargissement devait être franchie, ce serait donc seulement dans le moyen terme , avec un traité de Lisbonne en vigueur pour l'ensemble de ses dispositions, et une précédente vague d'adhésions déjà ancienne et donc pleinement intégrée aux équilibres de l'Union.

Enfin, dans le cas des cinq États d'Europe orientale envisageables (Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie, Moldavie, Ukraine), l'Union n'a pas encore admis une « vocation à l'adhésion ». D'éventuelles adhésions ne peuvent être donc qu'une perspective d'assez long terme, et ne paraissent de toute manière réellement envisageables que dans le cadre d'une évolution constructive des relations Union européenne-Russie.

?  Il convient par ailleurs de prendre la mesure du poids relatif de ces différents groupes de pays dont l'adhésion peut être envisagée. Les deux pays susceptibles d'adhérer à court terme représentent ensemble environ 4,8 millions d'habitants (Croatie : près de 4,5 millions, Islande : moins de 320 000), soit moins de 1 % de la population actuelle de l'Union.

Les États balkaniques représentent ensemble 18,8 millions d'habitants, soit 3,7 % de la population actuelle de l'Union (« Ancienne République Yougoslave de Macédoine » : 2,02 millions ; Albanie : 4,1 millions ; Bosnie : 4,6 millions, Monténégro : 0,68 million ; Serbie - sans le Kosovo - : 7,38 millions).

La Turquie compte 76,8 millions d'habitants, soit 15,3 % de la population actuelle de l'Union.

Enfin, les cinq États d'Europe orientale représentent ensemble 66,3 millions d'habitants (dont 46 pour la seule Ukraine), soit 13,2 % de la population actuelle de l'Union. Encore faut-il, pour prendre une mesure plus exacte de la place démographique qu'auraient ces différents groupes d'éventuels nouveaux États membres au sein de l'Union, considérer cette place après leur adhésion. Cette donnée est précisée dans le tableau ci-après :

États

Population cumulée (en millions d'habitants)

Pourcentage de la population actuelle de l'Union

Pourcentage de la population de l'Union après adhésion

Croatie, Islande

4,8

0,96 %

0,95 %

« Macédoine », Albanie, Bosnie, Montenegro, Serbie

18,8

3,7 %

3,6 %

Turquie

76,8

15,3 %

12,8 %

Azerbaïdjan, Arménie, Géorgie, Moldavie, Ukraine

66,3

13,2 %

9,9 %

Ainsi, même en adoptant la conception la plus ouverte possible du processus d'élargissement, aucune des vagues d'adhésion concevables ne paraît comparable, en importance démographique, ni à ce qu'a représenté l'adhésion de dix pays d'Europe centrale (qui représentaient ensemble un quart de la population de l'Union de l'époque, et un cinquième après leur adhésion), ni à ce qu'a représenté en 1973 l'adhésion du Royaume-Uni, du Danemark et de l'Irlande (qui représentaient ensemble un tiers de la population de la Communauté de l'époque, et un quart après leur adhésion).

c) Appréciation d'ensemble

L'essai de prospective qui précède n'est aucunement, cela va de soi, un pronostic sur l'avenir du processus d'élargissement. Sa raison d'être est plutôt de faire apparaître que les inquiétudes qui entourent la poursuite du processus d'élargissement ne sont pas sans exagération.

L'élargissement n'est pas un processus illimité et hors de contrôle : on peut en définir assez précisément les limites envisageables, et la procédure d'adhésion est la plus contraignante qui soit. Par ailleurs, même en adoptant une vision « maximaliste », les adhésions envisageables ne paraissent pas dépasser d'emblée la capacité d'intégration de l'Union, d'autant qu'elles seraient très étalées dans le temps.

Certes, les difficultés ne sont pas à sous-estimer. Les pays dont l'adhésion est envisageable à plus ou moins long terme ont presque tous un niveau de prospérité bien inférieur à celui de l'Union. Le financement et la mise en oeuvre des politiques communes seraient confrontés, particulièrement en cas d'adhésion de la Turquie, à de sérieux obstacles.

D'un point de vue institutionnel, la plupart des nouveaux membres envisageables sont plutôt de « petits » États ; seules la Turquie et l'Ukraine font exception. Dans une Union qui, même après le traité de Lisbonne, continue à faire une large place au principe d'égalité entre États, on risquerait de voir s'accentuer encore certains déséquilibres qui fragilisent la légitimité de l'Union (6 ( * )).

Enfin, et peut-être surtout, le poids de l'histoire rendrait difficile la pleine acclimatation de ces pays à l'atmosphère et aux méthodes du « club » européen.

Ces difficultés prévisibles doivent être mises au regard des avantages que l'on peut attendre d'une poursuite de l'élargissement, que ce soit en termes de stabilité, de prospérité, ou de place de l'Europe dans un monde de plus en plus marqué par la prédominance de quelques géants. Et il faut souligner que maintenir ouvert le processus d'élargissement reste un des principaux moyens d'influence extérieure de l'Union dans son voisinage européen. La perspective, même lointaine, de l'adhésion joue un rôle stabilisateur et favorise le rapprochement vis-à-vis des standards européens.

Mais si l'on admet que le processus d'élargissement ne doit pas être arbitrairement stoppé à son stade actuel, il faut admettre aussi que la question des « frontières de l'Europe » ne peut recevoir de réponse « cartésienne ». On peut, dans l'abstrait, désigner des frontières ultimes raisonnées à l'élargissement, mais ce sont seulement des frontières potentielles. Et la réalité de l'Europe sera sans doute longtemps d'avoir des frontières susceptibles d'évoluer. Faut-il y voir nécessairement un handicap pour la construction européenne ?

* (1) Le texte intégral est disponible sur le site du Sénat à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/europe/rapport_UE2030.pdf

* (2) Voir la recommandation 1247 (1994) adoptée le 4 octobre 1994 par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe sur la base du rapport de M. Reddemann (doc. 7103 du 10 juin 1994).

* (3) On laisse ici de côté le cas particulier du Kosovo, qui n'est pas reconnu par tous les États membres du Conseil de l'Europe. Par ailleurs, il faut souligner qu'un cas-limite pourrait être constitué par le Kazakhstan, qui a une (petite) partie de son territoire à l'Ouest de la ligne de l'Oural et dont une partie de la population est de culture européenne ; mais ce pays ne s'est pas jusqu'à présent considéré lui-même comme « européen » et, notamment, n'a pas demandé son adhésion au Conseil de l'Europe.

* (4) Il est plaisant de constater que, dans le célèbre mythe, la princesse Europe ne pose jamais le pied sur le continent européen proprement dit : après l'avoir enlevée, Zeus la dépose en Crète (dont elle finira par épouser le roi).

* (5) Faut-il rappeler les « Capitulations » signées par François premier et Soliman le Magnifique, ou encore l'expression, si courante au 19 ème siècle, désignant la Turquie comme « l'homme malade de l'Europe » ( de l'Europe et non du Proche Orient !), « homme malade » qui fut d'ailleurs associé au « concert européen » après la guerre de Crimée ?

* (6) On peut constater, par exemple, que si la Yougoslavie était demeurée une fédération, elle aurait eu, avec une population comparable à celle de la Roumanie, 33 députés au Parlement européen et un seul commissaire européen, comme ce pays. Si ses États successeurs adhèrent un jour tous à l'Union, chacun d'entre eux désignera un commissaire européen et ils auront ensemble - en transposant les règles actuelles - quelque 70 députés, presque autant que le Royaume-Uni ou la France. Il y ainsi une « prime à l'éclatement » qui tend à creuser l'écart entre les institutions de l'Union et les réalités démographiques.

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