II. RELATIVISER LA QUESTION DES FRONTIÈRES DE L'EUROPE

1. L'Europe n'est-elle pas avant tout un projet ?

La conclusion de ce qui précède est que, s'il existe bien des « frontières ultimes » de l'Europe, la réalité de la construction européenne durant les décennies qui viennent sera d'avoir des frontières susceptibles d'évoluer.

Il est clair que, dans les opinions publiques, cette situation ne favorise pas l'identification à l'Europe, le sentiment d'une appartenance commune. Les Européens sont habitués au schéma de l'« État-nation », avec des frontières stables, héritées de l'Histoire, coïncidant largement avec un espace culturel et linguistique relativement homogène, et constituant le cadre principal de la vie politique. Et lorsque ce schéma ne s'applique pas ou s'applique mal dans un pays, on voit apparaître des tendances à la fragmentation, correspondant à la volonté de constituer des unités répondant mieux au schéma de l'État-nation.

La construction européenne n'implique pas la fin des États-nations : au contraire, ils sont l'unité de base de l'Union, et l'idée de « court-circuiter » les États en construisant une « Europe des régions » manque pour le moins de crédibilité. Les États-nations demeurent un cadre irremplaçable de solidarité et de mise en oeuvre des grandes politiques publiques ; et c'est encore à leur niveau que se prennent les décisions ultimes concernant la politique étrangère et la défense.

Mais les États-nations européens sont manifestement dépassés lorsqu'il s'agit de répondre aux grands défis d'un monde globalisé : c'est seulement par de larges transferts de compétence vers l'Union que l'on peut espérer parvenir à des solutions viables et à les faire prendre en compte sur la scène internationale. Et à ce changement d'échelon doit correspondre un changement des règles de fonctionnement et des habitudes de pensée : l'Europe n'est pas un État-nation en plus grand.

Cependant, l'empreinte de l'État-nation sur les mentalités en Europe est telle que beaucoup ne peuvent s'empêcher de plaquer sur l'Union des exigences propres à l'État-nation, que ce soit en termes d'uniformité des règles, d'homogénéité culturelle ou d'identité géographique. Cette approche - faut-il le dire ? - ne peut conduire qu'au malaise et à la déception dans le cas d'une Union de vingt-sept États issus chacun d'une longue histoire, qui compte plus de 500 millions d'habitants, et vingt-trois langues officielles.

Lorsqu'il s'agit de l'Europe, il faut savoir se libérer de cette accoutumance au schéma de l'État-nation. Au demeurant, celui-ci n'est pas l'alpha et l'oméga de l'histoire européenne, qu'il ne caractérise guère que depuis deux siècles. Les constructions impériales ont eu une place bien plus grande dans l'histoire de la civilisation européenne. Songeons à l'importance pour celle-ci de l'empire romain, qui a su pendant plusieurs siècles assurer la paix intérieure et un certain État de droit tout en regroupant des populations d'une extrême diversité. Songeons à l'importance de l'empire byzantin et à celle de l'empire romain germanique, successeur de l'empire de Charlemagne. Sans ériger naturellement ces constructions en modèle, on peut y trouver la preuve qu'on peut imaginer pour l'Europe d'autres schémas que ceux que nous avons sous les yeux, et qu'une union politique peut associer, à un haut degré d'efficacité, des peuples très différents en un ensemble cohérent sans sacrifier leur diversité.

Même les systèmes fédéraux existants, tout en étant moins éloignés de la réalité européenne, ne paraissent pas des modèles convaincants pour l'Union.

Les exemples les plus souvent envisagés - l'Allemagne et les États-Unis - ne semblent pas transposables à l'Union. On peut parler d'un « peuple américain » ou d'un « peuple allemand » ; les constitutions de ces deux pays y font d'ailleurs référence. On ne peut parler d'un « peuple européen » : les traités retiennent d'ailleurs la formule d'une « union sans cesse plus étroite entre les peuples de l'Europe » . De ce fait, une vie démocratique européenne peut difficilement se concevoir sur le modèle de la vie démocratique allemande ou américaine. Le constat ne serait pas différent en considérant d'autres systèmes fédéraux démocratiques : Canada, Belgique, Suisse, voire Brésil ou Mexique ; dans leur cas, on peut parler soit d'un peuple, soit d'une association entre peuples avec une composante dominante, et l'on est donc très loin des caractéristiques de l'Europe. C'est, paradoxalement, le fédéralisme démocratique de l'Inde, avec les vastes dimensions et la grande diversité interne de ce pays, qui pourrait paraître la référence la moins inappropriée pour l'Europe : mais pourrait-on transposer à celle-ci, même de loin, un modèle adapté à une réalité aussi spécifique ?

Non seulement l'Union ne paraît pas réunir les conditions de base d'un système fédéral classique, mais sa réalité institutionnelle - bien qu'incorporant des éléments importants de fédéralisme - reste éloignée de ce modèle par un fossé difficile à franchir. L'Union demeure en réalité une association très étroite d'États ou une fédération d'États : elle n'est pas un État fédéral et il ne semble pas qu'il existe pour l'instant une réelle volonté commune qu'elle en devienne un.

Ces remarques ne visent pas à introduire le doute sur la pertinence de la construction européenne, mais plutôt à mettre en évidence que l'Europe sera une création du XXI e siècle ne ressemblant véritablement à aucun des systèmes existants et ne reflétant pas non plus les schémas envisagés dans les années 1950.

Il faut assumer cette spécificité, y compris en ce qui concerne la question des frontières . Si l'Europe ne peut se définir a priori par un schéma institutionnel, mais a plutôt vocation à se situer à part dans la typologie des régimes, et si elle ne repose pas sur une identité préexistante, alors il faut la définir avant tout comme un projet . Et si ce projet comporte plusieurs aspects, plusieurs dimensions, alors il faut admettre qu'il n'y a pas nécessairement à définir une frontière de l'Europe, que les limites de cette dernière sont une réalité complexe, et qu'en conséquence la question des « frontières de l'Europe » ne doit pas être exagérément dramatisée.

2. Le pluralisme des frontières de l'Europe

Si l'on considère l'Europe d'abord comme un projet ou un ensemble cohérent de projets, alors il faut admettre que la construction européenne a en un certain sens plusieurs « frontières », et que celles-ci sont évolutives, tout comme les frontières extérieures de l'Union.

Il existe ainsi une forme de « frontière » découlant de l'existence d'une zone euro regroupant seize États membres sur vingt-sept, une autre découlant de l'existence de l'« espace Schengen » regroupant vingt-deux États membres sur vingt-sept. Selon la participation ou non à un grand projet - une monnaie unique, l'abolition des contrôles aux frontières - se dessine un découpage correspondant de l'Union.

Certains projets débordent d'ailleurs les limites de l'Union, pour inclure des États européens non membres. Ainsi, l'Islande, la Norvège et la Suisse font partie de l'« espace Schengen » ; de même, outre les États membres de l'Union, la plupart des pays membres du Conseil de l'Europe participent au « processus de Bologne » destiné à définir un cadre commun pour les systèmes universitaires.

Certains projets à visée scientifique et technologique associent, quant à eux, la plupart des États membres de l'Union (mais pas tous) et des États européens non membres : il en est ainsi par exemple de l'Agence spatiale européenne, de l'Organisation européenne pour l'exploitation de satellites météorologiques, ou encore de l'initiative « Eurêka » de soutien à des recherches utiles à la compétitivité des entreprises européennes (7 ( * )) .

S'agissant de la construction européenne, la notion de « frontière » doit donc être relativisée . On peut être « à l'intérieur » de l'Union et ne pas participer à certains projets, être « à l'extérieur » et y participer.

Ainsi, bien que la Suisse reste en dehors de l'Union, et que ses citoyens aient clairement repoussé la perspective d'en devenir membre à part entière, son association à de nombreuses politiques européennes est si étroite qu'on peut considérer qu'elle constitue une forme particulière de participation à la construction européenne sans être membre de l'Union.

L'exemple de la Suisse

Un document de la Confédération intitulé : « Politique européenne de la Suisse : la voie bilatérale » recense les différents aspects des liens bilatéraux entre la Suisse et l'Union. On en reprend ici seulement les principales catégories :

Accord de libre-échange (ALE) (1972) : les produits industriels originaires des États parties peuvent être échangés en franchise de douane. L'accord interdit toute restriction quantitative ou entrave commerciale d'effet équivalant à des droits de douane ou à des contingents. En ce qui concerne les produits agricoles transformés, les droits de douane ont été entièrement supprimés sur la part industrielle. Sur la part agricole (matières premières), la Suisse a réduit les droits de douane et les subventions à l'exportation tandis que l'UE les a entièrement supprimés.

Accord sur les assurances (1989) : la liberté d'établissement, dans le domaine de l'assurance dommages, est garantie aux compagnies d'assurances sur une base de réciprocité. Les agences et succursales de compagnies basées en Suisse ou dans l'UE bénéficient des mêmes conditions d'accès au marché et d'exercice de leurs activités sur les territoires de l'UE ou en Suisse. L'accord ne s'applique toutefois pas aux assurances-vie, à la réassurance ou aux systèmes légaux de sécurité sociale. Il n'autorise pas non plus la prestation de services transfrontaliers.

Accords bilatéraux I (1999) : ils couvrent sept secteurs :

- Libre-circulation des personnes : les marchés du travail sont ouverts progressivement. Après l'expiration des délais transitoires, les Suisses peuvent s'établir et travailler librement dans l'UE et les citoyens de l'UE s'établir et travailler librement e Suisse, à condition d'être en possession d'un contrat de travail valable, d'exercer une activité en tant qu'indépendant ou de pouvoir attester de moyens financiers suffisants et d'une assurance-maladie.

- Obstacles techniques au commerce : l'examen de la conformité des produits est simplifié. Cette évaluation de la conformité des produits destinés à l'ensemble du marché européen ne doit plus être répétée, en Suisse et dans l'UE.

- Marchés publics : l'obligation, conforme aux règles de l'OMC, de lancer des appels d'offres pour des achats publics ou des mandats de construction est étendue aux communes et à diverses entreprises publiques ou privées pour des acquisitions dans certains secteurs (chemins de fer, approvisionnement en énergie).

- Agriculture : le commerce de produits agricoles est simplifié dans certains segments (fromages, produits laitiers transformés) par la réduction des droits de douane, d'une part, et par la reconnaissance de l'équivalence des règles en matière de médecine vétérinaire, de protection phytosanitaire et d'agriculture biologique, d'autre part.

- Transports terrestres : les marchés des transports routier et ferroviaire sont progressivement ouverts. L'objectif d'un transfert des marchandises de la route vers le rail est reconnu au niveau européen. L'UE accepte la hausse par étapes de la redevance sur le trafic des poids lourds ; la Suisse accepte la limite de 40 tonnes pour les camions.

- Transport aérien : l'accord garantit aux compagnies aériennes l'octroi progressif de droits d'accès au marché.

- Recherche : les chercheurs et les entreprises suisses peuvent participer aux programmes-cadres de l'UE.

Accords bilatéraux II (2004) : ils étendent la coopération avec l'UE à de nouveaux domaines politiques importants :

- Schengen/Dublin : la levée des contrôles systématiques de personnes à la frontière garantit la fluidité du trafic transfrontalier. Simultanément, les contrôles aux frontières extérieures de l'Espace Schengen sont renforcés, de même que la coopération policière et judiciaire, ce qui permet de mieux lutter contre la criminalité. Les règles de Dublin sur l'État compétent en matière d'asile et la base d'empreintes digitales Eurodac , contribuent, pour leur part, à éviter les demandes d'asile multiples, ce qui permet de soulager les systèmes d'asile nationaux.

- Fiscalité de l'épargne : la Suisse prélève pour le compte des États membres de l'UE une retenue sur les revenus de l'épargne des personnes physiques ayant leur domicile fiscal dans l'UE.

- Lutte contre la fraude : la coopération est étendue afin de mieux lutter contre la contrebande et d'autres formes de délits en matière de fiscalité indirecte (droits de douane, TVA, impôts sur la consommation), de subventions et de marchés publics.

- Produits agricoles transformés : les droits de douane et les subventions à l'exportation sont supprimés pour de nombreux produits issus de l'industrie agroalimentaire.

- Environnement : la Suisse devient membre de l'Agence européenne pour l'environnement (AEE), un important organisme de coopération dans le domaine de l'environnement.

- Statistique : la collecte de données statistiques est harmonisée afin de garantir l'accès à une large base de données comparables, élément essentiel pour toute prise de décision fondées en économie comme en politique.

- MEDIA : les professionnels suisses de l'industrie cinématographique peuvent bénéficier des programmes européens de promotion du film.

- Pensions : la double imposition frappant les fonctionnaires de l'UE retraités établis en Suisse est levée.

- Éducation : les négociations sur la participation de la Suisse aux programmes européens de formation 2007-2013 sont closes. L'accord n'est toutefois pas encore en vigueur.

Un tel exemple montre que la question des « frontières de l'Europe » ne doit pas être vue uniquement sous l'angle d'une logique binaire. La Suisse n'est pas dans l'Union, mais on voit bien qu'on décrit mal la réalité en disant simplement qu'elle est « hors de l'Union », compte tenu de l'ampleur des liens et de la participation de la Suisse à de nombreux projets portés par l'Union.

Le cas de la Suisse n'est pas isolé, puisque l'Islande et la Norvège ont noué des relations tout aussi intenses avec l'Union. Il se peut que, dans la poursuite du processus d'élargissements, certains États adhérents potentiels à l'Union préfèrent ainsi se tenir provisoirement ou durablement « sur la frontière » plutôt que de devenir membre à part entière de l'Union avec tous les droits et devoirs correspondants. Ne pas être membre de l'Union ne signifie pas être en dehors de la construction européenne.

3. Approfondir le projet européen

Ainsi, se focaliser sur la question des « frontières de l'Europe » est peut-être méconnaître la spécificité de la construction européenne. L'Union est en devenir ; tous ses membres n'ont pas nécessairement la volonté et la capacité d'avancer à la même vitesse dans tous les domaines ; en même temps, ses frontières extérieures ne sont pas stabilisées et ne le seront vraisemblablement pas avant de longues années. Parallèlement, des États non membres sont intimement associés aux politiques menées par l'Union.

Ce n'est pas nécessairement un handicap pour la construction européenne que de ne pas être une réalité figée. Si l'Europe est avant tout un projet ou un ensemble de projets, le point principal est d'approfondir ce projet , de se donner les moyens nécessaires pour progresser, plutôt que d'avoir d'avance une liste exhaustive des participants, une frontière bien nette de l'entreprise.

Il y a certes à la base de la construction européenne des héritages partagés. Et plus d'un demi-siècle d'action sur la base des traités a produit un acquis considérable, qu'il faut préserver. Mais l'unité et l'identité européennes s'approfondiront avant tout en poursuivant ensemble des projets communs : l'Europe est une affaire de volonté partagée autant et plus qu'une question d'institutions, de géographie et d'histoire.

Le débat institutionnel paraît clos pour longtemps avec l'adoption du traité de Lisbonne. Il ne paraît pas souhaitable qu'un débat sur les limites de l'élargissement vienne prendre le relais pour reléguer au second plan la question de l'approfondissement du projet européen.

Un rapide examen des thèmes prioritaires pour cet approfondissement confirme ce caractère relatif de la question des frontières.

Le renforcement de la gouvernance de la zone euro est, à l'évidence, un thème prioritaire : or, en pratique, il ne concerne pas tous les États membres et les élargissements futurs ne sont susceptibles d'avoir une conséquence sur la composition de la zone euro qu'à fort longue échéance.

La construction effective de l'espace de liberté, de sécurité et de justice est indiscutablement un autre thème prioritaire. Or, il est clair que tous les pays membres ne participeront pas de la même manière à tous les aspects de cet approfondissement - ne serait-ce qu'en raison des « opt-out » obtenus par certains d'entre eux - tandis que des États non membres de l'Union, mais participant à l'« espace Schengen », seront associés à certains aspects.

Le domaine « climat/énergie » est un autre thème particulièrement important : dans ce cas, la configuration est encore différente, puisqu'il s'agit non seulement que l'Union dans son ensemble s'engage dans une démarche ambitieuse, mais qu'elle entraîne au-delà de ses frontières le maximum d'autres États dans cette démarche.

Il n'est pas nécessaire de multiplier les exemples pour conclure que la question des « frontières de l'Europe » doit s'apprécier à partir de la question essentielle de l'approfondissement du projet européen, et non être examinée d'abord et indépendamment de celui-ci. Pour paraphraser le mot célèbre du baron Louis : « faites-moi une bonne politique européenne et je vous ferai de bonnes frontières ».

* (7) Pour une présentation plus détaillée de ces coopérations, voir le rapport n° 237 (2008-2009) : « Les coopérations spécialisées : une voie de progrès pour la construction européenne » .

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