3. Une responsabilisation des entreprises au titre de certaines externalités sociales négatives

Selon le principe du « pollueur payeur », l'entreprise pourrait être amenée à supporter de façon plus individualisée les risques spécifiques engendrés par une gestion de la ressource humaine par trop dédiée au respect des « flux tendus », que ces risques concernent l'intégrité physique et psychique de ses salariés, ou leur situation au regard de l'emploi.


• Une responsabilisation plus forte des entreprises pour leurs résultats en termes d' accidents du travail et de maladies professionnelles 286 ( * ) pourrait inciter le management à pondérer plus systématiquement l'ampleur des objectifs fixés aux salariés par les risques physiques et psycho-sociaux que leur réalisation peut entraîner.

L'emprunt d'une telle orientation, suggérée par certaines centrales syndicales, peut, en partie, tirer argument de l'expérience américaine, ainsi qu'elle est rapportée dans « Les désordres du travail » ( op. cit ) par Philippe Askénazy.

Les Etats-Unis, qui avaient adopté, une dizaine d'année avant l'Europe, les nouvelles formes organisationnelles, ont initialement connu une hausse similaire des accidents et maladies du travail, pour assister ensuite à une baisse spectaculaire de ces sinistres, de l'ordre du tiers.

Ce reflux s'expliquerait parce que syndicats et organismes publics se sont mis à publier des informations sur la sinistralité des entreprises, faisant peser sur certaines d'entre elles le risque d'un discrédit quant à leur stratégie de communication sur la qualité, tandis que dans le même temps, les assureurs revoyaient leurs primes (fonction du risque potentiel dans l'entreprise) à la hausse pour les « mauvais élèves ».

En bref, « les « forces de marché » et la contrainte financière ont fait passer de nombreuses entreprises d'un équilibre nocif (faible investissement sur la sécurité et la santé/fort coût des accidents et maladies) à un équilibre vertueux (sensibilisation/coût maîtrisé) ».

En France, de nouvelles règles de tarification AT-MP (qui doivent s'appliquer à partir de 2012 287 ( * ) ) font évoluer les modalités de responsabilisation des entreprises dans le sens, semble-t-il, d'une plus grande réactivité de la tarification à leur sinistralité.

L'INDIVIDUALISATION TARIFAIRE DE LA COUVERTURE DU RISQUE AT/MP
EN FRANCE : RÈGLES ET ÉVOLUTIONS EN COURS

La tarification appliquée aux entreprises de faible effectif est collective et dépend de l'activité exercée, mais à partir de 10 salariés (20 salariés à compter de 2012), la tarification s'individualise à mesure que l'effectif s'élève, pour prendre progressivement en compte les frais occasionnés par les accidents du travail et les maladies professionnelles survenus dans l'entreprise au cours des trois dernières années.

L'individualisation tarifaire devient complète à partir de 200 salariés (150 salariés à compter de 2012), à l'exception de majorations de taux correspondant à quelques risques demeurant mutualisés (le coût des accidents de trajet, les frais de fonctionnement et un reversement à l'assurance maladie au titre de la sous-déclaration des sinistres ainsi que certains transferts vers d'autres régimes et les fonds dédiés à la prise en charge spécifique des salariés exposés à l'amiante).

En application des nouvelles règles, la « part individuelle », calculée pour chaque entreprise en fonction de sa sinistralité, du taux de cotisation qui lui est appliqué, ne sera plus calculée sur la base du coût effectif de chaque sinistre pris isolément, mais sur la base d'une grille de coûts moyens dépendants de la gravité des sinistres.

En réduisant les délais entre un sinistre et sa prise en compte dans le calcul des taux de cotisation, cette tarification veut refléter plus rapidement l'évolution de la sinistralité d'une entreprise, et inciter davantage à la prévention.

Outre le problème de la responsabilisation des TPE, le cadre AT-MP demeure largement inadapté à la prise en compte des risques psychosociaux, un nombre singulièrement faible de dépressions nerveuses parvenant à être reconnues comme maladies professionnelles 288 ( * ) .


• La même démarche pourrait être appliquée au comportement des entreprises en termes d'embauche précaire ou de licenciement , au regard du coût collectif engendré par l'indemnisation du chômage.

D'ores et déjà, des systèmes d'« experience rating » (personnalisation des risques) sont appliqués aux Etats-Unis en matière de cotisations de chômage.

LA RESPONSABILISATION DES ENTREPRISES POUR LE RISQUE DE CHÔMAGE
AUX ÉTATS-UNIS

Les Etats-Unis sont le seul pays de l'OCDE ayant largement recours à une taxe sur les licenciements pour financer les indemnités d'assurance-chômage versées aux travailleurs licenciés.

En pratique, les cotisations de sécurité sociale des entreprises sont en partie modulées en fonction de leurs pratiques antérieures ou de leurs antécédents en matière de licenciements. Au niveau de chaque Etat, le taux de cotisation d'une entreprise est déterminé sur la base des prestations de chômage versées aux salariés qu'elle a récemment licenciés.

Les modalités de calcul des taux de cotisation patronale et l'étendue des risques financés par les cotisations varient cependant selon les Etats. En 2002, la part prise en charge par les employeurs s'est ainsi échelonnée de 72 % dans le New Hampshire à 14 % en Géorgie, le solde étant implicitement financé par les recettes fiscales générales.

Source : OCDE, 2004

M. Francis Kramarz 289 ( * ) , auditionné par la Délégation à la prospective, suggère ainsi d'étudier l'idée de faire cotiser davantage les employeurs qui sollicitent le plus les assurances chômage ou ceux qui ont recours aux durées de contrat les plus courtes.

Pour s'adapter à un marché dual, ce type de responsabilisation devrait, en effet, dépendre des allocations de chômage versées, non seulement en conséquence du licenciement de salariés en CDI, mais encore à la suite de contrats courts non renouvelés.

D'après M. Bruno Coquet 290 ( * ) , il semblerait qu'en l'état actuel, les modalités de l'assurance chômage française puissent être précisément considérées comme favorisant les firmes utilisatrices de contrats courts, qui « peuvent tirer avantage de la flexibilité sans en payer le prix et, en plus, bénéficier d'une subvention indirecte ».

« En effet, si au sein d'un même secteur coexistent des contrats longs et des contrats courts dont le coût salarial horaire et la productivité sont identiques, les firmes qui utilisent la flexibilité des contrats courts ont in fine des coûts de production plus faibles, permettant l'accroissement de leur part de marché et / ou de leur taux de profit. Ces effets sont exacerbés pour l'intérim, car l'avantage est d'autant plus grand que les contrats sont courts et permettent un large cumul allocations/salaire ».

C'est pourquoi, afin de neutraliser ces effets indésirables, Bruno Coquet estime que les règles d'assurance-chômage « devraient inciter les entreprises à internaliser le coût de la gestion de leur main-d'oeuvre , en modulant les contributions à l'assurance chômage : une cotisation dégressive avec la durée observée du contrat permettrait de bien cibler le risque de récurrence au chômage, qui est d'autant plus fort que la durée du contrat est faible ». Un tel système s'appliquerait alors à tous les contrats (CDI, CDD ou intérim).

Quelles qu'en soit les modalités concrètes, « l'experience rating » constitue probablement une voie d'avenir pour résoudre, dans un cadre micro-économiquement efficace, le problème de la responsabilisation des entreprises pour les conséquences sociales de la gestion de leurs effectifs. Dans cette éventualité, il serait probablement utile de s'atteler à la construction et au renseignement d'indicateurs pertinents de stabilité de l'emploi ; d'aucuns 291 ( * ) expriment qu' « avec toutes les limites inhérentes à la définition d'indicateurs, on peut cependant espérer possible, à la différence de certaines critiques formulées parfois à l'encontre de l'importation du principe américain d'experience rating, que soient mis en place des indicateurs permettant d'évaluer la stabilité de l'emploi et la nature des licenciements opérés (volontaires ou contraints, technique ou financier...) et de faire de cette évaluation une connaissance commune et partagée permettant de soutenir « l'esprit collectif de l'emploi » .

D'une façon générale, l'acclimatation ou l'approfondissement de dispositifs de responsabilisation « sociale » 292 ( * ) ne pourraient que favoriser une inflexion « sociale » de l'intéressement des cadres qui trouverait ici une légitimation financière immédiate.


* 286 A l'inverse des autres risques gérés par la sécurité sociale (maladie, maternité, invalidité, vieillesse...), qui sont financés via des ressources fiscales et des cotisations à taux uniformes, les risques professionnels  peut-être trop limitativement apprécié - sont assurés au moyen de contributions différenciées.

* 287 A la suite du décret n° 2010-753 du 5 juillet 2010 fixant les règles de tarification des risques d'accidents du travail et de maladies professionnelles.

* 288 La dépression nerveuse ne figurant pas dans le tableau des maladies professionnelles, il appartient au salarié de prouver le lien avec le travail et de justifier d'un taux d'incapacité de plus de 25 %. Il n'y aurait chaque année que 200 demandes de reconnaissance de dépressions nerveuses en maladies professionnelles (source : MiroirSocial).

* 289 Dans un rapport intitulé « De la précarité à la mobilité : vers une Sécurité sociale professionnelle » de décembre 2004, MM. Pierre Cahuc et Francis Kramarz ont formulé la proposition d'un contrat unique à durée indéterminée (en lieu et place des CDI et CDD) donnant lieu, pour chaque licenciement, au versement d'une « contribution de solidarité » servant à garantir le reclassement du salarié et à financer une partie de l'assurance chômage.

* 290 « Assurance chômage et emplois précaires - contrats courts et segmentation du marché du travail en France : le rôle paradoxal de l'assurance chômage » par Bruno Coquet, Futuribles n° 368 - novembre 2010.

* 291 « Le capitalisme raisonnable et la responsabilité de l'emploi : entre responsabilité individuelle et responsabilité sociale de l'entreprise. Quelle actualité de la controverse Commons / Morton ? », Contribution à un colloque, par Laure Bazzoli (Université de Lyon, LEFI) et Thierry Kirat (CNRS, IRISES-Paris Dauphine), version en date du 12 octobre 2008.

* 292 Sans perdre de vue que certaines exigences d' « entreprises dominantes » vis à vis de leurs fournisseurs et sous-traitants peuvent induire chez ces dernières entreprises la production d'externalités sociales négatives dont les premières auront su, ainsi, s'exonérer.

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