2. Un personnel émancipé et mobile, la consécration du « client roi »

Avec la crise économique de la seconde partie des années soixante-dix, le chômage bouleverse les rapports de force, tandis que la capacité des entreprises à répondre aux attentes financières des salariés s'amoindrit. L' amélioration des conditions de travail et l'« enrichissement des tâches » deviennent des objectifs portés par de nombreuses entreprises.

Le passage du fordisme au toyotisme dans l'industrie, au cours des années quatre-vingt, a accompagné ce mouvement (voir encadré infra ), tandis que le taylorisme originel, comme toute forme d'organisation reposant sur une planification , apparaît désormais comme une figure d'organisation dépassée .

Bientôt, la motivation du personnel devient inhérente au système de gouvernance, ce qui permet de lui faire confiance (mais conduit, en termes sociologique, à un « auto-contrôle » renforcé), ce qui est source d'économies importantes grâce à une augmentation de la productivité, les fonctions d'autorité formelle pouvant être délaissées .

Le passage d'un projet à un autre permet de revendiquer un processus d'accroissement de la liberté et de l' employabilité des membres de l'équipe. D'aucuns considèrent, en effet, que l'entreprise répond au besoin de sécurité -terme ayant d'ailleurs acquis une connotation moins positive, pour se rapporter à une conception statique et donc dépassée de l'entreprise- lorsque, à défaut de garantir l'emploi, elle accroît l'employabilité de ses collaborateurs. Dans cette optique, l' entreprise entend renforcer les capacités et l'adaptabilité de ses salariés en leur fournissant des expériences professionnelles variées et présentant une certaine difficulté.

La mobilité , vertu nécessaire, devient paradoxalement un gage de sécurité , puisqu'elle conditionne largement l'employabilité de la personne dans un « monde en réseau » ( infra ). Luc Boltanski et Eve Chiapello dans « Le nouvel esprit du capitalisme » 68 ( * ) notent ainsi que « c'est précisément parce que le projet est une forme transitoire qu'il est ajusté à un monde en réseau : la succession des projets en multipliant les connexions et en faisant proliférer les liens, a pour effet d'étendre les réseaux ».

Ce schéma entre en parfaite résonance avec le modèle économique libéral , qui promeut la disparition des barrières à l'embauche et au licenciement, afin de favoriser in fine l'activité économique et l'emploi.

Par ailleurs, la mise en avant généralisée de la satisfaction du client aboutit à transférer une partie du contrôle hiérarchique, renforçant l'« auto-contrôle » susmentionné.

Certains estimeront que cette attention -largement ostentatoire- portée au client, sur laquelle la publicité s'emploie à communiquer, parfois à renfort d'« enquêtes de satisfaction », a atteint un certain point de non-retour - et de réalité - depuis le développement de l'Internet où divers forums et lieux d'expression (hébergés ou non par le site du vendeur) permettent à la clientèle de diffuser des retours d'expérience ou des réclamations forgeant une « e-réputation » ayant un impact appréciable, reconnu et parfois géré par les entreprises, sur les intentions d'achat.

Quoi qu'il en soit, cette attention portée au client contribue à détourner l'attention d'un objectif central de l'entreprise, potentiellement source de conflictualité, tout en participant à sa réalisation : engendrer le meilleur revenu pour ses propriétaires ou actionnaires 69 ( * ) .

*

Au total, par les gains de productivité qu'elle veut susciter, la présente démarche managériale et d'« émancipation » du personnel s'avère cohérente avec l'exacerbation de la concurrence économique en lien avec la mondialisation et la primauté donnée aux actionnaires, en lieu et place de la « technostructure », dans le cadre d'une « corporate governance » en phase avec la « révolution néolibérale » 70 ( * ) .

Cette logique s'étend aux rémunérations , qui résultent de la productivité des salariés, des rapports entre l'offre et la demande sur le marché du travail ou du niveau du SMIC, et non plus d'une carrière prévisible en fonction du poste et du diplôme.


* 68 Gallimard, octobre 1999.

* 69 A noter que ces observations ne sous-entendent pas l'existence d'une intentionnalité, mais tendent simplement à élucider l'équilibre d'un système sous forte contrainte économique.

* 70 Dont Milton Friedman constitue une figure souvent citée (« le seul rôle social de l'entreprise, c'est d'enrichir l'actionnaire en maximisant le profit »).

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