III. LES SALARIÉS, OUBLIÉS DE LA GOUVERNANCE AU NOM DE L'EFFICACITÉ ÉCONOMIQUE

Le modèle de gouvernance par les actionnaires ( shareholders ), qui est le plus communément accepté aujourd'hui, s'oppose au modèle de gouvernance par les parties prenantes ( stakeholders ) qui tend à associer aux orientations de l'entreprise l'ensemble des acteurs concernés, notamment les salariés. La question ici posée est indirectement celle de savoir à qui appartient l'entreprise.

En France, le modèle standard de gouvernance actionnariale est tempéré, mais de façon résiduelle, par des dispositifs d'association des salariés à la gouvernance . Ces dispositifs, qui ont fait l'objet de réflexions théoriques nombreuses depuis un demi-siècle, ont été introduits en pratique dans le sillage des nationalisations.

A. UNE GOUVERNANCE DOMINÉE PAR LES ACTIONNAIRES

Le gouvernement actionnarial peut se fonder sur l'idée d'un droit de propriété des apporteurs de capitaux sur l'entreprise : cette idée, issue du capitalisme individuel et familial , a été transposée dans le contexte d'un financement sur les marchés financiers, s'accompagnant d'une massification de l'actionnariat.

Loin d'être remis en cause par ces évolutions, ce présupposé a été, au contraire, conforté par les réformes intervenues depuis les années 1990 .

1. La suprématie actionnariale contestée par la doctrine

La suprématie actionnariale est juridiquement contestable ; en outre, son efficacité économique est également remise en cause.

a) Une suprématie juridiquement contestable

Le modèle de gouvernance actionnariale repose sur l'idée contestable selon laquelle l'actionnaire serait propriétaire de l'entreprise . Or « les actionnaires ne sont propriétaires que des actions émises par les sociétés commerciales qui servent de support juridique aux entreprises, pas de l'entreprise en soi » 170 ( * ) .

« Il ne fait pas de doute que les actionnaires ne sont pas les propriétaires des actifs de la société. Ils n'ont aucun droit direct sur ceux-ci. Seule la société, personne morale, peut en user, en percevoir les fruits et en disposer, conformément aux décisions prises par les dirigeants sociaux » 171 ( * ) .

Si l'on admet que les actionnaires ne sont pas propriétaires mais créanciers de l'entreprise, il reste à examiner si cette créance est d'une nature particulière, ou si elle est similaire à d'autres créances. Dans cette optique, la logique du gouvernement actionnarial repose sur l'idée selon laquelle les actionnaires seraient les créanciers résiduels de la société, leur rémunération n'intervenant qu'après celle de tous les autres créanciers (prêteurs, salariés etc.). Ils ne sont rémunérés que si l'entreprise est profitable, après l'ensemble des autres parties prenantes et seraient donc les principaux preneurs de risques. En outre, leur intérêt et celui de l'entreprise convergeraient dans la recherche du profit maximal 172 ( * ) , et le gouvernement actionnarial serait donc le plus efficace d'un point de vue économique.

Ce raisonnement peut toutefois être inversé, en fonction des circonstances historiques, économiques et sociales : lorsque les actionnaires sont puissants et que l'entreprise est gouvernée principalement en fonction de leurs exigences de profitabilité, ne deviennent-ils pas de facto les créanciers principaux, c'est-à-dire les premiers en mesure de réaliser leurs actifs, les autres créanciers de l'entreprise, notamment les salariés, devenant résiduels ?

Les salariés sont en effet peu mobiles, leur information est disparate et leurs revenus faiblement diversifiés, en sorte qu'ils assument aussi une partie importante du risque. Ce risque est d'autant plus élevé que le chômage est massif et la mobilité réduite en raison des coûts de transport et de logement. On peut même dire que c'est le risque le plus considérable tant les capacités respectives du capital et du travail de se prémunir contre une diminution de leur rendement sont inégales.


* 170 « A qui appartiennent les entreprises ? », Jean-Philippe Robé, Le Débat n° 155 (mai-août 2009)

* 171 « A quoi servent les actionnaires ? », sous la direction de Jean-Philippe Touffut (Albin Michel, 2009).

* 172 L'idée que le profit maximal est le profit optimal est analysée dans la partie du présent rapport consacrée à la valeur ajoutée et à son partage.

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