XIV. AUDITION DE M. PHILIPPE ROUAULT, DÉLÉGUÉ INTERMINISTÉRIEL AUX INDUSTRIES ALIMENTAIRES

M. Philippe Rouault, délégué interministériel aux industries alimentaires . - Le secteur agro-alimentaire est le premier secteur industriel en France, avec un chiffre d'affaire de 140 milliards d'euros en 2009, plus de 10 000 entreprises et 400 000 salariés ; il a dégagé en 2009 un excédent commercial de 4 milliards - moins qu'en 2008, en raison de la chute du prix des céréales et de la baisse des exportations de vins et spiritueux. Il assure un débouché à 70 % de la production agricole française. À la différence d'industries adossées à de grands centres urbains, l'industrie agro-alimentaire est répartie sur l'ensemble du territoire, qu'il s'agisse d'entreprises de quelques salariés ou d'un groupe comme Danone.

L'ensemble de l'industrie française employait en 2007 3,4 millions de salariés, contre 5,3 millions en 1980. A contrario , l'industrie agro-alimentaire n'a perdu que 0,3 % de ses effectifs sur cette période. Si la filière laitière a perdu des emplois pour cause d'automatisation, d'autres secteurs se sont développés, comme ceux des produits élaborés et plats préparés. Ce dynamisme s'est accompagné du développement des relations entre industrie agro-alimentaire et grande distribution, même si celles-ci sont aujourd'hui difficiles.

La rentabilité du secteur agro-alimentaire s'élève à environ 3 % de son chiffre d'affaire. Sur la période 2003-2006, elle s'est établie en moyenne à 0,5 % pour la viande et le poisson, à 2,3 % pour les fruits et légumes, 3,5 % pour les corps gras, 3 % pour les produits laitiers, 7 % pour les boissons et jusqu'à 15 % pour les eaux de vie et le champagne : les secteurs qui exportent des produits à haute valeur ajoutée sont les plus rentables.

Mme Lagarde et M. Le Maire m'ont chargé en janvier dernier d'une mission visant à déterminer les raisons de la perte de compétitivité de l'industrie agro-alimentaire française. Nous avons en effet perdu des parts de marché non seulement au niveau international, au profit du Brésil ou de la Thaïlande, mais aussi en Europe, au profit de l'Allemagne, de l'Espagne, des Pays-Bas ou de la Belgique. Je rendrai mon rapport dans les semaines à venir.

Dans le secteur de la viande, le coût moyen de la main d'oeuvre dans les abattoirs allemands est de 7,5 euros l'heure, contre 18 euros en France. Or abattage et découpe représentent une part importante du coût du produit fini. De plus en plus souvent, les bêtes sont abattues en France et découpées en Allemagne, les pièces étant ensuite rapatriées. Le prix de la matière première est pourtant plus faible en France qu'en Allemagne. Pour être compétitifs, les éleveurs français font un effort sur leur prix pour pouvoir proposer in fine le même prix de vente que les Allemands aux unités de salaison ou à la grande distribution. L'importation de jambon cuit et de produits de salaison a d'ailleurs augmenté.

Dans le secteur du lait, l'industrie française est présente parmi les leaders internationaux, Danone se situant à la deuxième place mondiale, derrière Nestlé, et Lactalis à la troisième. D'autres groupes français figurent parmi les vingt leaders. Dans la viande, en revanche, les grands groupes internationaux, qui ont émergé au cours de la dernière décennie, sont américains, le leader étant le brésilien JBS-Friboi avec 14 millions de tonnes par an. Dans la volaille, les grands groupes brésiliens produisent 4 à 5 millions de tonnes, contre 2 millions pour le premier groupe européen. Le premier groupe français pour la viande, Bigard, est à un million de tonnes, comme Doux, pour la volaille. Les groupes américains rachètent des entreprises aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne ou en Italie et cherchent à s'implanter en France. Aucun groupe européen n'a une telle stratégie à l'international : nous risquons de nous retrouver bientôt sans acteur européen dans le domaine de l'approvisionnement en protéines animales, d'autant que les leaders brésiliens, JBS-Friboi ou Sadia-Perdigão, sont soutenus par des capitaux d'État. Les chaînes de restauration rapide s'approvisionnent sur le marché international, où le prix du filet de dinde ou de poulet est deux fois moindre.

Le prix du lait payé au producteur français doit être comparé à ce que perçoivent les producteurs allemands, néerlandais ou tchèques. Les Allemands s'apprêtent à automatiser largement l'abattage et la découpe ; je proposerai dans mon rapport un plan d'automatisation de ces secteurs.

C'est la recherche et l'innovation, les produits à forte valeur ajoutée qui nous permettront de conserver notre avance : nous pouvons compter sur le niveau de formation de nos salariés et notre productivité très élevée par rapport à nos concurrents.

M. Jean-Jacques Mirassou . - Vos propos ne me réconcilient guère avec la PAC ! Élever la bête dans un pays, la découper dans un autre pour ensuite rapatrier les pièces dans le pays d'origine, c'est ubuesque ! De toute façon, l'acheteur est toujours perdant : le prix à la vente ne baisse jamais, quelles que soient les variations du coût du porc sur pied.

Je conçois que les contraintes soient moindres au Brésil, surtout si les producteurs bénéficient de divers financements, mais comment rééquilibrer le coût du découpage de part et d'autre de la frontière, à avantages sociaux équivalents ?

M. Michel Teston . - L'Allemagne a réduit ses coûts de main d'oeuvre par rapport à la France en regroupant les lieux d'abattage de façon drastique, et se prépare à étendre l'automatisation. En revanche, je ne comprends pas comment le prix du lait payé au producteur peut être plus élevé en Allemagne qu'en France, alors que les producteurs sont mieux organisés chez nous !

M. Philippe Rouault, délégué interministériel . - La réunification allemande a permis le développement de grandes exploitations laitières de milliers de vaches dans l'ancienne RDA : la massification permet de réduire les coûts. En outre, les Länder consentent des aides importantes aux exploitations agricoles, notamment la Bavière ou le Bade-Wurtemberg.

Enfin, la production d'énergies renouvelables offre également un débouché aux producteurs de porc, et peut être source d'importants revenus pour les exploitants agricoles.

M. Jean-Jacques Mirassou . - Le transport des bêtes a un coût pour l'environnement et n'est pas gage de qualité sur le plan sanitaire.

M. Philippe Rouault, délégué interministériel . - Il s'agit de transport de carcasses : 20 % sont découpées à l'étranger. C'est parfois le seul moyen pour certains de nos industriels et même de nos coopératives de conserver des marchés.

Les fonds de financement au Brésil sont parfaitement identifiés : il s'agit d'institutions qui investissent dans l'agroalimentaire.

Mme Élisabeth Lamure . - Quels sont les produits et les filières qui présentent la plus forte valeur ajoutée ?

M. Philippe Rouault , délégué interministériel. - Les eaux de vie, le vin, le foie gras - la France produit encore 80 %, malgré la concurrence croissante de la Bulgarie, de la Hongrie ou de la Chine. Les perspectives de croissance sont à chercher du côté des produits élaborés : la moitié des produits qui occuperont les linéaires dans dix ans n'existent pas encore ! Les enjeux seront la praticité des produits, la durée de conservation, la nutrition-santé. Des groupes français financent la recherche sur des produits adaptés aux jeunes enfants, aux personnes âgées, ou aux personnes atteintes de pathologies. Les aliments pourront être optimisés en en extrayant les molécules néfastes pour le traitement. Ces évolutions ouvrent de vastes perspectives de croissance.

Autres chantiers : le développement des biotechnologies, et de la chimie du végétal, des produits d'origine végétale, comme l'acide succinique, pouvant remplacer des produits d'origine fossile.

M. Alain Chatillon , rapporteur . - Nous sommes passés de l'âge de pierre à celui des produits élaborés. Ne fantasmons pas trop sur l'abattage : un abattoir n'emploie qu'une cinquantaine de salariés pour produire 15 tonnes de viande ! C'est en développant les produits d'aval que l'on augmentera la valeur ajoutée. McDonald's fait abattre les trois quarts des 50 000 tonnes de viande qu'il consomme en Allemagne : la taxe sur l'abattage n'est pas négligeable !

L'agro-industrie représente un gisement de 100 à 150 000 emplois sur les dix années à venir. Il faudra choisir entre produire des aliments pour nourrir la planète ou des biocarburants, par exemple à base d'algues : un Airbus peut déjà fonctionner avec le CO2 qu'elles produisent, et cela en circuit fermé !

Nous possédons de puissantes entreprises dans les secteurs de la pharmacie, de la cosmétique ou de la nutrition. Dans quels secteurs faut-il investir ? Comment produire des blockbusters , à l'instar du Japon, de la Chine et du Brésil ?

Aujourd'hui, les Allemands vendent aux pays de l'Est des produits à forte valeur ajoutée et y achètent des bestiaux à vil prix ! Nous ne disposons pas de structures adaptées pour accompagner nos entreprises à l'international ; nos attachés d'ambassade sont des dilettantes comparés aux Japonais du MITI ou aux Américains : ils m'avaient naguère organisé un somptueux cocktail en Allemagne quand je ne venais voir que dix clients, dont un seul acheteur sérieux !

Et que dire de M. Blair, qui a touché 9 milliards d'euros de subventions européennes pour des bestiaux de Nouvelle-Zélande ou d'Australie qui nous arrivent au pied des Pyrénées moins chers que les bêtes descendues d'estive ! Il faut réglementer pour que l'Europe cesse d'être toujours le dindon de la farce !

M. Philippe Rouault, délégué interministériel . - Il ne faut pas nécessairement trancher entre utilisation alimentaire ou non alimentaire des végétaux : notre production d'huile de colza s'accompagne d'une importante production de tourteaux, qui vient réduire le déficit commercial en remplaçant les tourteaux de soja importés pour l'alimentation du bétail.

M. Alain Chatillon , rapporteur . - La France importe encore du Brésil et des États-Unis 80% de produits d'alimentation animale génétiquement modifiés - au nez et à la barbe de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments !

M. Philippe Rouault, délégué interministériel . - La production de tourteaux de colza a augmenté de 1,5 tonne en cinq ans.

Il faut développer les sociétés de biotechnologies dans le domaine de la génétique animale et végétale : la compréhension du génome ouvre des perspectives pour de nouvelles molécules, de nouveaux médicaments, pour améliorer la nutrition.

M. Alain Chatillon , rapporteur . - Produire une molécule pharmaceutique à usage sanitaire coûte 1 milliard de dollars : avec un ticket d'entrée à ce prix, les laboratoires Pierre Fabre n'ont pas réussi à percer hors de la cosmétique. La pharmacie est le domaine réservé de cinq grands groupes !

M. Philippe Rouault, délégué interministériel. - Le Fonds stratégique d'investissement a investi 200 millions d'euros dans les sociétés de génétique animale et végétale.

M. Alain Chatillon , rapporteur . - Les biotechnologies restent le domaine des grands groupes comme Sanofi-Aventis.

M. Philippe Rouault, délégué interministériel. - Dans ce secteur, de petites entreprises françaises sont parfois rachetées par des groupes étrangers : il faut être vigilant dans le repérage et le suivi de ces entreprises, si l'on veut les adosser aux grands groupes français et valoriser ce savoir-faire.

M. Dominique de Legge . - Nombre de nos territoires sont structurés autour de l'industrie agro-alimentaire, à commencer par la Bretagne. Quelle sera à votre avis l'évolution de l'activité économique ? Les investissements seront-ils concentrés sur quelques territoires ?

M. Philippe Rouault, délégué interministériel. - Cela dépendra de la capacité à approvisionner et à accompagner la demande des industriels. Au cours de cette décennie, l'Espagne a augmenté sa production de viande porcine de 100 %, l'Allemagne de 50 %, alors qu'il n'a pas été possible pour nos industriels de développer leur production : résultat, nous avons aujourd'hui un déficit en valeur de 100 millions d'euros.

Dans le secteur de l'abattage, les restructurations ont déjà eu lieu. Pour conserver cette activité, notamment dans l'Ouest, il faut largement automatiser l'outil. Le coût est estimé à 35 millions pour un site : la grande distribution acceptera-t-elle de vendre un peu plus cher le produit pour permettre aux industriels d'investir ? Il faut réunir les acteurs, comme cela a été fait pour le secteur laitier.

M. Martial Bourquin , président . - Menez-vous une réflexion sur la qualité ? C'est une exigence forte de la société. Le modèle d'une agriculture raisonnée n'est pas la ferme de mille vaches ; l'agriculture familiale s'est considérablement modernisée.

M. Philippe Rouault, délégué interministériel. - C'est une réflexion permanente. Dans les secteurs à forte valeur ajoutée, il y a une contractualisation avec les producteurs, de stricts cahiers des charges. Si les Français consomment moins de volaille bio, c'est que le « label rouge » est largement reconnu. La qualité est aussi au coeur de notre production de fromages d'appellation d'origine contrôlée.

M. Martial Bourquin , président. - Avec ces labels, la pression sur les producteurs est beaucoup moins forte.

M. Philippe Rouault, délégué interministériel. - Oui, mais hélas, ils sont loin de concerner l'ensemble des produits. J'ajoute que pour une part de la population française, le facteur prix est déterminant. Cependant, la qualité des produits a considérablement évolué depuis vingt ans, et les intoxications sont devenues l'exception. Que l'on achète une viande de porc à Brest, à Bordeaux ou à Paris, ce sera la même, sauf à choisir une AOC, qui aura une qualité gustative différente. L'un des enjeux essentiels du plan national de l'alimentation est l'éducation de la population à une alimentation saine, pour l'orienter vers des produits qui préservent la santé.

M. Jean-Jacques Mirassou . - Mais la question reste celle du pouvoir d'achat.

M. Alain Chatillon , rapporteur . - Les vétérinaires ont accompli un travail remarquable, sans lequel notre industrie agro-alimentaire n'existerait pas. Je souhaite que les médecins, auxquels nous aurons désormais plus souvent affaire, prennent exemple...

M. Jean-Jacques Mirassou . - Et les conseillers généraux...

Page mise à jour le

Partager cette page