XIII. AUDITION DE M. HERVÉ GUYOT (FONDS STRATÉGIQUE D'INVESTISSEMENT)

M. Hervé Guyot (Fonds stratégique d'investissement). - Je suis ici en tant que membre du Comité exécutif du Fonds stratégique d'investissement et, par ailleurs je suis directeur du Fonds de modernisation des équipementiers automobiles (FMEA). N'attendez pas de moi une vision macroéconomique des choses - je ne suis pas économiste - mais plutôt mon témoignage d'investisseur opérationnel dans un secteur automobile qui souffre de la crise et de la concurrence internationale. Je vous donnerai ma vision de la situation et les pistes à suivre pour conserver dans ce secteur des emplois industriels sur notre territoire.

L'automobile représente 10 % des emplois en France, 10 % du chiffre d'affaires et 20 % de la valeur ajoutée. Les constructeurs occupent 150 000 personnes, les équipementiers 170 000 et les sous-traitants - ne travaillant pas uniquement pour l'automobile mais aussi pour le ferroviaire ou l'aéronautique - en emploient 100 000 autres rien que dans ce secteur. Au cours des quatre dernières années, 50 000 personnes y ont perdu leur emploi et on prévoit qu'encore 40 000 à 50 000 autres devront se reconvertir. C'est donc un secteur en difficulté, qui est attaqué et qu'il faut défendre : il ne produit plus aujourd'hui que 2 millions de véhicules, contre 3,6 en 2002 ; et, compte tenu des délocalisations, personne n'escompte qu'on en reviendra aux chiffres d'autrefois.

Le FMEA est intervenu dans 12 entreprises, concernant 14 000 personnes. Son rôle est de consolider et de moderniser une filière automobile en surcapacité.

Je suis convaincu qu'il n'y a pas de fatalité et que, malgré la tendance baissière, il est possible de maintenir nos emplois industriels dans cette filière et, même, de rapatrier certaines activités délocalisées. Il y a pour cela certains facteurs décisifs.

D'abord, la recherche-développement (R&D). Notre capacité d'ingénierie est excellente et la plupart de nos activités en R&D restent localisées en France tant chez les constructeurs que chez les équipementiers. Cette R&D représente 4,5 % du chiffre d'affaires de ces sociétés.

Autre facteur décisif : l'innovation. Il ne faudra pas rater les rendez-vous de l'innovation. Celui du véhicule électrique par exemple ou du véhicule hybride - tout en évitant de reproduire l'exemple malheureux de Saft Batteries qui a fait une joint venture avec les Américains, si bien que tous les projets sont maintenant localisés aux États-Unis. Il faudra aussi accompagner tous les changements économiques ; l'industrie automobile française doit se préparer aux nouvelles activités de service qui en découleront.

La France est compétitive dès lors qu'il s'agit de pièces ou de fonctions « complexes », c'est-à-dire qui nécessitent de la conception ou de l'automatisation. Le coût du travail ne représentant plus que 10 à 15 % du prix de la production, les délocalisations, avec les coûts de transport et les problèmes de qualité qu'elles posent, ne sont plus avantageuses. Si bien que, par exemple, le FMEA investit dans la société Adduxi, basée à Oyonnax, société française qui fournit des équipementiers allemands en composants plastiques et métalliques. C'est ainsi, également, que les dirigeants d'une société d'emboutissage basée dans la Sarthe nous disent n'avoir aucune raison de délocaliser. L'automatisation permet une grande qualité et ces entreprises ont des systèmes de contrôle de qualité exceptionnels. La qualité industrielle est la condition du maintien de l'emploi industriel en France.

Mais il faut aussi que nos sociétés automobiles aient une vision de l'international. Le protectionnisme ne sera pas la solution ; il faut, au contraire les pousser à continuer leur internationalisation et à s'implanter dans les marchés mondiaux. Un équipementier, par exemple, fait deux fois plus de marge en Chine qu'en France. Il ne s'agit pas là de délocalisation ; il s'agit de localisation.

Quelles sont les conséquences de ce constat pour les politiques publiques ?

En matière d'innovation d'abord, on ne mesure pas assez l'impact positif du crédit d'impôt recherche (CIR). Car il y a certaines concurrences déloyales : il faut savoir que, en Turquie par exemple, ou en Corée du sud, touts les frais de R&D sont intégralement pris en charge par l'État. Il est donc essentiel de poursuivre notre effort en ce domaine, même si, jusqu'à présent, les PME ont peu accès à ce CIR, lequel profite surtout aux entreprises d'une certaine taille.

Il faut ensuite inciter les entreprises à faire des efforts de formation car les emplois industriels seront demain de plus en plus qualifiés, il s'agira de plus en plus de contrôler les processus de fabrication. La difficulté de nos chefs d'entreprise à trouver de la main-d'oeuvre qualifiée, malgré le chômage, prouve la mauvaise adéquation entre l'offre de travail et les formations.

Le coût du travail. Il y a 20 ans, les écarts salariaux entre la France et l'Allemagne étaient considérables. Or, entre 2000 et 2010, ces coûts ont augmenté de 25 % en France, contre seulement 15 % outre-Rhin. Ces dernières années, les Allemands ont, plus que nous, fait des efforts pour maîtriser ces coûts. Nos charges sociales atteignent le niveau le plus élevé d'Europe : 50 % contre 35 % en Allemagne. En plus, ce sont des chiffres moyens et, dans l'ex-Allemagne de l'Est, les coûts salariaux peuvent être très inférieurs encore à cette moyenne. Sans parler des pays à low cost .

Le financement des investissements. Il faut automatiser, donc investir et tout ce qui pénalise l'investissement est mauvais. On peut taxer le capital mais surtout pas dans l'entreprise. A cet égard, l'évolution de la taxe professionnelle va dans le bon sens.

Une autre mesure a été très appréciée des entreprises : la possibilité d'extension du chômage partiel, appréciable dans un secteur qui a connu un effondrement de son activité fin 2009, puis une reprise importante début 2010 mais qui craint une nouvelle rechute pour 2011, notamment avec la fin de la prime à la casse. Dans un secteur où l'activité est si fluctuante, soit on adopte le modèle américain des fermetures et ouvertures accélérées d'usine, soit on pérennise nos entreprises dès lors qu'elles peuvent s'appuyer sur ce chômage partiel.

On ne peut pas ne pas aborder la question sociale. Il y a eu des conflits sociaux dans l'automobile, des diminutions d'activité, des fermetures d'usine, lesquelles sont difficiles à faire comprendre et accepter. Mais la règle devrait être de ne jamais pénaliser le client final. Or certains de ces clients ont connu d'importants arrêts de livraison et un constructeur international nous a dit être traumatisé car 90 % de ses problèmes venaient de France...

Pour conserver des emplois, il faut être compétitifs et, donc, pratiquer les techniques industrielles adéquates - e-management , organisation optimisée, taux de rendement, gestion des rebuts etc. A cet égard, nombre d'entreprises ont encore beaucoup à faire. Il faut y intégrer le plus possible l'e-management .

Ma conclusion : ce n'est pas perdu ! J'en veux pour seul exemple cette fonderie de Nogent-le-Roi qui avait tout délocalisé en Chine et qui maintenant relocalise tout à Nogent du fait des problèmes de transport et de qualité que posait cette délocalisation. A cet égard, il faut encourager les comportements responsables car délocaliser apporte davantage de problèmes que de solutions. Il nous faut encourager en France un emploi industriel fortement qualifié et automatisé.

M. Alain Chatillon , rapporteur . - Avez-vous les chiffres des pertes d'emploi ?

M. Hervé Guyot (Fonds stratégique d'investissement). - Ces quatre dernières années, du fait de ses surcapacités, l'industrie automobile a perdu 50 000 emplois, hors externalisation. Et on prévoit que 45 000 à 50 000 autres personnes devront se réorienter vers d'autres secteurs. A plus long terme, le nombre de ces pertes d'emploi pourrait se monter à 100 000. Je rappelle qu'actuellement le secteur représente 10 % de l'emploi en France.

M. Michel Teston . - Vous affirmez qu'un de nos handicaps par rapport à l'Allemagne est le niveau de nos charges sociales qui serait le plus élevé d'Europe. C'est une affirmation un peu péremptoire. Vous oubliez que notre pays a fait un effort d'accompagnement des bas salaires de 24 à 25 milliards, soit trois à quatre fois plus que l'Allemagne....

M. Hervé Guyot (Fonds stratégique d'investissement). - C'est vrai. Mais beaucoup d'entrepreneurs comparent le coût du travail dans les deux pays. En Allemagne, les emplois sont plus qualifiés ; en France l'effort de l'État a plutôt porté sur les bas salaires. Moi, je vous livre la température du terrain où j'ai constaté que le coût du travail a beaucoup pesé sur les comptes de nos entreprises.

M. Martial Bourquin , président . - Un pays comme l'Allemagne où le coût du travail est élevé, a cependant une politique industrielle efficace. Il faut donc tordre le cou à l'idée que des bas salaires sont la condition de la compétitivité. Jumelés avec Stuttgart, nous avons de fréquents débats avec des industriels allemands : leur taxe professionnelle est lourde. Il faut expliquer notre désindustrialisation par d'autres phénomènes que les charges pesant sur nos entreprises. La croissance est de 0,6 % en France, contre 2,5 % en Allemagne, où c'est la plus forte augmentation depuis la réunification. Les financements de R&D sont faits en lien avec les Länder ; il faudrait regarder de plus près ce qui se passe en Allemagne où l'on sait allier industrie et aménagement du territoire.

M. Hervé Guyot (Fonds stratégique d'investissement). - L'Allemagne a une très forte capacité de R&D et elle vise les produits industriels haut de gamme. En plus, il y a dans ce pays, un véritable esprit de filière. Un grand donneur d'ordre allemand misera sur les fournisseurs et les sous-traitants qu'il connaît. C'est beaucoup moins la règle en France où l'on trouve normal de mettre en concurrence les entreprises de toutes nationalités.

M. Alain Chatillon , rapporteur . - Il faut bien voir quelle est la hiérarchie : il y a d'abord le marché, ensuite vient le produit et, enfin, les hommes. La force de l'Allemagne, avec ses 2,6 % de croissance, est due au fait que ses entreprises de première transformation sont allées vendre leurs produits dans tous les pays de l'Est. Notre faiblesse est que nous n'avons pas d'exportateurs !

Il faut nous centrer sur des produits innovants. Auparavant, les trois-quarts des collaborateurs de l'usine d'Airbus à Toulouse roulaient en voiture française et un quart en voiture allemande. Cette année, du fait de la taxe CO 2 , on compte 1 200 voitures allemandes supplémentaires ; le marché français s'est évaporé....

Lorsqu'on a donné des milliards à nos industriels, les ont-ils utilisés, comme le font les Allemands, pour financer de la R&D ?

M. Marc Daunis . - Je suis gêné de vous entendre dire - c'est un refrain général en France - que le salut réside dans les activités de service. Il y a aussi une contradiction à décrire un schéma idéal où coexistent des éléments contraires : par exemple comment peut-on simultanément élever le niveau de qualification et baisser le coût du travail pour maintenir l'attractivité française - dont je rappelle qu'elle est la première en Europe et la deuxième dans le monde ? Je préfèrerais que nous assumions notre système, comme l'Allemagne assume le sien et que, massivement, nous investissions dans notre R&D et dans l'aide à l'exportation, exportation qu'il faut encourager et à laquelle il faut former de façon quasi-monomaniaque. Mais arrêtons de nous excuser d'être ce que nous sommes et de regretter que notre pays ait un système social décent ! Au contraire, faisons-en un élément d'attractivité !

Vous vous félicitez de l'extension des possibilités de chômage partiel. Je suis pour ma part convaincu que c'est la loi des 35 heures, avec l'annualisation du temps de travail, qui a permis cette souplesse. Sans cette loi, nous n'aurions pas pu avoir ce chômage partiel ni la productivité horaire industrielle la plus élevée du monde. Partagez-vous mon espoir en nos particularités ?

M. Hervé Guyot (Fonds stratégique d'investissement). - Je n'ai pas dit que toute l'activité se concentrera dans les services, j'ai seulement dit que les nouveaux modes de consommation créeront de nouvelles opportunités et qu'il faut s'y préparer.

M. Jean-Jacques Mirassou . - On en arrive toujours à nous comparer avec l'Allemagne. Or, si le coût du travail est supérieur ici, la productivité y est meilleure. Mais là-bas il y a une stratégie industrielle identifiable, une volonté politique à l'échelon des Länder, une action sur le secteur bancaire et une filière organisée. Chez nous, il n'y a rien de tout ça.

Plus grave, on nous dit que les hommes ne viennent qu'en troisième position, après le marché et le produit. Je ne citerai que le cas de Molex : quelques heures avant le départ de l'ex-patron de Peugeot-PSA, je lui avais demandé comment on pourrait établir des relations commerciales plus intelligentes entre équipementiers et constructeurs : vous connaissez le résultat... Mais cela aussi serait le fruit d'une volonté politique.

M. Dominique de Legge . - Le secteur automobile a perdu 50 000 emplois en quatre ans et on s'attend à ce qu'il en perde encore autant. Par ailleurs, vous annoncez de nouveaux emplois dans les services. Chez-moi en Bretagne, l'équipementier Cooper a été confronté à des difficultés. Heureusement que nous n'avons pas proposé à ses salariés de raisonner en termes de filière mais de métier et de savoir-faire, si bien que des personnes ayant travaillé 25 ans dans l'automobile ont été à même de se recaser dans un autre secteur. Faut-il vraiment raisonner en filières ? D'autant qu'on va automatiser et produire davantage de services. Je pense que, pour le bien de nos territoires, il faut sortir de cette logique de filière.

M. Hervé Guyot (Fonds stratégique d'investissement). - La politique de filière est le moyen de réunir tous les acteurs, d'organiser les règles de fonctionnement, l'octroi des marchés ou les relations commerciales de manière optimale.

Les problèmes de reconversion sont réels. Je connais l'opération Cooper : nous ambitionnons de créer une filière caoutchouc et étanchéité durable. Certes, après vingt ans d'usinage, il est difficile de se mettre à vendre des services liés aux véhicules électriques. L'industrie automobile doit se diversifier vers d'autres filières, dans une logique de métier. Des opportunités de créer des services existent, notamment dans le secteur automobile : autant les saisir, pour limiter les pertes d'emplois !

M. Martial Bourquin , président . - Dans ma région, un équipementier automobile était condamné à disparaître dans les trois ans. Son directeur a lancé un plan d'investissement de 24 millions d'euros, et s'est spécialisé dans les crémaillères de boîte de vitesse. Avec un produit que les pays à bas coût ne pourront concurrencer avant cinq à sept ans, il a sauvé l'entreprise qui vient aujourd'hui d'embaucher une centaine de personnes !

Il faut des marchés porteurs, des produits à haute valeur ajoutée, une recherche et développement de haut niveau, mais aussi une certaine plasticité dans les parcours professionnels, dans une logique de filière. Alstom ne manque pas de commandes, mais d'équipementiers à proximité. La force des Länder tient à l'accompagnement des entreprises, notamment par les banques. En France, ce sont les collectivités qui investissent dans la reconversion... L'accompagnement des entreprises repose sur les élus, les agences de développement, le système de formation, les pôles de compétitivité de haut niveau. Prenons exemple sur le patriotisme des Allemands, qui ne se résignent pas au global sourcing .

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