2) LE DÉFI DES LIMITES

- Ville et non ville : quand les limites s'abolissent

- Les espaces intermédiaires sont-ils des villes dégradées ?

- Le volontarisme nécessaire pour que ces espaces aient droit à  l'urbanité

- La ville, les espaces ruraux et les autres espaces

Selon une formule célèbre, « le monde entier est devenu une ville » 21 ( * ) . C'est bien ce qu'on peut constater avec une photo satellite qui montre la part grandissante des villes dans l'occupation de la terre.

Le géographe français Michel Lussault ne souhaite plus employer aujourd'hui le mot ville et lui préfère le terme d'urbain. Si tout est ville, plus rien n'est ville : c'est le règne de l'urbain.

La notion de ville implique l'idée de limites clairement définies (cf définition de la polis grecque).

LES GRANDES CONURBATIONS MONDIALES VUES DE SATELLITE

Source : NASA

Les limites entre ville et non-ville s'abolissent. La ville tend à absorber l'espace périurbain au profit d'un étalement sans fin du bâti dans le cadre de vastes « nappes urbaines ». Parce qu'il faut, au Sud, construire l'équivalent d'une ville d'un million d'habitants chaque semaine, parce que la Chine doit loger chaque année 15 à 20 millions de personnes de plus en construisant plus de 1 500 gratte-ciels de plus de 30 étages, -l'équivalent d'une ville comme Chicago- et qu'elle va construire plus de 950 mégapoles d'ici à 2030, l'urbain tend à occuper tout l'espace disponible.

Les mégapoles mondiales vont créer dans les prochaines années un deuxième monde urbain avec l'arrivée dans les villes de deux milliards d'êtres humains supplémentaires sans que ces phénomènes soient maîtrisés en dépit des efforts des autorités publiques concernées .

LA NAPPE URBAINE D'UNE MÉGAPOLE VUE DE L'ESPACE

Source : NASA

La Chine construit chaque année deux milliards de mètres carrés en utilisant la moitié du béton produit dans le monde . Le dernier projet le plus étonnant des urbanistes chinois consisterait à créer la première mégalopole du monde en réunissant les neuf plus grandes villes du Delta de la rivière des perles : Guangzhou, Shenzhen, Foshan, Dongguan, Zhongshan, Zhuhai, Jiangmen, Huizhou et Zhaoqing. Cette hyper-ville aurait la taille de la Suisse. Elle rassemblerait à elle seule 42 millions d'habitants ; elle concentrerait 10 % du PIB chinois ; elle nécessiterait la construction de 150 infrastructures lourdes de transports, d'énergie, de télécommunications.

LE PROJET DE RÉALISATION DE LA PLUS GRANDE MÉGALOPOLE DU MONDE

Au-delà de ces mégalopoles, ce sont toutes les villes de la Chine qui grossissent sous l'influence de l'exode rural et de l'amélioration des moyens de transport et notamment de la réalisation de lignes de trains à grande vitesse (TGV).

Avec 3.300 km au 1er janvier 2010, la Chine possède désormais le premier réseau ferroviaire mondial de lignes à grande vitesse (LGV). D'ici à 2020, la Chine possèdera 16.000 kilomètres de voies à grande vitesse et des trains qui circulent en vitesse de pointe à 350 km/h. Le réseau compte déjà plus de 7000 km. D'ici à 2012, Pékin sera à seulement quatre heures de Shanghai. La ligne de TGV de 1.320 km en construction pourra accueillir 80 millions de voyageurs. Le réseau doit également s'étendre à l'Asie du Sud-est avec la réalisation d'une ligne entre Kunming, dans le Yunnan, et Rangoon, la capitale de la Birmanie. D'autres lignes sont en projet vers la Cambodge et le Laos.

MOBILITÉ, EXODE RURAL ET CROISSANCE URBAINE

Les villes secondaires et les villes tertiaires bénéficient maintenant des expériences des grandes mégalopoles de Pékin et de Shanghai pour se développer à un rythme beaucoup plus rapide que dans le passé. Les villes de troisième et de quatrième catégorie suivent le mouvement des villes de taille moyenne et sont entraînées dans la logique de développement ultra-dynamique des provinces côtières.

Des villages devenus des villes :

l'exemple de la banlieue de Téhéran

Jusque dans les années 70, la ville de Téhéran pouvait être qualifiée de ville compacte et « la transition entre les milieux rural et urbain se faisait brutalement » 22 ( * ) . D'ailleurs, le premier plan d'urbanisme établi en 1969 confirme la volonté de limiter le développement spatial de la ville pour les 25 prochaines années : s'il prévoit qu'elle se développe vers l'ouest, il exclut en revanche l'expansion des villes périphériques. Néanmoins, avec la forte croissance économique qui a suivi le boom pétrolier de 1974, Téhéran connaît une augmentation importante de sa population. Dès lors, les limites programmées de l'extension de la ville sont dépassées et nombreuses sont les personnes issues de la classe moyenne à venir s'installer dans les villages à proximité qui vont très vite compter quelques milliers d'habitants.

Continuant à croître, ces différents villages vont, en l'espace de quelques années, se muer en de véritables villes avec parfois plus de 200 000 habitants. Par conséquent, la périphérie de Téhéran va perdre son côté rural et devenir une banlieue urbaine très dense. Pour bien comprendre pourquoi un tel phénomène a eu lieu, il faut préciser que dans ces nouveaux quartiers « la législation urbaine ne s'appliquait pas, notamment en matière de permis de construire » 23 ( * ) . Cette absence de règle a fait qu'entre 1986 et 1991 les villes périphériques ont connu une croissance de leur population six fois plus rapide que la capitale : « c'est ainsi que depuis 1986 les quartiers centraux de Téhéran ont perdu de leur population tandis que les populations de Mehrshahr, dans la banlieue ouest de Téhéran, augmentait de 28 % par an » 24 ( * ) . Aujourd'hui, avec 13 millions d'habitants, Téhéran et son agglomération (le Grand Téhéran) forment un continuum urbain où l'on passe d'une ville à l'autre sans s'en rendre compte. Cette situation a d'ailleurs amené en 2001 les autorités locales à mettre en place un nouveau plan d'urbanisme qui améliore la fluidité des transports à l'intérieur de cet espace.

Partout dans le monde, l'étalement urbain semble inexorable . Sur le modèle de Pékin, la ville progresse par cercles concentriques. La ville construit actuellement son 6e boulevard périphérique et se prépare à la réalisation du 7e. Au-delà de ce 7e périphérique, les urbanistes ont choisi de créer des villes nouvelles avec l'espoir que leurs habitants trouveront de l'emploi sur place. Mais la création de nouvelles lignes de métro, la réalisation de lignes ferroviaires entre chaque nouvelle ville et le centre de la mégapole, conduisent aux mêmes conséquences qui sont apparues dans d'autres grandes agglomérations comme Paris et l'Ile-de-France : les villes nouvelles restent dépendantes de la ville centre. Ce phénomène est accentué par le développement des espaces résidentiels fermés qui sont fortement consommateurs d'espace.

Ce modèle d'habitat résidentiel mis en place grâce à l'automobile s'est développé dans le monde entier, y compris en Chine. Il s'appuie sur un urbanisme d'enclavement résidentiel qui est à l'opposé du réseau maillé traditionnel des villes passantes.

Source : L'enclavement résidentiel en Ile-de-France, rapport de stage,
Institut d'Aménagement et d'Urbanisme de la Région Île-de-France

Les configurations élémentaires des enclos résidentiels sont relativement simples.

Source : L'enclavement résidentiel en Ile-de-France, rapport de stage, Institut d'Aménagement et d'Urbanisme de la Région Île-de-France

Le phénomène tend à s'accélérer dans tous les pays, y compris en France -et plus particulièrement en région parisienne-, où les ensembles de maisons individuelles établis sur la base de ces configurations représentent désormais près de 40 % des espaces consacrés à l'habitat individuel .

ANCIENNETÉ DU PARC DE MAISONS INDIVIDUELLES EN ILE DE FRANCE

Source : L'enclavement résidentiel en Ile-de-France, rapport de stage,
Institut d'Aménagement et d'Urbanisme de la Région Île-de-France

Pour autant le modèle européen, et notamment français, est loin de ressembler au modèle américain de fragmentation sociale et territoriale. Pour l'essentiel, il répond moins à des préoccupations de sécurité -comme aux États-Unis-, qu'à une demande de tranquillité résidentielle et de jouissance d'une maison individuelle à l'écart des grandes agglomérations.

PRINCIPAUX ESPACES ENCLAVÉS EN ÎLE-DE-FRANCE, EN 2007

Sources : IAU IdF

L'étalement urbain généré par ce type de partenariat et d'ensembles résidentiels fermés n'est pas satisfaisant au regard des perspectives d'évolution du coût de l'énergie et des contraintes en matière de préservation de l'environnement. La ville durable ne fait pas bon ménage avec la ville diffuse. La ville des communautés ségrégées est antinomique de l'objectif du « vivre ensemble ».

Cette vague d'urbanisation va se dérouler sur une période de temps beaucoup plus courte que celle qui a eu lieu dans l'histoire occidentale (de l'ordre d'une trentaine d'années) avec un pic de la population active qui va culminer très vite, dès 2016 à plus d'un milliard d'individus. Elle concerne aussi une masse de populations (de l'ordre de 800 millions de personnes en Chine) qui vont migrer des campagnes vers les villes beaucoup plus importantes ; elle s'inscrit dans un phénomène d'exode rural plus massif qu'en Occident (avec environ 15 millions de paysans qui rejoignent les villes chaque année), du fait d'inégalités de revenus plus prononcées.

Le développement urbain, source
de stratification sociale et spatiale

Toutes les métropoles doivent faire face à une forte pression foncière, les terrains constructibles se faisant toujours plus rares. Cette situation oblige les couches sociales défavorisées à partir en périphérie. Ainsi, à Piracicaba, au Brésil, il a été constaté une diminution de la population de 5,38 % entre 2000 et 2001 dans le centre de la ville 25 ( * ) où seules restent les familles les plus fortunées.

A défaut d'habiter le centre-ville, les classes aisées mettent la main sur des résidences luxueuses en périphérie. Ces nouveaux quartiers résidentiels prennent la forme de gated communities (quartiers enclos), et sont fondés sur l'homogénéité sociale. A Los Angeles, la diversité de la population (blanche, noire et latinos) se retrouve dans la morphologie de la ville, « le taux de ségrégation de certains quartiers [étant] quasiment égal à 100 % » 26 ( * ) . Si ces quartiers sont tant prisés, c'est qu'ils offrent, en plus de la sécurité et de la tranquillité (construction de murs, présence de caméras et gardiens), de nombreux équipements que la collectivité ne peut parfois financer : centre de loisirs, gymnase, bibliothèque.

Néanmoins, à la périphérie, ce sont surtout les bidonvilles qui poussent comme des champignons dans les pays en développement (un tiers de la population vit dans un bidonville à Delhi 27 ( * ) ). Ces baraquements en tôle voient le jour bien souvent sur des terrains où il n'y a, ni électricité, ni eau potable. Chassés des centres-villes, les plus démunis ont vu dans le bidonville le seul moyen de ne pas se retrouver à la rue. Afin de limiter leur prolifération, Delhi a mis en place un programme de relogement dans « des lotissements en périphérie lointaine » 28 ( * ) . Cependant, cette initiative n'est pas satisfaisante car nombreuses sont les familles qui n'y ont pas accès.

Actuellement, peu de mesures sont prises pour enrayer ce double phénomène de stratification sociale et spatiale tant cette situation semble avoir été acceptée par les habitants eux-mêmes. De plus, il apparaît que les acteurs politiques préfèrent souvent se mobiliser sur l'attractivité économique de leur ville au détriment de la recherche de solutions visant à améliorer le bien-être de leurs administrés.

Ce défi des limites des mégapoles est commun à tous les pays dans le monde. Mais le cas chinois est plus impressionnant que partout ailleurs. Pour répondre à ce défi, les autorités ont décidé de créer des zones de protection écologiques et agricoles, de privilégier un mode d'urbanisation compact à l'opposé du modèle américain, de réhabiliter l'habitat rural pour ralentir l'exode rural, d'encourager les modes de transport doux. Pour autant, selon IHS-Global Insight, le parc automobile chinois pourrait être rapidement égal au parc automobile américain, de l'ordre de 160 millions de véhicules (dont 130 millions pour le transport de passagers) à l'horizon 2025.

ÉVOLUTION DES PARCS AUTOMOBILES EN EUROPE, AUX ÉTATS-UNIS,
EN CHINE, AU JAPON ET EN RUSSIE ENTRE 2007 ET 2030

Du fait du lien étroit entre le modèle de construction des mégapoles et l'usage de l'automobile, on peut estimer que les transports routiers - dont le taux de progression a toujours été supérieur au taux de progression du Produit intérieur brut (PIB) de l'ordre de 1,2- devraient doubler dans les pays développés et être multipliés par six dans les pays du Sud d'ici à 2050.

É VOLUTION DES TRANSPORTS ROUTIERS DANS LE MONDE D'ICI À 2060

Source : Prévisions mondiales de la demande de transports routiers Elaine Baker, Emmanuelle Bournay, Benjamin Dessus et Philippe Rekacewicz
Le Monde Diplomatique janvier 2005

L'exemple chinois montre clairement les enjeux majeurs du développement des mégalopoles dans le monde : développement massifs des réseaux d'infrastructures et des services, nécessité de mener des politiques exigeantes de préservation de l'environnement pour faire face aux pénuries d'eau, aux besoins en énergie et aux risques de pollution de l'air, nécessité de mettre en place des planifications urbaines efficaces pour lutter contre l'éparpillement urbain, contre le gaspillage des terres agricoles et des ressources naturelles, contre la spéculation foncière.


* 21 Lewis Mumford, The City in History : Its Origins, Its Transformations, and Its Prospects (1961) ; Harcout Brace International, New-York, 1986

* 22 Voir « Téhéran : l'étalement urbain et l'émergence des banlieues » dans le Tome II de ce rapport

* 23 Ibid.

* 24 Ibid.

* 25 Texte sur Piracicaba, « Piracicaba, the city as a growth machine » dans le Tome II

* 26 Texte sur Los Angeles, « Los Angeles : vers la ville post urbaine » dans le Tome II

* 27 Texte sur Delhi, « Les transformations urbaines en Inde : Delhi et l'émergence de nouvelles formes urbaines » dans le Tome II

* 28 Ibid.

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