5. ALEP-DAMAS : la mise en place d'un réseau métropolitain en Syrie et le rôle des quartiers informels

Avec l'effondrement de l'empire Ottoman en 1920, la Syrie naît comme pays. Séparées du Liban selon le Traité de Sèvres, les villes de Damas, Alep et Mossoul ont constitué l'axe principal des nouveaux Etats communautaires des alaouites et druze ainsi que des Etats formés sur les zones d'influence urbaine des deux principales cités, Damas et Alep.

Le territoire syrien entre intégration nationale et métropolisation renforcée Source : Ababsa, Roussel, Dbiyat, paru in La Syrie au Présent, (B.Dupret, dir.), Actes Sud, 2007

Après la première guerre mondiale, le mandant français a poursuivi le développement urbain qui avait commencé au 19e siècle. Les français ont établi des schémas directeurs pour toutes les grandes villes syriennes. La critique faite souvent à l'égard de ces schémas consiste à dire que ces derniers ne prenaient pas en compte les spécificités et les besoins locaux. Ils ont renforcé le stigmatisme de la ville ancienne et les architectes français ont dessiné des villes de banlieue avec des avenues à trois voies alors que la vieille ville restait pour les indigènes arabes. La première logique de ces démarches pour le mandant français était le contrôle du territoire.

Damas en 1929

Source : Bureau topographiques des troupes françaises du Levant

Ainsi, le premier schéma directeur a été préparé pour Damas en 1935 par une société française avec René Danger comme urbaniste en tête de l'équipe. Damas faisait ainsi partie du champ d'expérimentation de l'urbanisme français auquel les français souhaitaient appliquer « l'idée universelle de la modernité ». Cette dernière comprenait la prise en compte des aspects d'hygiène, la mise en place des infrastructures et l'embellissement de la ville.

Afin de maintenir la stabilité socio-éconoique à Damas, Danger, l'urbaniste français, a adopté la notion de dichotomie qui consistait à séparer la vieille partie indigène et la ville européenne moderne. Ce plan a encore une fois renforcé la stigmatisation existante pour la vieille ville comme une arrière-cour négligée depuis des décennies.

Danger et son associé Michel Ecochard ont également proposé une route radio-centrique autour de Damas afin de résoudre les problèmes de congestion dans le centre de la ville et faciliter l'accès au centre-ville. De même, pour la gestion urbaine, ils ont proposé un zoning qu'ils appelaient «  le zoning morphologique fonctionnel de la ville ». Ce plan a été adopté dans les années 1960 et a été achevé en 1994. La forme contemporaine de Damas résulte en très grande partie de l'adoption de ce plan.

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Le zoning morphologique fonctionnel de la ville

Suite à l'indépendance en 1946, la croissance urbaine a été très rapide en Syrie entre 1950 et 1981. Elle a concerné les grandes villes de Damas, Alep, Homs et Lattaquié. L'exode massif de ruraux et de groupes minoritaires venus des montagnes (Alaouites à Lattaquié, Homs ou Damas, Druzes à Damas et Ismaéliens à Salamieh) a remis en question l'organisation urbaine traditionnelle. Les centres secondaires et intermédiaires ont, quant à eux, enregistré des taux de croissance supérieurs aux grandes métropoles et des navettes pendulaires se sont établies entre les espaces ruraux et urbains.

La révolution Ba'thiste en 1963 a été suivie d'une politique de développement des régions rurales où le pouvoir ba'thise était présent au détriment des structures industrielles tenues par la bourgeoise sunnite qui ont toutes été nationalisées. Avec l'arrivée du Président Hafez el Assad à partir de 1970 et la mise en place du mouvement d'Infitah (ouverture des portes pour des investissements étrangers), les structures industrielles des grandes villes ont commencé à se développer. Parallèlement à cela, la Syrie a reçu beaucoup de fonds et transferts d'argent depuis les pays arabes du Golfe dans le cadre de son combat contre le sionisme, notamment après la guerre avec l'Israël en 1973 qui ont développé la logique de distribution du gouvernement des fois au détriment de la production.

L'agglomération de Damas regroupe aujourd'hui 3 622 000 habitants dont 1 643 000 personnes dans la municipalité de Damas et près de deux millions dans les 37 localités du gouvernorat de la campagne de Damas. L'agglomération gagne chaque année 151 000 habitants par croissance naturelle et migration.

Développement de Damas de 1938-1994

Source : El-Ibrahim, K. (2001) Spontaneous Settlements
around the City of Damascus, University of Damascus

La Syrie est l'un des rares pays du Proche-Orient qui a un taux d'urbanisation faible (37% en 1960 et 52% en 2004). Ceci est lié à sa production agricole qui reste très florissante et qui en employant le tiers de la population active, permet de maintenir la population dans les campagnes.

Environ 55% de la population totale vit aujourd'hui en milieu urbain et ce chiffre devrait atteindre 75% en 2050. Environ 45% de la population totale du pays se concentrait à Damas et Alep en 2008.

Les facteurs démographiques sont très importants dans l'explication du développement urbain de la Syrie : pour une population de 19 millions, le taux annuel de la croissance de la population syrienne est de l'ordre de 2,3%.

La migration depuis les milieux ruraux vers les milieux urbains reste importante. Cet afflux de population concerne notamment des villes de Damas, Alep, Homs et quelques autres grandes villes du pays.

Les déplacements internes de la population résultant des conflits et notamment le déplacement des syriens arabes depuis le Golan en 1967 et aussi ceux déplacés suite à la guerre avec Israël en 1973 qui ont aussi contribué au déséquilibre des villes en terme de population. Il y a aujourd'hui environ 305 000 déplacés et leurs descendants issus du premier conflit mentionné. A ceci se rajoutent également les migrations internationales notamment celles des Palestiniens entre 1948 et 1967, des Libanais entre 1984 et 2006 et des Irakiens en 1990 et 2008. Ainsi, la Syrie a annoncé en 2008 avoir reçu environ 1,5 million de réfugiés irakiens et fait partie des premiers à recevoir des réfugies dans le monde.

Cet afflux de population est à l'origine d'un important déficit de logements qui selon le plan quinquennal, établit par la Commission gouvernementale de programmation, s'élève à 687 000 en Syrie.

Depuis 1994, la croissance urbaine, extrêmement contrastée selon les gouvernorats (mohafaza), s'est largement reportée sur les villes intermédiaires (petites et moyennes villes) (Fargues, 1986). La population urbaine augmente dorénavant moins vite que la population rurale. Le taux d'urbanisation (rapport entre population rurale et population urbaine) qui était en constante augmentation depuis 1960 montre même, pour la période 1994-2004, un léger recul, passant de 51 % en 1994 à 50,2 % en 2004. La ville de Damas (municipalité), à la tête de l'armature urbaine, enregistre un taux d'accroissement inférieur à la moyenne nationale pour la dernière période intercensitaire (1994-2004). Mais son agglomération enregistre le plus fort taux d'accroissement durant la même période, montrant que les flux convergent dorénavant vers le péri-urbain. L'habitat informel, sous forme d'immeubles qui peuvent atteindre six à huit étages, se densifie de plus en plus à Damas ville et contribue à la réduction des surfaces urbanisées.

On atteint ainsi à Damas une densité de 14 000 hab/km 2 , ce qui est très élevé et pose des problèmes d'accès aux services de base (sanitaires, scolaires).

La croissance de la population damascène par quartier 1981-2000 Source : El-Ibrahim, 2001, p.71

Depuis l'ouverture libérale débutée en 1991, se produit une métropolisation renforcée de la dyarchie Damas / Alep.

Alep est la plus grande ville de Syrie avec 2 058 000 habitants dans les limites municipales, pour une agglomération totale de trois millions de personnes. L'agglomération d'Alep a connu un rythme de croissance de 2,9 % par an.

La croissance considérable de ces agglomérations, de près de 4 % par an, a été sous-planifiée par les municipalités. L'extension urbaine a été essentiellement informelle. Le quart des habitants de Damas et d'Alep et la moitié de ceux de Raqqa et Deir ez-Zor vivent dans des zones d'habitat informel.

Le développement de l'étalement urbain et la détérioration des centres historiques reflètent la crise actuelle du pays en termes de gestion des terrains et des logements. Cette absence de gestion a donné lieu à l'émergence de logements informels.

La présence du logement informel date des années 1960. Elle s'est accélérée ces dernières années et constitue aujourd'hui 50% de la croissance urbaine dans les périphéries des conurbations et 40% des logements de la population (Lavinal, 2008).

Ainsi, le taux de logements informels a été estimé entre 40 % et 50 % à Damas et plus de la moitié de la population à Alep vit dans des constructions informelles dont l'estimation pour l'avenir prévoit une augmentation de 8 000 propriétaires par an et 160 nouveaux citadins par semaine (Wakely, 2008). Ainsi accéder aux logements et aux terrains informels n'est une pas une exception mais c'est devenu la règle générale.

Le développement informel résulte de l'absence d'un marché officiel de logements et de l'incapacité des programmes officiels à mettre en place des services urbains dans les zones informelles. Ainsi, ce phénomène est le résultat premier de la nature de l'action de l'Etat syrien. Ce dernier n'a jamais programmé un plan de développement de logements sociaux pour les classes défavorisées et cela a orienté les classes pauvres à vivre dans des zones informelles. La pauvreté en Syrie a atteint 2 à 5 millions de personnes : 38,8% des personnes pauvres vivraient dans des zones urbaines. (El Laithy & AbuIsmail, 2005).

L'orientation politique du gouvernement a également évolué depuis les années 70 jusqu'à aujourd'hui. Alors que les législations et les régulations jusqu'au milieu des années 70 reflétaient le rôle social de l'Etat dans le secteur du logement, plus tard et surtout depuis l'an 2000, l'Etat tente de réduire de plus en plus son intervention dans le secteur cité et l'oriente vers une vision plus libérale avec des législations qui ne prennent pas en compte les aspects sociaux.

Le phénomène des logements informels ne touche pas uniquement les parties pauvres de la ville car beaucoup de ces logements informels sont également occupés par les classes moyennes ; ce qui explique qu'il y a bien d'autres facteurs qu'une solution pour les classes sociales à bas revenus.

Entre 1981 et 1994, la construction informelle a représenté 66 % des nouveaux logements à Damas et 75 % à Alep.

Dans l'agglomération damascène, 488 200 personnes occupent une vingtaine d'espaces urbains informels au sein de la ville, tandis que 334 500 personnes résident dans douze aires informelles situées à l'extérieur des limites municipales. Le quart des Alépins, soit 411 900 personnes, vivent dans une vingtaine de quartiers informels. Ces populations sont pour la plupart pauvres et sans emploi. Elles dépendent de l'aide de l'Etat (subvention des produits de base, accès gratuit aux soins). La construction d'habitats collectifs comble moins de la moitié de la demande en logement (120 000 personnes logées sur 260 000 qui gagnent les agglomérations urbaines chaque année).

Le 12 juin 2000, un amendement à la loi 60 de 1979 sur l'expansion urbaine a été ratifié et adopté sous le nom de loi 26 de 2000. Cette dernière intègre les zones informelles dans les plans de développement des villes auxquelles elles sont attenantes, levant un obstacle majeur à la construction d'infrastructures de base dans ces zones, dans la mesure où elles sont désormais intégrées aux budgets municipaux.

Cette loi permet également la propriété foncière et la subdivision des lots occupés. La plupart des municipalités syriennes ont étendu leurs limites municipales depuis l'an 2000, afin de pouvoir contrôler leur agglomération en expansion et limiter l'expansion de l'habitat informel. Mais, en janvier 2003, une nouvelle loi sur l'habitat informel a constitué un recul par rapport à cette décennie de projets de réhabilitation. Cette dernière exige en effet la démolition de toute construction illégale et prévoit des amendes allant de 25 000 à 500 000 livres syriennes pour tout contrevenant, passible de prison selon les cas. Depuis la promulgation de cette loi, le nombre de permis de construire a plus que doublé dans les gouvernorats syriens.

Le marché immobilier privé est très faible en Syrie et est de l'ordre de 12% sur l'ensemble du parc immobilier. Néanmoins, la propriété privée a été encouragée après l'indépendance même si le gouvernement n'a jamais mis en place une politique de logement social. Le développement du logement informel est lié à l'absence de cette politique car les immigrés défavorisés ont été obligés de créer leurs propres logements.

Aujourd'hui, une résidence sur trois à Damas est considérée comme informelle et n'apparaît pas dans les statistiques officielles. Ce sont des quartiers entiers comme Taballaa ou Nahr el-Aish de l'ordre de 30 hectares qui ont vu le jour suite à ces constructions et sont complètement auto-suffisants et détiennent des commerces de base et des services. Il est important de rappeler que l'activité de ces commerces et services n'est pas prise en compte dans l'économie formelle de la ville.

Quartier palestinien de Tabballaa Source : Zara Lababedi

Le niveau de vie des habitants est au-dessus d'un quartier pauvre ou d'un bidonville tel qu'on le voit dans certains pays en développement. La classification dans des logements informels résulte des fois de la négligence des habitants qui ne cherchent pas à obtenir un statut légal. Ainsi, plus de 30 % des habitants de la ville de Damas vivent dans des logements informels depuis plus de 40 ans et certaines maisons sont construites en moins de quatre jours.

La stratégie actuelle de la ville consiste aujourd'hui à réduire le rythme de la croissance de la population urbaine des villes existantes en créant des villes nouvelles à proximité de celles-ci. Le gouvernement a prévu la mise en place de cinq « villes industrielles » fondées sur les principes de développement durable. Trois de ces villes sont presque achevées (Homs, Aleppo et Adraa) et deux autres (Dier-Ez-Zor et Der'aa) sont dans la phase de planification. Chaque ville est censée être complètement auto-suffisante avec les services et les aménités urbaines nécessaires. A titre d'exemple, la ville de Homs va héberger 350 000 habitants. Ces villes profitent également des mesures d'imposition favorables aux habitants et à ceux qui souhaitent y tenir une activité dans le cadre des zones franches créées au sein des villes.

La Banque mondiale a recommandé aux responsables syriens de reconnaître ces habitats informels afin de leur permettre de vendre leurs logements aux nouvelles sociétés qui souhaitent aménager ces espaces et y installer des activités. Cela permettrait aussi aux habitants d'acquérir un statut légal et d'être protégés. Néanmoins, la légalisation de ces espaces pourraient, selon certains analystes, attirer des promoteurs et des habitants favorisés qui en s'intéressant à ces lieux vont augmenter leurs prix et donc exclure encore les populations défavorisées. Selon ce scénario, ces dernières iront encore plus loin des villes pour construire des logements informels et contribueront ainsi à l'étalement urbain de la ville. Face à ce dilemme, le rôle de la gouvernance reste prégnant.

Conclusion

L'émergence des logements informels comme un des piliers de la constitution de la forme urbaine dans les villes syriennes résulte d'une part de la transition urbaine et de la tertiarisation de l'économie qui rendent plus avide les promoteurs immobiliers, et d'autre part de l'absence d'une politique étatique constante en termes de régularisation des habitats informels.

L'avenir de ces zones informelles dépend dans un premier temps du rôle de l'Etat syrien et de la position qu'il va prendre face au secteur privé. La volonté actuelle de ce dernier consiste à stimuler le secteur privé en créant des partenariats public-privé dans le domaine de l'industrie immobilière et du tourisme. Mais la régularisation de ces espaces, en les cédant aux promoteurs privés, pourraient constituer une base de contestation civile importante tout en repoussant toujours plus loin une grande partie de la population des deux villes d'Alep et de Damas.

Amin Moghadam

Bibliographie

- EL-IBRAHIM, K. (2001) « Spontaneous Settlements around the City of Damascus » Damascus: University of Damascus

- EDESIO FERNANDES (Legal Consultant ), « Informal settlements in Syria: a general framework for understanding and confronting the phenomenon» , Municipal administration modernization, 30 pp.

- EL LAITHY, HEBA & ABUISMAIL, KHALID, « Poverty in Syria: 19962004, Diagnosis and ProPoor Policy Considerations» , UNPD Syria, 2005

- LAVINAL, OLIVIER, « The challenges of urban expansion in Syria: the issue of informal housing », in 79 Villes en developpement, 2008

- MYRIAM ABABSA, CYRIL ROUSSEL, MOHAMMED AL DBIYAT, « Le territoire syrien entre intégration nationale et métropolisation renforcée », paru in La syrie au Présent , (B.Dupret, dir.), Actes Sud, 2007

- WAKELY, PATRICK, Informal Settlements in Aleppo, GTZ Project Report., 2008

- ZARA LABABEDI, « The Urban Development of Damascus: A study of its past, present and future»e , University College London aculty of The Built Environment Bartlett School of Planning

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